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Pourquoi Auschwitz est un élément central de l’identité européenne et le prix qu’on paye à si souvent mal en comprendre la raison
©Reuters

Sans commune mesure

Auschwitz ou le symbole ultime de la barbarie concentrationnaire, et par là même, de notre barbarie européenne. Une rupture historique qui permet de regarder notre propre civilisation en face. Non pas un "accident", mais un symbole qui génère aujourd'hui des attitudes proprement européennes : concurrence mémorielle, ou business génocidaire.

Michel Wieviorka

Michel Wieviorka

Michel Wieviorka est directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociale (EHESS). Il a notamment publié Pour la prochaine gauche aux Editions Robert Laffont et Evil chez Polity. 

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Jean-Yves Camus

Jean-Yves Camus

Chercheur associé à l'Iris, Jean-Yves Camus est un spécialiste reconnu des questions liées aux nationalismes européens et de l'extrême-droite. Il est directeur de l'Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès et senior fellow au Centre for the Analysis of the Radical Right (CARR)

Il a notamment co-publié Les droites extrêmes en Europe (2015, éditions du Seuil).

 

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Atlantico : Quelle responsabilité l'Europe porte-t-elle collectivement dans l'extermination systématique et industrialisée de la population juive ? 

Michel Wieviorka : Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale existait dans le monde occidental l'idée que les sociétés progressent vers toujours plus de civilisation. Un ouvrage très célèbre de Norbert Elias, un sociologue juif allemand, intitulé Sur le processus de civilisation, qui explique très bien ce concept, expliquant que les sociétés apprennent à contrôler leurs affects et leur agressivité.

Malgré cette croyance, un des pays à la pointe de la civilisation, sans doute le plus avancé de son temps pour la philosophie ou la grande musique classique, a versé dans la barbarie la plus extrême. Ce fût un choc au coeur même de l'Europe : alors que l'on pensait que les pays les plus en pointe tiraient les autres vers le haut, on réalise que la bascule dans l'horreur est possible. Cela a constitué une rupture.   

Ainsi, la Shoah constituerait bien au-delà d'un "accident historique", une défaite de l'Europe en tant que civilisation ?

Michel Wieviorka : Il a existé en Europe des processus de haine des juifs, poussant donc les nazis à aller jusqu'à leur élimination. Mais cette haine a longtemps été religieuse, il s'agissait plus d'antijudaïsme que d'antisémitisme. Le christianisme, et aussi bien catholique, protestant ou orthodoxe, reprochait aux juifs deux choses : primo d'avoir été le peuple déicide, en tuant Jésus, secundo son refus de se convertir. C'est cela qui a caractérisé l'antijudaïsme du Moyen Age au XIXe siècle avec des conséquences comme des expulsions, des massacres, des préjugés, des rumeurs, de fausses accusations... Cependant, malgré ce contexte, les juifs n'étaient pas encore traités comme une race. Puis arrive la deuxième moitié du XIXe siècle, avec le développement des idées raciales et de l'antisémitisme – et la création même de ce mot ! – qui a connu rapidement un énorme succès. Les juifs sont donc perçus comme une race – donc d'une essence différente – que beaucoup voient comme diabolique. Ce phénomène a joué dans de nombreux pays. Il va culminer dans l'Allemagne nazie qui considérait, en plus, que les Allemands étaient une race supérieure, et que la race inférieure devait être détruite, ce qui amènera la "solution finale". 

Et malgré ce que l'on pourrait penser, les Lumières ne sont pas totalement innocentes dans ce processus européen. Pour les Lumières, à l'origine, le judaïsme reste une religion, perçue même comme obscurantiste, et faisant obstacle à la Raison. Pour certains philosophe, dont Voltaire typiquement, la haine des juifs fait partie du rejet de la religion dans son ensemble. Après la période des Lumières, les juifs vont incarner le refus d'entrer dans le progrès social, et surtout être liés à l'idée de l'argent. Ainsi, je ne dirais pas que Karl Marx était antijudaïque, mais il y a des pages assez "troubles" dans ses écrits. 

Quel rôle cette tragédie a-t-elle joué dans la construction de l'identité européenne ?

Michel Wievorka : Quand on prend conscience que dans la partie du monde qui inventé la démocratie, la citoyenneté, les droits de l'homme, l'humanisme, Auschwitz ait pu trouver sa place, il y a une sorte de répulsion majeure qui se manifeste. La prise de conscience de ce qu'incarne Auschwitz, c'est que l'Europe doit plus que les autres porter le combat contre les haines de ce type. 

Qu'est-ce que l'Europe a retenu de ce que représentait l'Allemagne nazie ?

Jean-Yves Camus : L’une des conséquences les plus illogiques que l’on a pu hériter de la Shoah est la neutralisation du concept de l’Etat nation. Ce qui détermine les projets d’extermination de l’Allemagne nazie, ce n’est pas l’amour de la nation, ou le patriotisme, mais la détestation d’une race.

Mettre en équivalence, comme cela a été le cas depuis la chite du mur de Berlin,  communisme et nazisme n'a à cet égard pas de sens et montre les difficultés qui persistent parfois en Europe à comprendre ce qui s'est vraiment passé.

A quelles impasses cette incompréhension de ce qu'était la Shoah a-t-elle mené ?

Jean-Yves Camus : Je ne dirais pas qu’il y a une incompréhension de ce qu’a été la Shoah, mais plutôt une mauvaise foi dans la manière dont certains traitent la question. On sait dorénavant de manière évidente ce qu’a été la Shoah. On n’en a pas pris la mesure immédiatement après la découverte des camps, mais depuis un peu plus de deux décennies, suffisamment de travaux historiques pour avoir une idée claire non seulement du processus d’extermination, mais aussi de ce qui s’est passé entre 1933 et la Seconde Guerre mondiale.

La compétition des mémoires témoigne de cette interprétation biaisée de la dimension de la Shoah. Le nazisme est devenu une sorte d’étalon de mesure de toutes les formes de totalitarismes. Nous n’arrivons plus, et je le déplore, à évaluer les totalitarismes autrement qu’en les comparant aux crimes commis par le national-socialisme ou de ses alliés. Il faut arrêter cette perversion constante de la pensée.

A partir du moment où l’on procède à des raccourcis, des amalgames, des exagérations, comme ceux consistant à affubler du sigle de SS n’importe quelle force de police, ou n’importe qu’elle force armée - on se souvient du slogan absurde de mai 68 CRS-SS -, ou à partir du moment où l’on assimile la politique d’un gouvernement israélien quelconque, avec la manière dont le peuple juif a été systématiquement exterminée par l’Allemagne nazie, on ne peut pas se réfugier derrière l’ignorance des faits, des causes, qu’on est nécessairement dans la manipulation et la mauvaise foi. Pourquoi ? Parce que quelles que puissent être les critiques à l’égard d’un gouvernement israélien, il n'existe pas de plan concerté d’extermination du peuple palestinien.

Mais il y a une autre raison pour laquelle ces idées se sont propagées. Beaucoup d’analystes et d’observateurs se sont trompés sur la signification que revêt l’Etat d’Israël, et ma remarque n’épargne pas un certain nombre de mes coreligionnaires juifs qui expliquent l’idée selon laquelle Israël aurait été un Etat créé en réparation du génocide des juifs. Lorsqu’il est créé, c’est l’aboutissement d’une idéologie politique qui s’appelle le sionisme. Le processus d’où il découle remonte à beaucoup plus loin que la Seconde Guerre mondiale, ou la Shoah. C’est la naissance de ce processus qui a permis la création de l’Etat d’Israël, et non le résultat d'une volonté des Occidentaux - ces derniers n'ont d'ailleurs pas facilité le départ des juifs vers Israël.

La propagande d’un certain nombre de pays, et pas seulement arabes, utilise cette idée selon laquelle l’Europe faisait payer au monde arabe sa propre culpabilité. C’est méconnaître l’histoire du sionisme.

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