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Crise identitaire : la République autant un problème qu’une solution
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A double tranchant

"La France traverse une crise identitaire grave. Il faut avoir une forme de conviction républicaine pour la surmonter", a estimé François Hollande lundi 5 janvier sur France Inter. Une invocation de ces principes républicains qui semble bien insuffisante pour régler cette crise.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Atlantico : Interrogé par France Inter sur la crise identitaire qui traverse la France, François Hollande a évoqué un renforcement de "conviction républicaine" pour y faire face. Peut-on vraiment dire qu'un ensemble de valeurs soit adapté pour répondre à la peur de perdre son identité, à un problème ethnico-culturel ?

Guylain Chevrier : Tout dépend de quelle laïcité nous parlons, car s’il s’agit de la laïcité dite « ouverte », « tolérante », nous sommes dans une laïcité de concession aux revendications communautaires à caractère religieux comme Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Education nationale, en a donné récemment l’illustration, en considérant comme légitime que des mères voilées accompagnent les sorties scolaires remettant en cause la circulaire Chatel qui l’interdisait. Pourtant, que les missions de l’école s’exercent à l’intérieur des bâtiments scolaires ou non, elles sont laïques comme le Code de l’éducation l’affirme, sans ambiguïté.

Cette démarche-là, c’est celle de la discrimination positive et de la reconnaissance d’un droit à la différence qui confine à la différence des droits et est tout le contraire de nos principes républicains. C’est encourager certains à continuer dans une démarche qui est celle des accommodements dits « raisonnables » contre la République, au nom d’une laïcité qui se transformerait en principe d’égal traitement des religions et d’institutionnalisation du multiculturalisme. 

De quel traitement égal d’ailleurs parle-t-on ? Si on repense au cas des crèches de la nativité dans les bâtiments publics qui ne devraient certes pas y être, comme le gouvernement s’en ait fait un écho défavorable sur le ton des grands principes, on a en mémoire qu’en même temps il cédait sur les mères voilées et concédait là contradictoirement des aménagements de la règle commune. Il en va donc d’une laïcité à géométrie variable et de principes républicains qui peuvent alors l’être tout autant ! On surfe d’un côté sur l’anticléricalisme de certaines franges laïques obsédées par la guerre des deux France d’un autre temps, participant d’une base électorale socialiste historique du président de la République, de l’autre, on flatte des musulmans dans le sens de la reconnaissance publique des exigences de leur religion, quitte à malmener la laïcité en vue de s’assurer de l’orientation de leurs votes. Les prochaines élections sont, il est vrai, à quelques encablures.

C’est là que l’unité et l’indivisibilité ne tiennent plus, si l’on converge dans cette direction qui souffle en sens contraire de nos institutions et de l’esprit même de notre démocratie, dont la crise trouve encore ici de quoi s’alimenter.

Eric Deschavanne : Il y aurait lieu déjà d'être au clair avec les "principes républicains", qui devraient être intangibles, mais qui ont été beaucoup "bidouillés" par la droite comme par la gauche ces dernières années. La parité, par exemple, dont il faut rappeler que le principe a toujours été condamné par le Conseil constitutionnel dès lors qu'il en a eu l'occasion, a ouvert la boîte de Pandore de la discrimination positive. On a fabriqué des lois mémorielles, introduit le pseudo-principe de précaution dans la constitution, etc. Bref, lorsqu'un homme politique argue aujourd'hui de ses "convictions républicaines", on ne sait plus trop à quelles valeurs il se réfère; généralement il s'agit de la dernière mode idéologique. Cela dit, je ne pense pas que la crise de confiance ou d'identité que traverse la France puisse être réglée par la seule invocation des principes : il me semble préférable de miser sur la refondation de l'enseignement primaire, l'adaptation du modèle social et la mise en place d'une politique économique "business friendly".

S'il est entendu que les principes républicains comme l'uniformité, et l'indivisibilité peuvent logiquement paraître comme étant des réponses à cette crise identitaire, dans quelle mesure au contraire est-ce que la laïcité par exemple alimente aussi l'idée d'une identité en dissolution ?

Guylain Chevrier : Dans le contexte d’une montée des revendications communautaires à caractère religieux provenant essentiellement des musulmans pratiquants, la présence de crèche de la nativité dans des bâtiments publics a pu parfois être une sorte de contre-réaction identitaire de certains élus. La position de principe qui est de faire interdire la présence de ces crèches au nom de la laïcité est légitime (art.28 de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905), car sinon, c’est ouvrir la possibilité de revendications tous azimuts des autres confessions à investir les mairies, écoles, etc. Pour autant, cela a pu être vécu comme une atteinte à l’attachement à une identité nationale qui n’est pas moins légitime qu’une autre, tout du moins pour une partie de la population, ayant le sentiment d’être appelée à vivre dans une sorte de transparence identitaire, voire une fadeur identitaire, pendant que les identités issues de la diversité culturelle et religieuse venues, en quelque sorte d’ailleurs, prospèrent sur notre sol encouragées par les pouvoirs publics dont de nombreux élus locaux. C’est sans doute pour cela qu’il faut s’en tenir à l’application stricte des principes vis-à-vis de tous, des crèches de la nativité aux sorties scolaires, ou on risquerait de nourrir une mise en concurrence des identités bien plus angoissante encore et à hauts risques

Eric Deschavanne : Je suis intrigué par le propos de François Hollande : à quelle réalité fait-il référence lorsqu'il affirme qu'il y a en France une "crise identitaire grave" et "depuis longtemps" ? S'agit-il d'une concession à l'air du temps ou bien pense-t-il réellement ce qu'il a dit ? J'aurais aimé qu'il précise la nature de son diagnostic. Pour apporter efficacement des remèdes à une situation de crise, il faut d'abord être en mesure de la caractériser précisément et d'en identifier les causes.
En évoquant la question de la laïcité, vous laissez entendre que la crise en question serait liée à la question de l'islam. Je n'en suis pas convaincu. L'immigration non européenne des dernières décennies a certes engendré de nombreux problèmes : les musulmans ont importé sur notre territoire la crise de l'islam; des ghettos se sont constitués, zones de non droit et de régression culturelle. Tout cela est bien connu, mais la société a résolu le problème par le séparatisme social. Le défi que représente la greffe de l'islam en France agit plutôt comme un révélateur. Révélateur des défaillances de notre école, des faiblesses de l'Etat régalien, de notre préférence pour le chômage, etc.
Révélateur aussi, en effet, du manque de foi dans les ressources de notre civilisation. Si François Hollande stigmatise la "crise identitaire" qui tient à l'inflation de l'hypercritique, à la culture de la défiance et de la haine de soi, je suis d'accord avec lui, mais force est de constater que sur ce plan la gauche n'est pas en reste, qui alimente plus souvent qu'à son tour "l'identité malheureuse" et "l'oikophobie" si bien dépeintes par Alain Finkielkraut. Nos principes sont en réalité très forts, notre conception de la laïcité en particulier, fort raisonnable, mais nous doutons de nous à l'excès, d'où cette tentation permanente de caricaturer la neutralité laïque soit dans le sens d'un ultralibéralisme multiculturaliste, soit dans le sens d'une volonté laïcarde d'éradiquer tous les signes religieux.

Toujours dans la même logique, la notion de Liberté ne peut-elle pas être interprétée comme une injonction de respecter les différences culturelles, alimentant également l'angoisse sur une division identitaire, voire un affrontement entre plusieurs d'entre-elles ?

Guylain ChevrierLe principe de liberté est relatif au caractère inaliénable d’un certain nombre de droits, droits politiques, civiques, économiques et sociaux, dont l’individu est détenteur en tant que citoyen.  Il est vrai que nous sommes dans ce domaine confrontés à la tentation d’une toute autre conception de la liberté concurrente de la notre, relative à la reconnaissance de la diversité culturelle et donc des différences, par là-même des communautés, sur le fondement de l’égal dignité de tous les être humains au regard de leurs traditions et de leurs croyances, comme l‘UNESCO en a fait sa profession de foi depuis le début des années 2000. Laisser se segmenter le corps politique en groupes communautaires concurrents par l’entremise d’une reconnaissance de la diversité culturelle distribuant des droits spécifique à chacun, serait un péril mortel pour la République, dont l’indivisibilité serait perdue et le contrat social sur lequel repose la cohésion sociale balayé.

Il y a des tensions identitaires palpables qui traversent notre société, comme l’enquête de Sociovision via RTL l’a récemment révélée, avec une large majorité de Français qui se disent favorables à plus de discrétion des religions dans l’espace public et dans tous les espaces de la société jusque dans l’entreprise, pendant que les musulmans dans leur majorité demandent le contraire. Il y a un double mouvement contradictoire que cela souligne entre une société française qui se sécularise et une majorité de musulmans qui suit le mouvement inverse.

Il y a donc aussi un enjeu au regard de cette situation avec un risque ressenti par les Français de l’émergence d’affrontement identitaire. Il en découle un mal être social qui fait douter du bienfondé de la liberté telle qu’elle se présente ainsi sous le signe de ces contradictions. On pourrait finir même par ce drame, de faire penser qu’il vaut mieux voter pour une politique chauvine, qui rompe avec le principe d’égalité en favorisant les nationaux y compris sélectionnés selon leur origine, que pour la liberté et la démocratie. Suivez mon regard !

Eric Deschavanne : La liberté n'est pas la solution, mais elle n'est pas non plus le problème. J'observe qu'il y a peu d'individus qui réclament pour eux-mêmes la restriction de la liberté. Quand on exige la limitation de la liberté, c'est en général pour les autres. La liberté doit être la règle en toutes choses, sa limitation l'exception, fondée sur des raisons fortes, susceptibles d'être publiquement justifiées, sans contradictions si possible. L'expression d'une identité culturelle ou religieuse n'est pas un problème en soi tant qu'elle n'est pas agressive. En s'opposant à la construction de mosquées ou en interdisant les crèches ou les sapins de noël dans les lieux publics on contribue à fabriquer la crise identitaire à laquelle on prétend remédier. Cela dit, on peut être libéral sans sombrer dans l'aveuglement idéologique : hors la liberté de communiquer ses idées (et non la liberté d'expression en général), qui devrait être illimitée, toute liberté rencontre sa borne, dont le positionnement est du reste toujours discutable. Sur la question de la laïcité, par exemple, l'interdiction des signes religieux ostentatoires à l'école et celle de la burka dans les lieux publics me paraissent justifiées et non attentatoires aux libertés fondamentales, mais pas absolument incontestables pour autant. Il est normal qu'une démocratie ait ce genre de débats, sans qu'il y ait lieu de crier à l'islamophobie ou à la crise identitaire.

En quoi la crise d'aujourd'hui n'est-elle pas comparable avec celle du début du siècle, opposant les défenseurs d'une République laïque et ceux d'un Etat catholique ?

Guylain Chevrier A l’époque, il s’agissait d’achever la construction de l’Etat en le dégageant de la tutelle d’une religion historique qui avait joué un rôle de ciment moral et culturel de longue date dépassé par l’émergence de l’individu de droit. Etablir la liberté du citoyen impliquait de le rendre totalement maitre de ses choix, indépendant de l’influence d’une Eglise ou d’une autre et de tout corps intermédiaire entendant se substituer à lui et à l’exercice de ses droit.

Les défenseurs de la laïcité se mobilisent aujourd’hui face à un Etat qui a tendance à céder aux pressions communautaires, particulièrement religieuses, laissant ainsi les Eglises opérer un mouvement de retour de leur influence sur l’Etat, voire dans l’Etat, avec un risque de ré-encadrement de la société. L’absence d’une loi sur la laïcité concernant la petite enfance, à la suite de l’affaire Baby Loup, promise par le Président de la République, est un autre élément des reculs en cours sur ce sujet.

L'identité française ne se résume-t-elle vraiment qu'à la République ? En quoi cette considération passe-t-elle à côté du problème ?

Guylain Chevrier La République est la forme que l’Etat prend dans notre pays, une République dont les attributs la définissent comme indivisible (aucune partie du peuple ne peut se substituer à lui), laïque (l’Etat est séparé des Eglises, la liberté de croire ou de ne pas croire est acquise et le libre exercice des cultes, le bien commun qu’est la citoyenneté est placé au-dessus des différences), démocratique (c’est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, tel le gouvernement des hommes par les hommes décidant de leur destin) et sociale (parce que garantissant des droits économiques et sociaux aux individus à travers une protection sociale obligatoire universelle). Pour autant, faut-il encore savoir que la société dans son ensemble est aussi marquée par un mode vie commun où l’esprit de liberté domine, où l’on partage des valeurs et des normes particulières, des conventions qui fonde notre lien social, avec une dimension culturelle nationale qui reste très forte bien que contester par de nouvelles revendications propres à une société plus composite qu’il y a trente ou quarante ans.

La France dispose d’un héritage riche qui vient de loin  et dont la dimension historique identitaire subsume la République, des racines gréco-romaines en passant par l’influence judéo-chrétienne et les humanités jusqu’aux penseurs des Lumières en passant par l’exception culturelle… La France a connu un mouvement de modernisation qui s’est réalisée depuis les années 1850 jusqu’à nos jours, pour affirmer une évolution libérale où l’individu a obtenu la liberté de ses choix personnels, de son mode vie, de ses mœurs, un droit au libre-arbitre et de tout brocarder bien français, chacun étant libre d’avoir une religion ou pas, de la pratiquer. Il en est d’un vivre-ensemble marqué par le mélange et la mixité sociale, s’opposant à la séparation selon les origines ethniques ou sociales, la couleur ou la religion. La France s’est construite sur le mode d’une cohésion sociale enracinée dans une solidarité issue de mouvements sociaux et de révolutions, qui ont joué leur rôle dans la laïcisation de la société et de l’économie elle-même, en poursuivant des buts de portée universelle. Avec les conflits nourris autour de la question de la reconnaissance de la diversité culturelle, c’est aussi tout cela qui se trouve remis en cause, dont l’Etat devrait bien mieux apparaitre comme le protecteur, l’intercesseur voire parfois le médiateur mais sans laisser la société et le peuple loin des décisions.

Mercredi 7 janvier, le dernier roman de Michel Houellebecq sera disponible à la vente. Si le thème de ce dernier est la prise de pouvoir politique par un parti islamiste dans un futur proche, l'auteur est surtout connu pour sa critique du libéralisme et de ses effets sur les relations humaines et la société. Derrière la polémique autour du livre, n'y-a-t-il pas avant tout une angoisse, plutôt qu'un sentiment islamophobe ?

Guylain Chevrier Ce dernier livre de Michel Houellebecq, Soumission, à travers la candidature d’un musulman à la présidence de la République en France, comme sujet principal, soutenu par le PS et l’UMP pour faire barrage au FN et financé par les pétrodollars des pays producteurs arabo-musulmans, nous parle peut-être d’autre chose par-delà la polémique qui prend forme.

A travers ce livre, la façon dont l’auteur prend l’islam à témoin peut apparaitre comme le prétexte d’une alerte sur l’extension du nihilisme contemporain, où la décomposition n’a pas de limites et où le monde est suspendu à des pétrodollars qui sont l’instrument d’une domination impersonnelle qui est susceptible de créer toutes les fuites en avant. Une logique de la mondialisation qui passe tout au crible de sa domination immorale pour aboutir à cette situation  de renversement de valeurs en France, à la façon dont elle s’attaque au nom d’un marché sans frontière ni nation, à l’homme, à ce qui fait son humanité, son identité, sa culture. N’est-ce pas en creux l’image d’élites qui, dans un moment en forme de tournant de l’histoire, choisissent l’union sacrée à la façon dont elles trahissent à chaque crise majeure le peuple, pour conduire au pire, comme l’impression générale en est déjà donnée aujourd’hui ?

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