Psychorigides de la République : comment vouloir totalement effacer de l'espace public "les distinctions d'origine, de race, de religion" nous a condamné à la myopie et aux impasses intellectuelles<!-- --> | Atlantico.fr
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Le symbole de la République
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D'un fondamentalisme à l'autre

Depuis la Révolution française, le modèle républicain consiste à ne pas considérer les différences religieuses de ses citoyens. Une approche qui depuis les années 1970 montre des fissures aujourd'hui mises en exergue par les attentats de début janvier.

Guillaume de Prémare

Guillaume de Prémare

Guillaume de Prémare est délégué général d'Ichtus, et ancien président de La manif pour tous. Twitter @g2premare

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Paul-François Paoli

Paul-François Paoli

Paul-François Paoli est l'auteur de nombreux essais, dont Malaise de l'Occident : vers une révolution conservatrice ? (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Pour en finir avec l'idéologie antiraciste (2012) et Quand la gauche agonise (2016). En 2023, il a publié Une histoire de la Corse française (Tallandier). 

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Atlantico : Le modèle républicain français est bâti sur le refus de distinction des citoyens selon leurs origine, race ou religion. Un principe, largement mis en avant ces derniers jours, qui aboutit à taire l’origine des terroristes de Charlie Hebdo mais qu’on oublie quand il s’agit de brocarder les origines de certaines de leurs victimes – on pense au policier qu’ils ont assassiné et dont on s’est empressé de dire qu’il était musulman, sans même le savoir. Comment l’expliquer ?

Paul-François Paoli : Il suffit d'observer attentivement le traitement de certains faits dans les médias pour voir à quelles incohérences cette conception peut mener : il y a une sorte de schizophrénie sémantique, avec une occultation systématique de l'origine quand des délinquants ou des voyons sont d'une origine qui ne leur aurait pas permis de s'insérer. L'auto-censure prévaut alors chez les journalistes. Il très difficile pour eux de nommer les communautés religieuses lorsque la menace d'une "stigmatisation" pointe le bout de son nez, mais ça ne vaut que pour la population musulmane, à la base de tous les traitements de l'information. Quand il s'agit d'une action courageuse comme récemment avec M Lassana Bathily, les mêmes journalistes qui ont tendance à passer sous silence l'origine de certains voyous la mettent en exergue. Les médias français souffrent d'un déficit de courage. Dans les récents évènements, ce qui m'a beaucoup frappé, c'est l'incroyable décalage entre la violence des caricatures de Charlie Hebdo, qui peuvent heurter les musulmans, alors que ces mêmes journalistes sont timorés quand il s'agit d'évoquer les quartiers, la violence d'origine immigrée... Autrement dit des vérités qui sont connues de tout le monde. Comment peut-on parler dans les journaux de la délinquance issue des minorités roms sans l'évoquer directement ? Pendant des décennies, tout le monde comprenait que lorsqu'un journaliste évoquait des "jeunes" pour parler de violences ou d'agressions, il s'agissait en réalité des immigrés. 

La polémique actuelle autour de la banderole exhibée lors du match Bastia-PSG le montre bien ("Le Qatar finance le PSG... Et le terrorisme" ndlr) : elle a déclenché une hystérie incroyable chez certaines personnalités des médias dont Laurent Ruquier qui a accusé les "extrêmistes corses", avec une tonalité que d'aucuns pourraient qualifier de raciste. Typique de ce traitement à deux vitesses des personnes selon leurs origines. D'ailleurs lorsqu'il y a des troubles à Bastia, personne ne se prive d'évoquer des "voyous corses", de même que personne ne rechigne à évoquer les "agriculteurs bretons" lorsqu'ils organisent une manifestation... Mais lorsqu'il s'agit de personnes en Seine St Denis on parle des "jeunes". Voici le type d'incohérence que cette psychorigidité républicaine peut amener. 

Guillaume de Prémare : Le paradoxe que vous évoquez vient de 30 ans de dialectique de la "discrimination", selon laquelle une minorité est par nature opprimée et une majorité est par nature oppressive. Dans un cas, dire l'origine est une discrimination qui exprime l'oppression ; dans l'autre cas dire l'origine permet de rappeler que telle personne a réussi malgré le poids de la discrimination. C’est la dialectique victimaire dénoncée par Finkielkraut.

Ghaleb Bencheikh : En toute rigueur, et en théorie, dans une société démocratique et ouverte  - au sens de Karl Popper -  il ne saurait y avoir de « minorités ». Ou du moins, il y en a une, mais uniquement au Parlement. On l’appelle opposition... En outre le modèle assimilationniste français requiert de l’individu de se fondre d’une manière caméléonesque dans la communauté nationale, en se montrant le plus discret possible sur ses singularités. C’est ainsi, qu’en tant que sujet de droit, il accède à la citoyenneté jouissant des libertés fondamentales in abstracto de ses appartenances. Et, indépendamment de l’échec de la capacité « intégratrice » de la République, il y a une aporie intellectuelle à laquelle aboutit ce raisonnement. Il se trouve, par exemple, qu’après chaque attentat sanglant, chez nous, ou de par le monde, une frange de la nation est sommée de s’en désolidariser eu égard à ses particularismes, notamment religieux. Lesquels sont, parfois, promus et affichés d’ailleurs comme une revendication politico-identitaire.

Il n’existe en France de figures publiques musulmanes que des religieux. Est-ce une bonne chose que les musulmans n’aient pas de porte-voix laïcs, surtout quand on sait que les religieux musulmans sont bien plus souvent le relais d’Etats étrangers que des Français musulmans ?

Ghaleb Bencheikh : Que des états tiers se mêlent de nos affaires au sein de notre République n'est pas une bonne chose, surtout lorsque l'on sait que c'est celui qui rémunère l'orchestre qui choisit la musique. Je ne veux pas que des Etats tiers influencent ma Nation. Comme citoyen français, je veux que nos affaires soient réglées entre nous donc, qu'elles demeurent franco-française, respectent la législation républicaine avec sincérité. Je tiens même à dénoncer cet état de fait -le financement d'une grande partie des imams de France par des étrangers-, et j'en appelle à la vigilance de mes coreligionnaires et de nos gouvernants. 

Pour revenir à votre question : est-ce une bonne chose que les musulmans n'aient pas de porte-voix laïcs ? Mutadis mutandis, si nous nous inscrivons tous dans un projet républicain, avec un attachement au pacte laïque, il n'y a aucune autre raison que les musulmans ne soient représentés autrement qu par des élus. Maintenant, pour pallier l'indigence qui prévaut, avec des représntants insignifiants et falots, peut-être serait-il intéressant d'avoir un organisme, une instance, un organisme, qui fédère toutes les associations de type culturelles (musique, théâtre) afin qu'il y ait une prise de considération de telle ou telle spécificité.

Quels effets cette crispation française sur l’indistinction, et le refus de nommer les choses qui en découle, a-t-elle sur la gestion de l'immigration et l’intégration ?

Paul-François Paoli : Trois communautarismes ont émergé en France : le communautarisme juif, le communautarisme musulman que l'on arrive pas à organiser faute d'un équivalent du Crif. La montée du communautarisme des populations musulmane constitue un véritable problème pour les pouvoirs publics car bien qu'on en voit les effets à ce jour, personne n'arrive à l'évaluer concrètement.  Est-ce qu'il s'agit d'un communautarisme uniquement religieux ? Dans quelle mesure peut-il s'inscrire dans une démarche prosélyte ? Est-il politique ? Cette dernière réponse me semble évidente. Quand on commence à demander qu'il soit aménagé des heures spécifiques pour les femmes à la piscine, on ne peut qu'y croire en tous cas. Et nous acceptons cette scission. 

Ghaleb Bencheikh : Les vagues migratoires successives en provenance du Sud et de l’Est de l’Europe d’abord au début du siècle écoulé puis pendant les trente glorieuses, ont été assez bien intégrées à la population française grâce à la participation des immigrés aux mondes de la production et de la consommation, et à la scolarisation de leurs enfants, mais aussi du fait qu’un fond culturel commun, sous-tendu par la religion chrétienne catholique, paraissait diffus dans ces populations, nonobstant la sécularisation.

En revanche les populations d’immigration plus récente se sont moins bien intégrées. D’abord, essentiellement, à cause de l’économie qui a marqué le pas, ensuite à cause des considérations cultuelles et culturelles. On ne dit pas des musulmans qui sauvent le marché des yearlings à Deauville qu’ils sont inintégrables !

Sans chercher nécessairement l’explication sociologisante, un double jeu s’est opéré : ce que d’aucuns osent appeler le corps traditionnel de la Nation n’ayant pas accepté la partie allogène, celle-ci s’est recroquevillée et s’est repliée sur elle-même dans une crispation de type communautariste.

Nous sommes arrivés à cette situation d’abord à cause de la défaite de la pensée et de l’abrasement de la réflexion. Mais, on est arrivé à cette situation surtout à cause d’un nouveau rapport des individus à ce qui relève du donné dans leur condition, à ce qu’ils ont reçu en partage avec l’existence. Que ceci soit la communauté dont ils font partie ou la tradition religieuse où ils s’insèrent voire l’orientation sexuelle qui les singularise. Et, l’Etat républicain, projection de l’idéal laïque dans l’espace démocratique, qui avait l’ambition de se substituer à la fonction englobante de l’Eglise catholique par exemple dans sa dimension temporelle, fonctionnait au moyen de ses piliers : Nation, Progrès, Education, Raison, et Morale laïque, indispensables corollaires de la laïcité. Aujourd’hui, ce substitut collectif de la religion totalisante n’a plus cours, dans les affaires publiques. Et même, le rôle du politique en tant que projet civique pour la société, a, lui aussi, revu ses prétentions à la baisse en devenant davantage le relais de revendications à caractère individuel, pour des raisons électoralistes. La régression du collectif devant l’affirmation des revendications individuelles privilégie les expressions des petites catégories de citoyens, naguère reléguées dans la sphère privée, et qui se trouvent, aujourd’hui, propulsées  sur la scène publique.

En quoi l'interprétation théorique de la laïcité par la République est-elle une des sources du problème ?

Paul-François Paoli : Faire comme si les musulmans n'étaient pas des musulmans est un dogme typiquement français, or on voit bien qu'il ne fonctionne pas avec l'islam qui est une identité globale, la République ne peut rien contre ça. Les Juifs, les Catholiques et les Chrétiens sont sécularisés, ils se sont dans leur très grande majorité accoutumés à la laïcité. L'islam n'a pas connu cette sécularisation, cette sortie du religieux 

Guillaume de Prémare : Le problème est le déracinement de la France charnelle - dans toutes ses dimensions, notamment historiques - au profit d'une France idéologisée autour de la laïcité républicaine. La laïcité ne peut être notre ciment culturel car cette idéologie ne tient pas face à trois phénomènes majeurs : le fait religieux qui est nécessairement social ; la dictature du relativisme qui sape les bases de la société en empêchant une référence commune irréfragable ; la machinerie économique mondiale qui est une incroyable mécanique à déraciner, à produire des injustices et provoquer la violence sur fond de vide de sens. Nous devons reconnaître que nous ne sommes plus une authentique civilisation. L'islamisme ne fait pas la guerre à "notre civilisation", il tente de conquérir une non-civilisation qui ne tient plus que par l'argent et la force des armes. Qu'est-ce que la laïcité face à tout cela ? Rien sinon une chimère déjà prête pour une dérive autoritaire. Ce n'est pas la laïcité qu'il faut faire aimer, c'est la France et l'idée même de civilisation.

Ghaleb Bencheikh : Tenir une réflexion de fond sur ce qui est considéré non sans raison, comme la clé de voûte de nos institutions, revêt un caractère d’une importance capitale. En effet, cela aura le mérite d’apaiser les tensions et de voir un peu plus clair à propos d’un concept en mutation. Un concept qui n’est plus autosuffisant et qui nécessite l’adjonction d’épithètes comme positive, ouverte, intelligente, indifférente, et certains des antonymes négative, fermée, combative, pour être mieux cerné.

Cette réflexion est d’autant plus nécessaire que l’évolution interne à la démocratie n’a pas été accompagnée d’un investissement intellectuel conséquent. Et, cela a embrouillé la pensée de la laïcité dont la perception est devenue floue. Cette dernière est apparue de plus en plus  problématique dans son mode de fonctionnement. Le caractère désormais imprécis des nouvelles et différentes conceptions affichées de la laïcité, rend compte de l’incertitude dans laquelle nous nous sommes retrouvés depuis quelques années. A cet égard, une mise en ordre dans le fatras idéel est aussi requise. Une analyse affinée doit être menée au moins à trois niveaux : celui de l’organisation politique, dont découle, ensuite, une redéfinition de la place et du rôle de la religion dans l’espace démocratique ; celui du sens général attribué au principe même de laïcité, lui aussi tributaire des conjonctures  et de l’évolution de l’agencement de la société ; celui, enfin, concernant les consciences croyantes, selon qu’elles reconnaissent ou dénient à ce principe une fécondité spirituelle engageant leur expérience de foi.

Toute la problématique est de définir le nouveau mode opératoire de la laïcité. Allons-nous vers une désacralisation totale de la vie des hommes organisés en sociétés, comme d’aucuns le préconisent ? Ou bien, trouverons-nous d’autres formes de « sacralité » pour les unifier dans la Cité, par-delà leur diversité de choix métaphysiques ?  La réponse objective, à ces deux questions, relève des fondements de la philosophie politique, dont l’armature conceptuelle est en échafaudage perpétuel. Et, nous reconnaissons que, sur ces points, aucune « religion » n’est encore faite. En attendant, nous constatons qu’une société multiculturelle et pluriethnique, qui affiche l’ambition de vivre unie, en harmonie autour de valeurs communes, sans référence à un quelconque « sacré » qui les consacre, ne fait qu’occulter le problème et le déplacer. Elle risque de se dissoudre, ne trouvant pas le liant qui la maintienne consolidée. En ce sens que des petits « sacrés » de faible amplitude vont surgir, un peu partout, et se multiplier sur la scène publique. Ils viennent se nicher, n’importe où, dans l’espace démocratique et le fragilisent. Leur nombre sans cesse croissant et leur prétention « non négociable » à l’universel qui s’impose, mettent en péril ce mot-hochet qu’est le vivre-ensemble. 

Pour autant, au regard des difficultés rencontrées par les modèles britanniques ou nordistes, le modèle français est-il totalement à remettre en cause ? Comment la rendre plus cohérente ?

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Paul-François Paoli : La Grande-Bretagne a effectivement assumé le communautarisme jusqu'au bout, quitte à aboutir à des communautés séparées. Le modèle français demeure un bon modèle tant que l'immigration est modérée. Il a marché pour les populations dont le socle culturel était proche, comme les latins ou les slaves. Ces communautés arrivées en France pendant les 30 Glorieuses se sont parfaitement intégrées. Le modèle assimilationniste a commencé à montrer des défaillances à partir des années 1970 avec l'immigration extra-européenne. Nous avons aussi notre responsabilité, car les élites françaises des années 1980 ont été séduites par le modèle anglo-saxon puisque nous avons accepté que les différences identitaires soient valorisées, souvenons-nous du slogan de SOS Racisme "le droit à la différence" de 1983. Nous avons donc fait un pied de nez à notre modèle alors qu'il aurait, au vu des populations encore plus différentes de ce qu'on avait pu voir venir chez nous, être encore plus assimilationnistes.

Guillaume de Prémare : Si vous parlez du modèle français en désignant les politiques publiques actuelles, ce modèle échouera : on ne soigne pas le mal en amplifiant ses causes. Regardons plutôt du côté de la politique culturelle et éducative de Xavier Lemoine à Montfermeil en Seine-Saint-Denis. C’est l’inverse de ces politiques publiques dites « de la ville » qui consistent à arroser d’argent sans offrir de contenu culturel authentique. Ce qui se fait à Montfermeil est un prototype prometteur. A plus long terme, il faut parler du modèle français dans toute son épaisseur culturelle et historique : ce modèle contient un génie propre culturel, qui est notamment sa capacité à tendre vers l’universel, donc à assimiler ; et un génie propre politique qui est la construction lente, depuis Hugues Capet, d’une unité politique en agrégeant des peuples, des mœurs, des langues, des régions etc. Ce génie a été abîmé par le modèle jacobin, qui a voulu nier les communautés naturelles pour faire de la Nation un principe idéologique unificateur parce qu’unique. Nous voyons  bien qu’il n’unifie pas. Je pense que ceux qui veulent maintenir coûte que coûte le modèle jacobin ne pourront passer que par un régime autoritaire. Ce serait dommage car ce génie politique et culturel est toujours en germe dans la substance de la France, il faut le redécouvrir. Je pense même que la re-civilisation de l'Europe passe par la France, « éducatrice des peuples » comme disait Jean-Paul II.

Ghaleb Bencheikh : Il ne faut surtout pas en déduire que le modèle français a échoué. J’ai même la faiblesse de croire qu’il est transmissible ailleurs. Il est à réajuster vers plus de citoyenneté effective dans le respect de la législation en vigueur. La production du droit y est une émanation rationnelle des hommes s’appliquant aux hommes. On ne peut pas y venir se prévaloir de sa législation « céleste » et vouloir l’imposer à  ses concitoyens. Le modèle réussira, lorsque le collège électoral sera véritablement conforme au collège électif et que tous les citoyens – dans un cas idéal -  s’acquittent de leurs devoirs et jouissent de leurs droits  dans la dignité, sans exclusive ni ostracisme.

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