Pourquoi l’espoir en banlieue, ce sont les filles<!-- --> | Atlantico.fr
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L'espoir d'une banlieue en crise? Les filles.
L'espoir d'une banlieue en crise? Les filles.
©Reuters

Médiation

Le passage à l'acte des frères Kouachi constitue l'émanation tragique d'une radicalisation et d'un climat de violence bien réels dans certaines banlieues françaises. Une situation que les jeunes filles peuvent contribuer à désamorcer.

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar est directeur d'études à l'EHESS et chercheur au Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis, EHESS-CNRS). Il a publié de nombreux ouvrages dont La Radicalisation (Maison des sciences de l'homme, 2014), Avoir vingt ans au pays des ayatollahs, avec Amir Nikpey (Robert Laffont, 2009), Quand Al-Qaïda parle : témoignages derrière les barreaux (Grasset, 2006), et L'Islam dans les prisons (Balland, 2004).

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Atlantico : Beaucoup de jeunes hommes de banlieue ont de grosses difficultés d'intégration : décrochage scolaire puis déclassement social. Des situations "en roue libre" souvent impossibles à rattraper. Sur ce plan, les jeunes filles issues des quartiers défavorisés s'en sortent-elles mieux ?

Farhad Khosrokhavar : Nous ne disposons pas d'éléments chiffrés, cependant l'observation anthropologique montre que les jeunes filles ont tendance à mieux s'en sortir que les garçons parce que le cadre de vie dans lequel elles évoluent est beaucoup plus restrictif. C'est tout le paradoxe : les garçons, une fois arrivés à l'adolescence, peuvent sortir dans la rue, qui devient leur espace de vie. Les jeunes filles, du fait de la logique de la pudeur et de l'honneur, se contentent de traverser la rue. Ne pas passer la nuit dans la rue, ne pas commettre d'incartades leur donne la possibilité d'avoir un mode de vie beaucoup plus structuré, qui les rend bien plus capables de mener une vie dite normale, avec des études puis un travail.

Parallèlement, il existe une certaine sympathie de la part de la société française à l'égard des jeunes beurettes par rapport aux jeunes beurs, ces derniers étant perçus comme agressifs, indisciplinés et donc moins susceptibles de s'intégrer dans un cadre normal. Les jeunes filles jouent mieux le jeu, acceptant la discipline de l'entreprise, les contraintes de temps, et trouvent plus facilement du travail à compétences égales. Les contraintes qui sont imposées aux jeunes filles dans les banlieues, leur profitent donc sur le long terme, là où les garçons tombent dans la drogue, la délinquance, la déviance, etc.

Même si le fait d'être maintenues à l'écart des rues profite aux jeunes filles des banlieues sur le long terme, cela ne ressemble pas à la situation rêvée... Peut-on parler de dilemme ?

C'est le paradoxe des restrictions dont elles font l'objet, grâce auxquelles elles s'adaptent mieux au milieu scolaire et aux contraintes de la vie réelle. Beaucoup de jeunes garçons des banlieues n'arrivent pas à s'imposer la contrainte de se lever à des horaires réguliers et de travailler sur des durées déterminées, parce qu'on les a laissé trop libres.

On parle souvent des phénomènes de délinquance ou de radicalisation religieuse des jeunes hommes de banlieue. Est-ce que ces problématiques, de nature violente, touchent aussi les jeunes filles ?

Oui, mais de manière beaucoup plus exceptionnelle par rapport aux garçons, qui constituent l'écrasante majorité. Ce sont eux qui, pour les raisons que j'ai exposées, sont beaucoup plus exposés à la violence et à la radicalisation.

En banlieue les garçons sont maîtres de la rue. Les filles, elles, doivent souvent faire profil bas, se taire devant leurs frères et leurs camarades. Il y a parfois des initiatives de leur part pour se faire entendre, mais cela reste minoritaire. Ont-elles une véritable marge de manœuvre dans les quartiers ?

Elles apprennent un certain nombre de choses qui peuvent leur servir par la suite dans la vie réelle, au premier rang desquelles, le double jeu : elles se trouvent obligées de donner constamment l'impression que les garçons leur sont supérieurs, et qu'elles sont maintenues à l'abri de toutes les formes de libertinage sexuel. En réalité beaucoup d'entre elles sortent avec des garçons, tout comme leurs frères. Mais elles maintiennent les apparences, comme si elles n'avaient pas de telles relations. Un autre dilemme vient du fait que les garçons sortent avec les sœurs des autres, mais en même n'acceptent pas que leurs sœurs sortent avec qui que ce soit. C'est un véritable jeu de dupes, car pour pouvoir sortir avec un des garçons du quartier, elles doivent s'éloigner géographiquement, ce qui leur apprend en quelque sorte à être plus flexibles dans la vie : jouer sur plusieurs tableaux, ne pas se laisser prendre au jeu d'une forme de sincérité exclusiviste… Le foulard les aide dans cet objectif lorsqu'elles sont à l'extérieur. Le problème essentiel vient du fait que l'intolérance vient des garçons, qui ne veulent pas que leurs sœurs  sortent avec d'autres garçons. Elles ne se laissent pas faire, n'agissent pas frontalement. C'est ce que j'appelle les "actrices latérales" : elles font semblant de se soumettre, mais en réalité se jouent du joug sous une forme dissimulée.

Cette marge de manœuvre semble tout de même assez limitée…

Elle est certes limitée, mais une fois sorties de leur quartier, elles sont totalement libres. Par la suite, une fois qu'elles ont un travail, elles peuvent s'autonomiser vis-à-vis de la famille, rendant ainsi leur marge de manœuvre quasi-totale.

Avec la crise économique et l'émergence d'idées radicales, les penseurs les plus pessimistes dénoncent un risque de "guerre civile" en France. Il existe en tout cas une fracture sociale d'envergure dans le pays. Peut-on penser que les jeunes filles de banlieue puissent apporter une partie du remède ?

Je ne crois pas à la théorie de la guerre civile. La société française est capable de faire beaucoup mieux que de céder à une telle dérive. Regardez la société américaine, qui est beaucoup plus violente : elle arrive tout de même à gérer les troubles dans les villes. En 2005 des banlieues se sont radicalisées, mais la chose a finalement été gérée. En cas de crise, les gens sont capables de descendre dans les rues, comme on l'a vu à la suite de l'attentat contre Charlie Hebdo, tout en restant dans un cadre purement républicain.

Les jeunes filles jouent déjà un rôle pacificateur. Par exemple on constate moins de violence dans les bus conduits par des femmes, car les jeunes garçons font preuve de davantage de retenue vis-à-vis d'elles, qui sont moins "frontales". Il faudrait davantage insister sur la fonction de médiation sociale des femmes en banlieue, leur donner plus de capacités d'action, et surtout, qu'elles prennent conscience de cette capacité. C'est une des solutions, mais ce n'est pas uniquement cela qui, fondamentalement, va permettre de résorber la fracture sociale. Le pan économique est primordial : il faut de la croissance, avant tout. Mais il faut aussi un dialogue social, qui fait cruellement défaut à la France, entre les acteurs de la société civile, indépendamment de l'Etat. Les Français se sont trop déresponsabilisé, trop habitués qu'ils sont à se reposer sur l'Etat.

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