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La Russie prête à aider financièrement la Grèce (et ce que ça dit du poids des héritages religio-culturels dans la géopolitique européenne)
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Diplomatie orthodoxe

Alexis Tsipras a amorcé un début de rapprochement avec la Russie qui envisage déjà de verser une aide financière à la Grèce. Une proximité qui au-delà de son utilité dans le jeu diplomatique révèle qu'un corpus de valeurs et d'histoire communes vaut autant que la convergence des intérêts.

David Engels

David Engels

David Engels est historien et professeur à l'Université Libre de Bruxelles. Il est notamment l'auteur du livre : Le déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine. Quelques analogies, Paris, éditions du Toucan, 2013.

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Atlantico : Que fait concrètement aujourd'hui la Russie pour la Grèce, et quelles sont les proximités culturelles et/ou religieuses entre ces Etats ?

David Engels : Tout d’abord, je doute qu’il s’agisse d’autre chose que d’une double manœuvre politique éphémère, bien que fort habile, à la fois de la part du gouvernement russe que du nouveau gouvernement grec. Tsipras frappe fort : entrevue avec l’ambassadeur russe le jour-même de son entrée en fonction ; désaveu momentané de la prolongation des sanctions contre la Russie ; incitation des Russes à lancer une offre de crédit à la destination de la Grèce – tout ceci est sensé montrer aux dirigeants européens, et avant tout à Merkel, que la Grèce n’est pas seule contre tous, le dos contre le mur, mais pourrait se joindre au camp russe. D’un autre côté, la Russie sort également gagnante de cette manœuvre de propagande : elle a d’ores et déjà jeté la pomme de discorde dans les rangs des Européens et affaibli l’opposition contre sa tentative de faire revenir l’Ukraine dans le giron de Moscou. Outre déstabiliser l’Union européenne et créer des conditions plus propices à la renégociation de la dette grecque, je doute que ce rapprochement grec avec la Russie aboutisse à quoi que ce soit de concret et que la Grèce veuille véritablement accepter de se placer dans la même situation que le Belarus, dépendant entièrement des subsides russes.

Abstraction faite de ce petit jeu de poker dangereux, car l’enjeu en est la stabilité de l’Eurozone dans son entièreté, les liens réels entre Russie et Grèce sont relativement réduits et plutôt d’ordre culturel qu’économique. Certes, la Russie est devenue, en quelques années, avec 12,5% de l’ensemble du marché, le principal partenaire commercial de la Grèce en ce qui concerne l’importation (surtout du gaz), juste avant l’Allemagne (avec env. 9,2%) ; un chiffre représentant d’ailleurs plus d’un quart des importations venant, en général, des pays de l’Union européenne (44,5%). En revanche, l’exportation de produits grecs vers la Russie est, pour ainsi dire, dérisoire (1,5%), tout comme la part des Russes dans le tourisme en Grèce (5,5%), et la proposition russe de lever l’embargo qui frappe les exportations de denrées alimentaires de la Grèce vers la Russie, si cette première devait se désolidariser de l’Union européenne, reste, somme toute, relativement négligeable.

Mais outre les relations économiques, n’oublions pas l’élément culturel qui favorise aussi une certaine proximité entre les deux pays, et qui est fondé dans le partage de la fois orthodoxe. De plus, depuis la chute du communisme, nous assistons à un renouveau de la prétention traditionnelle de Moscou de se considérer, dans l’héritage de Constantinople, comme la « troisième Rome » et donc comme protectrice auto-proclamée de l’orthodoxie partout dans le monde. Finalement, il ne faut pas oublier la nécessité vitale pour la Russie de contrôler les Dardanelles afin de s’assurer un accès à la Méditerranée, ce qui oblique Moscou depuis des siècles à entretenir une entente cordiale avec Athènes pour contrer l’hostilité traditionnelle entre la Russie et la Turquie.

Le facteur culturel ou religieux est-il vraiment le principal point favorisant la proximité entre deux pays, pourtant très différents par ailleurs ?

Dans le cas des relations gréco-russes, la proximité religieuse est certainement un facteur non-négligeable, mais il est loin d’être dominant. N’oublions pas que Poutine a fait la majeure partie de sa carrière dans l’Union Soviétique et que son allégeance à l’église russe-orthodoxe est essentiellement une démonstration de patriotisme, ayant pour but de stabiliser, autour des symboles forts de son histoire, une Russie profondément désorientée et économiquement polarisée. De son côté, Tsipras a bien montré ses convictions personnelles en devenant le premier chef de gouvernement dans l’histoire grecque à ne pas prêter serment sur la bible, ce qui, dans un pays dont 97% de la population se disent appartenir à l’église grecque-orthodoxe, est un symbole fort. Non, l’orthodoxie joue, peut-être, un certain rôle en ce qui concerne l’acceptation populaire du rapprochement politique entre les deux peuples, mais n´est nullement un facteur décisif dans l’esprit de ses deux dirigeants.

Néanmoins, je ne nierais pas que le facteur religieux peut souvent jouer un rôle des plus importants dans l’histoire politique ancienne et récente, à la fois pour générer ou justifier des alliances (pensons à l’axe Moscou-Belgrad) et pour creuser encore plus des différences politiques, comme le montrent les polémiques entre protestants et catholiques, ou entre chrétiens et musulmans. Mais là-aussi, il s’agit de ne pas réduire l’histoire à l’évolution des religions et confessions : « le » christianisme ou « l’ » islam n’ont jamais existé ; il n’y a eu que des manifestations très différentes de ces religions au cours du temps. Qui nierait que le christianisme européen contemporain, en plein déclin institutionnel, harassé en permanence par des attaques venant des milieux athées et se confondant en excuses pour des faits historiques remontant à des siècles, est une religion animée par un esprit totalement différent de celui qui régnait au 12e siècle, et probablement totalement différent aussi de celui qui anime le christianisme actuel en Afrique ? Et qui nierait que la société musulmane cosmopolite, rationaliste et à la pointe de la science telle qu’elle existait dans le Baghdad du 8e siècle n’a plus un grand rapport avec l’esprit qui semble animer tant de fidèles musulmans d’outre-Méditerranée, où l’on incendie des églises presque quotidiennement et prêche le retour au Moyen-Âge ? Ainsi, la société n’est pas un produit de sa religion, mais les deux se conditionnent l’une l’autre et sont inextricables.

Quels sont les autres proximités culturelles ou religieuses qui structurent une partie de la géopolitique européenne et que l'on a tendance à oublier ? Et pourquoi d'ailleurs sont-ils peu mis en avant ?

Ce n’est un secret pour personne que la tentative de définir l’identité par l’histoire et par la religion est considérée comme hautement « politiquement incorrecte », car nous sommes tous plus ou moins obligés de chanter les louanges de la prétendue société « multiculturelle » et « humaniste », alors que le « multiculturalisme » est en train de transformer nos grandes villes en juxtaposition de ghettos ethniques en guerre les uns avec les autres, tandis que « l’humanisme » sert de support idéologique à une société tellement ultra-libérale, égoïste, matérialiste et individualisée que nous sommes à deux doigts de l’implosion de tout notre système civilisationnel et des guerres civiles.

Je soutiendrais donc que ce ne sont pas des valeurs purement humanistes comme « la » démocratie, « la » liberté ou « le » droit qui fondent la véritable identité des Européens, mais plutôt leur appartenance psychique à une histoire millénaire, façonnée par des entités culturelles très spécifiques comme la famille, le village, le terroir, le peuple, la nation, la langue, la religions la philosophie, l’art, etc., et que les conflits et brassages perpétuels entre ces différents facteurs de civilisation ont contribué à créer une véritable identité culturelle commune européenne allant de Gibraltar à Vladivostok et d’Islande en Grèce et fondamentalement différente de l’identité culturelle d’un Chinois ou d’un Indien. C’est d’ailleurs uniquement ce sentiment d’appartenance à une histoire commune qui pourra motiver les Européens à se sentir solidaires les uns envers les autres ; et tant que l’Union européenne mettra en avant uniquement des valeurs humanistes abstraites auxquelles des milliards d’êtres humains pourraient potentiellement s’identifier, le citoyen européen ne comprendra jamais la nécessité de se sentir plus solidaire avec un autre Européen qu’avec un Japonais ou un Camerounais – et sans solidarité populaire commune, il n’y aura jamais de véritable politique européenne commune.

Si l'orthodoxie a réussi à garder une imbrication forte avec la sphère politique, le catholicisme ou le protestantisme, qui le faisaient sans doute avant de décliner, peuvent-ils être réactivés en période notamment de montée de l'islamisme en Europe ? 

Je crois que oui, bien que dans la constellation actuelle, une telle réactivation est impensable sans, au préalable, passer par un effondrement de notre système politique et sociétal (effondrement de moins en moins improbable d’ailleurs). Déjà maintenant, nous voyons comme, face au danger qui guette de nombreux Européens suite à l’immigration de masse venant des pays musulmans, beaucoup de citoyens commencent à utiliser des expressions impensables il y a 50 ans, comme par exemple « nous, les chrétiens » ou même « nous, les blancs », afin de désigner la partie autochtone de la population européenne. Cela confirme d’ailleurs parfaitement Luhmann qui avait insisté sur le fait que l’identité était toujours définie par l’opposition à « l’autre », et que l’identité nécessitait des frontières, des limites, pour ne pas devenir un terme vague et sans véritable contenu. D’un certain point de vue, il est triste de voir que ce retour de la notion de christianisme ne se passe pas par l’enthousiasme positif pour cette religion, mais par le rejet négatif de la religion de l’autre, c.à.d. de l’islam ; et cela frôle souvent l’absurde de voir combien de personnes se désolent de la destruction des églises en Égypte alors qu’ils n’ont probablement plus jamais mis les pieds dans leur propre église de quartier depuis des décennies et ne retiennent du christianisme qu’une vague combinaison entre monothéisme et impératif kantien. C’est aussi pourquoi je ne crois pas en un véritable renouveau spirituel du christianisme au 21e siècle, tout en étant persuadé que la religion en tant que telle deviendra à nouveau un enjeu politique non-négligeable. Car les violentes luttes interethniques qui nous attendent ne trouvent pas leur raison majeure dans une incompatibilité entre religions, mais plutôt dans la paupérisation des grandes masses, le chômage induit par la délocalisation et la désindustrialisation, la capitulation du système d’éducation, l’effondrement des valeurs familiales et l’abdication de la démocratie, créant ainsi des conditions où les citoyens, au lieu de lutter ensemble contre une système pervers et inhumain, se rendront responsables mutuellement de la misère dans laquelle ils se trouvent et se battront entre eux au nom de la religion au lieu de se battre contre les véritables coupables afin de permettre une meilleure répartition des richesses .

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