Médecins en grève : pourquoi la loi Touraine voit des excès là où il n’y en a pas en aggravant au passage ceux qui mériteraient d’être corrigés<!-- --> | Atlantico.fr
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Les médecins sont actuellement en grève et ce, jusqu'à la fin de l'année
Les médecins sont actuellement en grève et ce, jusqu'à la fin de l'année
©Reuters

Diagnostic faussé

Le projet de loi de santé porté actuellement par Marisol Touraine peut parfois donner l'impression que les revendications des médecins en termes de rémunération sont exagérées, et bien qu'elles soient parmi les plus faibles des pays de l'OCDE. "Une mesure de gauche" a avancé la ministre de la Santé, pour justifier son souhait de généralisation du tiers-payant, faute de trouver des arguments plus rationnels. Un discours qui en dit long sur la capacité de la réforme à résoudre les problématiques de déserts médicaux et de déficits publics qu'elle prétend résoudre.

Frédéric Bizard

Frédéric Bizard

Frédéric Bizard est professeur d’économie à l’ESCP, président de l’Institut de Santé et auteur de « L’Autonomie solidaire en santé, la seule réforme possible ! », publié aux éditions Michalon.

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Atlantico : Quelle part d'excès peut-on attribuer aux revendications des médecins concernant la réévaluation des honoraires, alors que les déficits de l'assurance maladie sont à un niveau qui laisse penser qu'ils sont devenus difficilement maitrisables (en tout cas sur le plan politique) ? Celle-ci doit-elle s'appliquer de la même manière aux praticiens des villes que ceux établis en province, où le niveau de vie est mois faible ?

Frédéric Bizard : Alors que notre système de santé en part de PIB est le plus dépensier du monde après celui des Etats-Unis (12%du PIB contre 10% en moyenne dans les pays de l'OCDE), nos médecins sont parmi les moins bien payés. On a bien un problème d'efficacité allocative de notre système de santé, c'est-à-dire de bonne répartition des ressources vers ceux qui font fonctionner le système, les professionnels de santé. Le constat peut en effet être généralisé à l'ensemble des  professionnels de santé. Dans ce contexte, la volonté des pouvoirs publics depuis 20 ans (précisément depuis les ordonnances Juppé de 1996) de reprendre le contrôle administratif et opérationnel (dévolu à l'Assurance maladie principalement) va aggraver cette déficience d'efficacité allocative. La hausse des charges administratives, déjà les plus élevées au monde après celle des Etats-Unis, se fera aux dépens des soignants sur le plan financier et professionnel.

En revanche, cette loi de santé ne traite pas directement de la question de la rémunération des médecins. Cette dernière est négociée au sein de la convention médicale entre l'Assurance maladie et les syndicats de médecins. Comme souvent dans ces conflits sociaux, on assiste à un amalgame des revendications. La résistance au projet de loi devient le prétexte pour tout mettre sur la table. Les médecins urgentistes ont déjà bien profité de la situation. D'autres professions de santé pourraient se réveiller si la grève des médecins perdurait. Cela transforme une mobilisation contre la loi parfaitement légitime et utile pour l'intérêt général en un mouvement corporatiste.

Il est utile de rappeler que notre médecine de ville, dont les honoraires de médecins sont une partie majeure, est la plus efficace au monde. Elle représente 23% des dépenses de santé contre 33% en moyenne des pays de l'OCDE. En revanche, nos dépenses hospitalières sont les plus élevées avec 37% des dépenses contre 29% en moyenne dans l'OCDE. On voit bien que l'allocation des ressources doit être repensée. On ne peut pas durablement avoir les dépenses de santé parmi les plus élevées des pays développés et les professionnels de santé parmi les moins bien rémunérés et valorisés de ces mêmes pays.

Le rejet entier du projet de loi porté par Marisol Touraine, comme souhaité par certains représentants des médecins comme l'Union française pour une médecine libre est-elle vraiment justifiée ?

Ce projet de loi présente la particularité d'être dans la continuité des lois précédentes, dont la loi HPST de 2009 qui a créé les agences régionales de santé (ARS) et d'être inutilement sectaire envers le secteur privé, médecins libéraux et établissements privés non associatifs. Ainsi, la loi Touraine prévoit de confier tous les pouvoirs d'organisation des soins à l'échelle régionale aux ARS, sans contre pouvoir pour les acteurs locaux (patients, professionnels de santé, établissements). Elle entend aussi exclure du service public hospitalier (urgences, permanence des soins, recherche...) les établissements privés disposant de médecins libéraux pratiquant la liberté d'honoraires, sans appliquer la même règle aux établissements publics! Au bénéfice de qui? Certainement pas du plus grand nombre.

Outre les points qui touchent les médecins, le texte ne répond pas aux grands enjeux du moment. Ce type de loi doit fixer le cap stratégique pour les dix ans qui viennent en matière de santé publique. La loi de 2004 fixait 100 objectifs de santé publique, ce qui était déjà aberrant; celle-ci n'en fixe aucun, ce qui ne l'est pas moins. C'est d'autant plus regrettable que nous sommes durablement dans un période de restriction des ressources publiques ce qui oblige encore plus les gouvernants à définir des priorités.

Certains thèmes phares comme la prévention sont abordés de façon cosmétique, davantage par souci de communication que par stratégie. Lutter contre l'obésité en apposant des logos nutritionnels sur les aliments ou contre l'alcoolisme en interdisant les beuveries étudiantes en sont deux illustrations parmi d'autres.

En conséquence, demander de repenser la loi à partir d'une feuille blanche, qui semble être la position dominante du monde médical est préférable.

Au contraire, parmi ce qui est reproché au médecin, comme sur la frilosité d'une généralisation du tiers payant, qu'est ce qui ne devrait pas l'être ? Comment faire la part des choses?

Le tiers payant généralisé n'a rien d'une mesure sociale puisque tous ceux qui n'ont pas les moyens d'avancer les frais de 23 euros pour consulter un médecin en bénéficient déjà. Aucune étude ne démontre qu'il existe un renoncement aux soins concernant les consultations médicales en France. En revanche, l'effet inflationniste sur le volume de consultations du tiers payant généralisé est inévitable, ce qui devrait bénéficier au développement du chiffre d'affaires des médecins libéraux qui sont payés à l'acte. Alors, pourquoi s'y opposent-ils? Car ils craignent de perdre leur indépendance professionnelle (liberté de prescription, liberté d'installation) s'ils sont intégralement payés par les caisses et non par les patients. Les réactions sont probablement excessives même si elles ne relèvent pas que du fantasme.

Peu importe dirais-je car le tiers payant généralisé est profondément délétère pour notre modèle de santé qui contrairement au modèle anglais fait porter la modération de la consommation de soins sur le patient et le médecin et non sur l'Etat. C'est la raison pour laquelle nous avons le système du ticket modérateur, qui doit être mieux utilisé.

En quoi le projet de loi de santé ne répond-il pas aux problèmes de désertification médicale, ou encore des déficits de la sécurité sociale ?

Mettre en place le tiers payant généralisé - dont les coûts annuels de gestion technique dépassent le milliard d'euros et qui est une désincitation à la modération de la consommation de soins - est antinomique avec un objectif de réduction des déficits de la sécurité sociale (qui sont aussi largement dus à un problème de structuration des sources de financement). D'ailleurs, la Ministre justifie la pertinence de cette mesure par l'argument politique d'être une mesure de gauche, de justice sociale. Donner la gratuité des soins aux personnes les plus aisées n'a rien d'une mesure de gauche, me semble t'il. Affaiblir l'équilibre financier de l'Assurance maladie, garante de la solidarité entre les bien portants et les maladies, ne peut qu'aggraver les inégalités sociales et donc être source d'injustice sociale, sans aucun doute. 

Quant à la désertification médicale, elle est liée à la fois à la fragilisation du modèle économique de la médecine libérale et à la question d'attractivité des territoires pour les soignants. C'est la raison pour laquelle cette désertification touche aussi bien les grandes villes (pour les médecins généralistes surtout) que les régions rurales reculées (pour les spécialistes surtout). Ce n'est pas le passage de la consultation des généralistes de 23 euros à 25 euros qui règlera la question.

Quelles seraient alors les pistes qui lui permettraient de mieux y répondre ? Que devrait-elle davantage prendre en compte ?

Nous sommes au bout du bout d'un système pensé dans le monde des années 50 (pathologies aigues, familles stables, absence de chômage, information difficile d'accès) qui s'est radicalement transformé. Le monde a changé et notre modèle n'a pas été ajusté en conséquence. C'est donc une refondation de notre système de santé (1) qui est nécessaire, ce qui ne signifie pas un démantèlement du modèle qui a fait la preuve de sa supériorité sur tous les autres au XXème siècle. Ce qui est vrai pour notre système de santé est vrai pour l'ensemble des composantes de notre modèle social (2).

Les trois axes majeurs à la refondation sont le passage d'un système hospitalo-centré à un système centré sur les lieux de vie et sur les individus, la coordination des parcours de soins des patients chroniques et la réorganisation de notre système de financement. Aucun des trois sujets n'est en réalité abordé dans cette loi.

(1) "Refonder le système de santé français: Pourquoi? Comment? - 40 propositions pour réformer" - Juillet 2014 - Frédéric Bizard - Juillet 2014- Disponible ici.

(2) "Refonder le modèle social français: Pourquoi? Comment?" - Institut Thomas More - Par Frédéric Bizard - Juillet 2013 - Disponible ici

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