Morten Storm, djihadiste et agent double : "J’avais clairement compris les textes sacrés. Le djihad était prescrit à titre de devoir."<!-- --> | Atlantico.fr
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Morten Storm
Morten Storm
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Bonnes feuilles

Délinquant durant son adolescence, le Danois se convertit à l'âge de 21 ans. Tombant dans l'islam radical, il s'engage ensuite aux côtés d'Al-Qaïda au Yémen. Mais déçu, il devient alors agent double pour trois agences dont la CIA. Après cet incroyable parcours, il a décidé d'écrire un livre intitulé "Agent au coeur d'Al-Qaïda" en collaboration de 2 reporters de guerre de CNN, Paul Cruickshank et Tim Lister. (2/2)

Morten Storm

Morten Storm

Délinquant durant sa jeunesse, il se convertit à 21 ans à l'islam puis fuit le Danemark quelques années plus tard pour aller au Yémen. Un temps djihadiste dans les rangs d'Al-Qaïda, il devient ensuite agent double pour la CIA. Alors que sa vie d'espion a pris fin il y a quelques mois, il vient d'écrire "Agent au coeur d'Al-Qaïda" en collaboration de 2 reporters de guerre de CNN, Paul Cruickshank et Tim Lister.
 

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Ma foi était un véritable château de cartes, construit un niveau après l’autre. Qu’on en retire une et l’ensemble s’effondrait. Je m’étais constitué en tant que musulman sous le coup d’une impulsion, d’un seul et même mouvement : j’étais passé de la découverte de l’islam au salafisme, et du salafisme au djihad dans l’esprit et dans les actes. J’avais clairement compris les textes sacrés. Le djihad était prescrit à titre de devoir. Pourtant, j’avais été incapable d’accomplir mon devoir, tandis que d’autres musulmans le fuyaient ou le niaient. Je revins également sur certaines justifications des meurtres et supplices de civils. J’avais accepté toutes ces raisons comme parties intégrantes de ma foi salafiste.

J’avais bu les paroles d’imams qui avaient trouvé la légitimation des attentats du 11 septembre dans les textes sacrés. Mais, à présent que je me souvenais des Tours jumelles, du triple attentat à la bombe de Bali, des attentats de Madrid en 2004, de Londres en 2005, ils m’apparaissaient avant tout comme des actes de violence qui avaient visé des gens ordinaires. S’ils faisaient bien partie d’un plan préétabli par Allah, je n’avais à présent plus la moindre envie d’y participer. Les mots de mon ami videur, Tony, me revinrent alors en mémoire : « Pourquoi est-ce qu’Allah voudrait que des gens tuent d’autres gens ? Tu ne crois pas, Murad, qu’Allah préférerait plutôt que tu apprennes aux autres à lire ? » Je perdis la foi si rapidement que cela en fut effrayant. Un vide terrifiant s’ouvrait sous mes pieds, et je savais que, si je renonçais à ma foi, je serais très vite la cible de mes anciens « frères ». 

J’en savais trop sur eux et sur leurs projets. Pour ne parler que du cercle de Sanaa, au moins la moitié de ses membres avait rejoint des groupes terroristes. À leurs yeux, j’apparaîtrais comme le mal incarné : le converti qui avait renoncé à sa foi pour devenir athée, le plus vile des hypocrites. Tout comme il était promis au converti une double récompense au paradis, il était promis au converti qui se rétractait une double punition. Toutes ces questions qui ne me quittaient plus me conduisirent à me renfermer, et j’avais souvent des accès de colère. Mon épouse semblait craindre que je m’éloigne d’elle. Son visa de séjour en Europe avait expiré, et à présent qu’elle résidait illégalement au Danemark, elle craignait de se retrouver à ma merci.

L’atmosphère à la maison était toxique. Je devais prendre un peu mes distances, trouver du temps et de l’espace pour réfléchir. Par un matin mordant de mars, je décidai d’aller pêcher sur le lac Brabrand, en banlieue d’Aarhus. L’hiver s’éternisait. Les roseaux en bordure d’eau étaient encore marron et bruissaient au vent. Certaines petites anses du lac étaient encore prises dans la glace, et le sentier qui faisait le tour du plan d’eau était désert. Je m’assis et lançai ma ligne, mais mon esprit était ailleurs. Cela faisait à présent trois mois que je priais sans conviction. J’avais relu le Coran, mais je n’avais pu m’empêcher de relever de nouvelles incohérences et contradictions. J’étais allé écouter des imams dans les mosquées d’Aarhus, mais aucun d’eux n’avait ravivé ma flamme.

Et, pendant ce temps, dans le monde entier, l’appel au djihad se faisait de plus en plus impérieux, passant d’un simple désir de défendre les terres d’islam à la déclaration de guerre pure et simple contre l’ensemble des mécréants, du plus humble au plus puissant. Sans le moindre signe avant-coureur, le volcan qui sommeillait en moi entra en éruption. Jetant ma canne à pêche, je criai au lac : « J’emmerde Allah et j’emmerde le prophète Mahomet. Pour quoi est-ce qu’il faudrait que ma famille finisse dans les flammes de l’enfer, juste parce qu’ils ne sont pas musulmans ? » Je pensais à ma mère et à mes grands-parents. Nous avions eu des dissensions, mais c’était des gens bien, dénués de toute méchanceté. « Et qu’est-ce qu’il se serait passé si Zaher et Andersen ne s’étaient pas fait épingler, et que ma mère ou Vibeke s’étaient trouvées à l’endroi t où leur bombe aurait explosé ? »

Il y avait au Danemark d’autres hommes partageant leur jusqu’au - boutisme, sans doute plusieurs dizaines dans un rayon de cent cinquante kilomètres autour de chez moi. Certains étaient susceptibles de commettre des actes de terrorisme dans mon pays. Que pouvais-je faire pour les empêcher de tuer des innocents ? Je rejoignis ma voiture. « J’ai gâché dix ans de ma vie, dis-je, serrant le volant dans mes mains, regardant la silhouette des pins qui se dessinait dans le brouillard, j’ai fait don de moi-même à Allah, j’ai cru à la justesse de la cause. Mais je me suis leurré moi-même et j’ai permis à d’autres de  me leurrer. J’aurais pu être sportif professionnel, j’aurais pu profiter de la vie, vivre avec mes enfants, devenir quelqu’un. » La rébellion que j’avais chevillée au corps avait ranimé mon libre arbitre, mais je concevais parfaitement les dangers que ce revirement entraînerait. Je marchais dans les pas de Kurt Westergaard, le caricaturiste qui avait représenté le prophète Mahomet et s’était vu menacé de mort pour cette raison. Il n’y avait pas si longtemps, j’avais moi-même souhaité sa mort. « À présent, je suis l’ennemi de mes amis », pensai-je une nuit sans sommeil, dans mon lit. Mon épouse dormait paisiblement à côté de moi. Quels dangers courrait-elle si j’abandonnais mes « frères » ? Pour lors, moins elle en saurait, mieux ce serait.

Le lendemain matin, je m’efforçais de me changer les idées en m’occupant des tâches ménagères. Je jetai une chemise dans la machine et une carte en tomba. Je la ramassai. Usée et chiffonnée, elle était encore lisible. C’était la carte de visite de Martin Jensen, agent du PET. Un numéro de téléphone y figurait. Je rangeai la carte dans ma poche et sortis, errant dans les rues de la banlieue d’Aarhus. Si je choisissais de l’appeler, je ne pourrais plus revenir en arrière, mon parti serait définitivement pris. Il me faudrait mener une double vie, une existence où la moindre erreur pourrait me coûter la vie. Mais l’autre choix était bien pire. Pouvais-je vraiment rester les bras croisés, alors que des gens que je connaissais, des gens que je pouvais empêcher de nuire, projetaient quelque carnage dans mon pays natal ou ailleurs en l’Europe ? Le soir même, j’appelai à ce numéro. Pas un instant je n’avais cru que Martin Jensen était son vrai nom et je doutais tout autant qu’il décroche. Mais c’est bien ce qu’il fit. « Murad Storm à l’appareil. Il faut qu’on se voie, dès que possible, fis-je. J’ai quelque chose à vous dire. » Je sentais qu’il s’efforçait de garder son calme. « OK, ça vous va, le Radisson Hotel à Aarhus ? »

Extrait de  "Agent au coeur d'Al-Qaïda", écrit par Morten Storm en collaboration avec Paul Cruickshank et Tim Lister, publié aux éditions Cherche-Midi, 2015.

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