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"La science souffre 
d'un manque de culture"
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Fête de la science

A partir de ce mercredi et jusqu'au 16 octobre se déroule en France la 20ème édition de la Fête de la science. Mais dans quel état se trouve la culture scientifique de notre pays ?

Jean-Marc Lévy-Leblond

Jean-Marc Lévy-Leblond

Jean-Marc Lévy-Leblond est physicien et essayiste. Il est professeur émérite de l'université de Nice-Sophia Antipolis. Son dernier livre s'intitule La science (n')est (pas) l'art

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A l'occasion de la fête de la science, Jean-Marc Lévy-Leblond regrette l'isolement des disciplines scientifiques, et déplore le manque de culture de nos scientifiques.

Atlantico : La France souffre-t-elle d'un manque de culture scientifique ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : La France ne manque pas plus de culture scientifique que le reste du monde.  En vérité, c'est la science qui manque de culture, et qui en souffre. 

La science moderne, au 17ème siècle, naît dans la culture, en est partie prenante. Descartes, Pascal ou Galilée, etc., sont à la fois des physiciens et des philosophes, des écrivains et des mathématiciens.

Mais avec l'apparition et la multiplication des académies et des institutions spécifiquement scientifiques, le hiatus s'accroît entre sciences et humanités. L'isolement culturel des disciplines scientifiques va paradoxalement s'accentuer avec l'accroissement même du pouvoir de la science, lorsque, au 19ème siècle, elle va s'isoler dans ses propres facultés et ses laboratoires.

Les scientifiques désormais spécialisés ne bénéficieront plus d'aucune formation littéraire, historique ou philosophique. A la fin du 20ème et le début du 21ème siècle, les succès techniques et industriels mêmes de la science se retournent contre elle en l'instrumentalisant, et  en mettant l'accent  sur son applicabilité et sa marchandisation. Les recherches qui relèvent essentiellement  d'un intérêt conceptuel sont menacées, et le contexte philosophique, historique, social de la recherche de plus en plus ignoré.

Vous réfutez donc l'idée qu'il existe une culture scientifique ?

A partir du moment où nous ajoutons une épithète (une étiquette !) au mot culture, il perd sons sens. Une culture scientifique, qui ne serait pas partie prenante de LA culture, ne peut correspondre à aucune réalité. 

Mais n'est-ce pas différent ailleurs qu'en France ?

Non. C'est peut-être même pire dans le monde anglo-saxon, car le problème n'y est même pas perçu. Si vous parlez de « scientific culture », les Britanniques ou les Américains ne comprennent pas du tout de quoi vous parlez. Certes, on y trouve d'excellentes  recherches et des enseignements en histoire des sciences, mais qui relèvent surtout de domaines spécialisés. D’ailleurs dans le monde anglo-saxon, la philosophie des sciences est une discipline "dure", qui se veut elle-meme très scientifique.


La formation des scientifiques d'aujourd'hui vous paraît incomplète...

Leur formation disciplinaire est souvent très poussée, mais déculturée. La plupart des scientifiques aujourd'hui ne connaissent pas les travaux fondateurs de leur domaine, ce qui est quasiment unique dans les formations intellectuelles. Quand vous témoignez à de jeunes philosophes, de jeunes artistes ou de jeunes musiciens qu'un jeune physicien aujourd'hui n'a pas lu une seule page de Newton ou de Galilée, ni même d'Einstein, ils sont absolument sidérés.

L'implantation des lettres ou des arts est suffisamment ancienne pour que nous enseignions les textes anciens de Racine, Shakespeare, Virgile ou Homère. Mais la science a été prise d'un tel vertige de modernité que les scientifiques s'imaginent qu'il suffit de dire  "théorème de Pythagore" ou  "loi de Galilée", et de payer ainsi leur dû aux grand hommes. Les scientifiques ont tendance à croire qu'une fois une découverte faite, c'est pour toujours, et qu'il n'est pas nécessaire de s'interroger sur les conditions historiques, philosophiques, voire politiques de ces découvertes, ni sur l'évolution (passée et future !) de leur signification.

La faiblesse, voire l'absence de culture des scientifiques s'explique en fait très simplement : cet aspect ne compte ni dans leur formation, ni dans leur évaluation.  Au demeurant, ils sont désormais soumis à de telles pressions de publication, de compétition, qu'il ne peuvent guère faire autre chose que leurs calculs et leurs expériences — penser aux tenants et aboutissants de leurs recherches devient un luxe dangereux.

Et cet état de choses est auto-reproducteur : tant que les études scientifiques ne feront pas une place plus large à la culture historique, philosophique et littéraire, on ne voit pas comment les enseignants, tant du secondaire que du supérieur, seraient en mesure de partager une culture qu'eux mêmes ne possèdent pas.

Pour terminer, un mot sur la fête de la science ?

La science n'est pas à la fête. Nous manquons bien sûr de postes et de crédits, mais surtout de visions à long terme et d'engagement social. La politique actuelle est dérisoire : on brime ou on exploite le monde scientifique, et en même temps on prétend fêter la science… 

Et, plus profondément, nous avons de bonnes raisons de penser que la science n'est pas seulement une activité festive. Elle résoud certes des problèmes, mais en pose d'autres qui ne sont pas spécialement réjouissants. On ne peut séparer les deux faces de la médaille.

Prenons garde que, la science, la société ne finisse par lui faire sa fête ! 

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