Le plan Juncker dans la tourmente d’une Europe incapable de savoir où elle va<!-- --> | Atlantico.fr
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L'Europe est incapable de savoir où elle va.
L'Europe est incapable de savoir où elle va.
©Reuters

L'impasse

Le dernier Conseil européen de l’année bouclera ses travaux ce vendredi 19 décembre à Bruxelles. Il est essentiellement consacré au plan d’investissement de 315 milliards proposé fin novembre par Jean-Claude Juncker. Mais rien ne semble motiver les États-nations à avancer unis pour sortir du marasme. Le Vieux continent devient une puissance sans conscience... au risque de ruiner de son âme ?

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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François  Leclerc

François Leclerc

François Leclerc est chroniqueur de "L'actualité de demain" sur le blog de Paul Jorion ainsi que dans La Tribune.

Il est également l'auteur de "Fukushima, la fatalité nucléaire", aux éditions "Osez la République sociale!".

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Jean Luc Sauron

Jean Luc Sauron

Jean-Luc Sauron est Haut fonctionnaire, professeur de Droit européen à l'Université Paris-Dauphine.

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Alain Wallon

Alain Wallon

Alain Wallon a été chef d'unité à la DG Traduction de la Commission européenne, après avoir créé et dirigé le secteur des drogues synthétiques à l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, agence de l'UE sise à Lisbonne. C'est aussi un ancien journaliste, chef dans les années 1980 du desk Etranger du quotidien Libération. Alain Wallon est diplômé en anthropologie sociale de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, VIème section devenue ultérieurement l'Ehess.

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Atlantico : Les négociations houleuses et les balbutiements autour d'une question aussi esssentielle que le plan de relance européen témoignent-ils d'une Europe qui manque de vision, qui ne sait plus vraiment où elle va ?

Jean-Luc Sauron : Le président de la Commission européenne, M. Jean-Claude Juncker, a souligné que, selon lui, il présidait la Commission européenne de la dernière chance ! Ce n'est guère mobilisateur. Il s'est indirectement placé dans les mains des gouvernements nationaux en lançant un plan d'investissement qui ne peut avoir des conséquences positives qu'avec l'appui des Etats. Le plan d'investissement représentera une capacité de mobilisation de 315 milliards et les propositions de projets d'investissements nationaux avancés par les Etats tournent autour de 1300 milliards d'euros.

Cherchez l'erreur. Les sommes donnent le vertige : les Etats sont-ils conscients du caractère irréel de leurs demandes ? Pensent-ils déjà que l'exercice est vain ? Cette idée de demander aux Etats les projets à financer est contraire à l'objectif, celui de donner avec un minimum de sommes mobilisées un maximum d'effet.

Pour jouer l'effet levier tant attendu, il aurait fallu non pas additionner des projets nationaux non articulés les uns aux autres, mais concevoir des projets à partir de l'espace continental (l'Union européenne) et pensés à partir des dynamiques transnationales. Mais comment concevoir un arbitrage qui reposera forcément sur des gagnants et des perdants à partir d'une majorité d'Etats sans projets communs ?

Alain Wallon : Il n’est pas surprenant que, pour un plan de cette ampleur, même si moins de 10% du montant final espéré est mobilisable au départ, les Etats membres soient très frileux et d’une prudence de sioux.

Dans la mesure, notamment, où chacun d’eux – et certains beaucoup plus que d’autres – est pris dans le carcan de fortes contraintes budgétaires au niveau national et aussi, il faut le rappeler car c’est l’autre mâchoire de l’étau,  dans celui d’un budget européen pluriannuel, les "perspectives financières" 2014-2020, dont les Etats membres ont revu le plafond des dépenses à la baisse le rétrogradant à 908,4 milliards d’euros. La Commission a même dû bagarrer pour que le budget 2013 soit abondé par les Etats qui tardaient à débourser leur part, des programmes comme Erasmus ou celui de la politique de recherche aillant ainsi failli aller au tapis pour cause de factures impayées.

L’Europe, en effet, donne l’impression de pédaler en pleine côte le nez sur le guidon. La pente est certes raide – et ce n’est pas une "raffarinade" ! – mais l’obsession gestionnaire, la vision purement comptable, égoïste et de court terme, sont hélas tout autant facteurs de risque que ceux, très concrets, qu’ils s’acharnent à vouloir écarter. L’Union européenne sait où elle va, jusqu’à un certain point : le haut de la côte. Au-delà de ce col de montagne, la vision échappe à peu près à tous.

François Leclerc : L’absence de toute vision européenne date de bien avant ! Si l’on veut une image de la profonde cécité qui prévaut, il n’y a qu’à faire référence aux "tax rulings" pratiqués depuis des années à l’échelle industrielle par un pays fondateur de l’Union européenne, et dont le Premier ministre d’alors se retrouve président de la Commission, quel symbole ! La reprise en main de la direction des affaires européennes par le Conseil européen - c’est à dire les chefs d’État et de gouvernement des pays membres - a coïncidé avec une absence totale d’ambitions.

L’Europe, et ce n’est pas nouveau, n’a jamais traité les volets fiscaux et sociaux de la construction européenne et n’a finalement trouvé comme principale vocation que la promotion d’une politique qui a engendré une crise financière mondiale dont nous ne sommes pas sortis, ce que l’on a déjà oublié. La seule navrante vision qui nous est proposée, c’est celle de libérer le marché de ses entraves, avec comme appui la théorie du culbuto, qui revient toujours à l’équilibre comme avant.

Beaucoup d'incertitudes demeurent... Les 28 ne s’engageront pas explicitement à contribuer financièrement au fonds, et Juncker ne dispose que de 21 milliards d’euros de garanties – venant pour 16 milliards des fonds structurels européens et pour 5 milliards de la Banque européenne d’investissement (BEI). Ce plan s'apparente-t-il en réalité à une arme à feu déchargée ? Cette difficile équation peut-elle être résolue ou sonne-t-elle la fin de la solidarité européenne ?

Jean-Luc Sauron : L'Union européenne n'a d'union que le nom. Déjà cette formulation d'Union se limite à un tropisme nord-américain (les Etats-Unis d'Europe comme les Etats-Unis d'Amérique). Combien était plus chargée de forces et de symboles, la notion de Communauté. Cette Communauté avait pour objectif de développer le bien commun, de renforcer le partage d'initiatives dans la même direction.

L'Union ("dans la diversité" selon la devise de l'Union dans la Constitution européenne) consiste à rassembler sous la même bannière des destins qui restent nationaux et par suite, divergents. L'imaginaire collectif européen se construit à présent à partir des notions d'espace (sans frontière), de marché intérieur (c'est quoi l'extérieur ?), d'Union (d'éléments durablement différenciés). C'est un imaginaire ou un collectif bien morcelé, sans contenu, ni limite. Or comment se projeter dans un monde de concepts qui ne tend pas à accroître le bien public, le bien commun ?

Alain Wallon : Oui, les 28 ont – là aussi, certains plus que d’autres – des oursins dans les poches. Le plan Juncker est ambitieux et c’est sans doute un de ses principaux mérites. Il fallait en effet frapper les esprits avant de s’attaquer aux porte-monnaie. On ne prête qu’aux riches ou, en l’occurrence aux riches "virtuels"…

Non, ce n’est pas une arme à feu déchargée mais, tel le fameux Colt à six-coups du Far-West, une arme dont il faut compléter le barillet avant de pouvoir espérer toucher la cible. Le problème est peut-être moins dans la crédibilité de l’effet bras-de-levier escompté que dans le risque de disperser la charge en petits plombs, chaque Etat y allant de ses petits projets, au lieu de concentrer la poudre dans des munitions moins nombreuses mais plus puissantes.

Ce n’est pas pour autant que la solidarité européenne ne se fera pas sentir, si le besoin touche au cœur du dispositif et oblige à se serrer les coudes. Mais, pour l’instant, on en est au stade de l’observation mutuelle et jalouse car chaque Etat membre veut, quel que soit le résultat final de l’opération, ne pas se trouver lésé au profit d’un plus malin… Encore une fois, le risque majeur est que certains ne jouent pas franc jeu ou trop "petit bras", ce qui affaiblirait d’autant les chances de parvenir à convaincre le secteur privé, investisseurs et entreprises bénéficaires, de participer à la montée en charge du plan de relance.

François Leclerc : Il en est du plan Juncker comme du reste : il est l’expression d’une stratégie de communication. Son initiateur tend désormais la main pour que les États lui procurent quelque crédit en investissant, vu son accueil, sans être capable à ce jour de répondre à Matteo Renzi qui demande que les investissements publics ne soient pas pris en compte dans le calcul du déficit !

Ce plan ne pêche pas seulement par son montage financier, qui essaye d’attirer les investisseurs financiers en leur garantissant que les pertes seront couvertes par des fonds publics; il cache sa vacuité derrière l’existence de milliers de projets en souffrance à Bruxelles qui attendent leur financement, sans être capable de donner des priorités, en particulier en matière d’emploi, puisque la croissance est devenue sans emploi (et que par ailleurs elle fait défaut)…

La nouvelle Commission se revendique politique, et de ce point de vue elle ne trompe pas son monde. Son plan exprime bien la seule politique qui vaille en matière européenne : gagner du temps pour repousser à plus tard les questions qui dérangent. La première d’entre elles, c’est la restructuration de la dette grecque, une promesse déjà oubliée et pourtant faite.

Beaucoup s’interrogent également sur la gouvernance du fonds. L'Allemagne, qui redoute une "politisation" du choix, plaide pour laisser la main à la BEI et éviter au maximum que la Commission intervienne. La France, elle, n’aurait au contraire rien contre la participation de la Commission au "board" du fonds. Quel bloc peut l'emporter ? Et pourquoi ?

Jean-Luc Sauron : Qui gagnera ? Je n'en ai pas la moindre idée. Mais les deux projets sont, tous les deux, vains. Ils sont voués à l'échec car dans les deux cas qui sera responsable de l'échec ? Dans le cas d'une gouvernance confiée à des banquiers (BEI), où sera le décideur politique ?

Qui pourra contredire la défense de ceux qui vous expliqueront que la prévision économique est incertaine et que des raisons imprévisibles sont venues contrecarrer des projets économiques géniaux. Pardon aux économistes, mais si je connais de très bons historiens de l'économie, la science économique, elle, en ce qu'elle serait scientifiquement (et donc solidement) fondée, a du mal à me convaincre de son efficacité.

Dans le cas d'une gouvernance interétatique, la distribution suivra les rapports de forces entre Etats et aboutira à un soupoudrage sans effet réel, mais sans mise à l'écart de tel ou tel Etat . La solution serait de confier la direction du fond à la Commission européenne, qui a les techniciens et le projet continental idoine. Ce choix conduirait à revenir sur son démantelement, par petites touches depuis 2008.

Alain Wallon : L’argument que la BEI serait garante d’une non-politisation de la gouvernance et pas la Commission n’est pas sérieusement défendable. La Commission est une institution supranationale, elle a un monopole de proposition dans les domaines des politiques de l’Union, mais reste un exécutif soumis à des mandats précis et au "final cut" des instances de codécision que sont le Conseil (les Etats membres) et le Parlement européen. 

La BEI, elle, jouit d’une "indépendance décisionnelle" dans ses choix stratégiques et techniques, certes sous le contrôle des 28 Etats membres actionnaires de la Banque, mais tout de même avec plus de latitude que la Commission.

De plus, le Fonds européen pour les investissements stratégiques de 315 milliards d’euros est le fruit d’un étroit travail en commun de la Commission et de la BEI ! Ecarter "au maximum" la Commission serait donc contre-productif. Le défi est déjà en soi énorme, ce n’est pas en essayant de tirer le drap vers soi qu’on échappe, bien au contraire, au risque de "politisation", qui reste d’ailleurs à définir…

François Leclerc : Dans cette affaire, la BEI marche à reculons et n’est pas outillée pour faire face à la mission qui lui sera confiée. On n’évitera pas, en dépit des intentions proclamées, que chaque gouvernement mette son grain de sel dans le choix des projets à financer, à la recherche de retours pour son pays comme s’il s’agissait d’un gâteau à se partager.

A Bruxelles, un grand marché va s’ouvrir où les grandes entreprises auront également leur stand. Où sera la cohérence dans tout cela ? Quand aux dirigeants allemands, il faut se rappeler le commentaire d’Angela Merkel, qui a déclaré soutenir "dans son principe" le plan Juncker. On a connu plus enthousiaste.

Comment expliquer que pareil plan ait été lancé sans vision, sans argent et sans concertation réelle ?

Alain Wallon : Vision il y a mais, comme je l’ai dit, le haut de la côte est l’horizon jusqu’à nouvel ordre. Le capitalisme connaît une crise systémique depuis maintenant près de six ans, crise de sa mondialisation mal appréhendée voire inévitable du fait de ce que les Anglais appellent le "stretching effect" : à force de tirer sur le tissu – en l’occurrence celui de l’économie globalisée – pour l’élargir, il s’amincit, perd en résistance et voit se créer des trous nombreux et des zones de faiblesse, sans parler des effets non prévus et donc non gouvernés.

Les pays européens et leurs institutions communes sont évidemment concernés, touchés par ces conséquences très lourdes et dont les mécanismes de reproduction sont en partie mal connus. Quant au manque d’argent, redisons-le, c’est autant la peur de se priver de ressources, même mineures, pour leur propre budget que la crainte jalouse de ne pas être aussi bien servi que les autres, que les Etats freinent tout engagement un tant soit peu risqué à leurs yeux.

La concertation a eu lieu, sans doute, mais elle a eu moins d’écho qu’on aurait pu l’espérer car elle n’a pas eu beaucoup de temps pour s’organiser en amont. La Commission Juncker est toute récente, à peine adoubée et pourtant il lui faut orienter les choix dès le départ, sans traîner : cinq ans de mandat, c’est court. Le budget européen est très en dessous de ce que toute grande ambition stratégique nécessiterait. La taxe de type Tobin est un objectif hélas réduit chaque jour un peu plus en peau de chagrin, alors qu’elle pourrait permettre d’abonder les ressources propres de l’UE.

François Leclerc : Je dois revenir sur ce que j’ai dit : il y a bien eu une vision à la base de ce plan, c’est celle d’assoir la candidature de Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission. Son absence de financement n’est quant à elle pas une nouveauté, la première puissance européenne faisant de l’équilibre budgétaire un dogme sans rencontrer d’opposition déclarée.

Une bien étrange situation prévaut : aucun bilan de la politique de désendettement adoptée n’a pas été tiré, comme si elle était seule possible, en dépit de ses conséquences sociales dramatiques, plus particulièrement dans les pays que l’on prétend être "sauvés", ainsi que du fait que la zone euro est aujourd’hui au bord de la déflation, suspendue à une décision de la BCE dont il est attendu à tort un miracle.

La promesse que des "réformes structurelles" destinées à baisser "le coût du travail" jailliront la lumière et la croissance n’est que l’expression d’une croyance aveugle dans des recettes dont on voit les résultats. Du dire même de l’OCDE, les inégalités sociales ne cessent de croître, ce dont elle s’alarme en raison des conséquences sur la croissance.

Si les taux bas pour le financement des Etats et l'annonce du plan Juncker devraient soutenir les perspectives de croissance et la reprise des marchés financiers, qu'en est-il dans les faits ? L'incapacité de l'Europe à s'entendre pèse-t-elle directement sur les perspectives économiques à court et moyen terme ? 

Nicolas Goetzmann : Il s’agit du grand paradoxe de cette fin d’année. L’euro baisse, le pétrole baisse, et les anticipations de croissance et d’inflation sont également à la baisse pour la zone euro. Alors que dans le même temps, les Etats Unis ou le Royaume Uni connaissent une situation de forte expansion.

Cela signifie que les marchés perdent peu à peu confiance dans la capacité de l’Europe, en tant qu’institution politique, à agir. Le plan de 300 milliards de Jean Claude Juncker a été annoncé en juillet 2014, et pourtant les prévisions de croissance ont été fortement revues à la baisse entre septembre et décembre, ce qui signifie que personne ne croit en ses effets. Même chose du côté de la Banque centrale européenne, ou un plan de relance est attendu pour le 22 janvier par 90% des économistes. Malgré toutes ces "avancées", les anticipations de croissance sont quand même à la baisse, pourquoi ?

Tout simplement parce que l’Europe est aujourd’hui sur le point de sombrer et que les actions mises en place par le plan Juncker ou par l’assouplissement quantitatif de la BCE n’ont pas vocation à sortir l’Europe de la crise, mais à la garder dans son état actuel. Elles ont vocation à permettre à l’Europe de continuer dans cette situation de stagnation dans laquelle elle est aujourd’hui plongée. Il ne s’agit donc pas de sortir de la crise par le haut, mais simplement de lui éviter de s’aggraver encore. Un traitement palliatif, en quelque sorte. Parce que le patient ne veut pas mourir, mais il ne veut pas guérir non plus.

Pas d'intégration économique, des Etats frileux pour s'engager plus avant et des perspectives en berne... 60 ans après l'émergence de l'Europe "unie", que révèlent les failles autour du plan Juncker sur l'essence même de l'idéal européen ?

Jean-Luc Sauron : L'Union européenne n'a ni les fonctionnaires pour, ni le gouvernement nécessaire. En effet, ce ne sont pas les 45.000 fonctionnaires européens (Commission européenne, Conseil et Parlement européen) qui font tourner la boutique européenne, mais les fonctionnaires nationaux (l'administration déléguée) qui mettent en œuvre et rendent des comptes sur la bonne exécution. Mais chacun est formé à voir "midi à sa porte" !

Au mieux, ils réfléchissent, dans et pour, un cadre national… Sinon, ils pensent et agissent pour un territoire sub-étatique comme le Land allemand ou la région autonome italienne. L'Europe carolingienne s'est édifiée autour des "missi dominici", la France républicaine autour de ses fonctionnaires d'Etat : instituteur, préfet, etc. Comment faire monter une Europe sans ouvriers, sans manœuvres ?

Par ailleurs comment conduire ces ouvriers sans architecte ? Il faut un gouvernement qui pense et qui conçoive "continentalement", globalement. Seule la Commission européenne est armée pour. Mais elle n'est ni constituée, ni assise sur une majorité devant qui elle serait responsable de son incapacité à répondre aux questions qui se posent collectivement à l'Europe.

Quand vous pensez que la gouvernance de la zone euro, et donc l'avenir économique de l'Europe, peut se heurter à la lassitude de la population grecque à supporter l'austérité et qui pourrait par colère et impuissance élire les démagogues de Syriza, dernière étape avant l'effondrement de la démocratie en Grèce. 30 ans après les colonels, nos amis grecs ne risquent-ils pas de revenir à une démocrature, dont la Hongrie teste les "avantages" en termes de décisions politiques ?

Alain Wallon : L’intégration économique, seule base de long terme pour la monnaie unique, se fera. Mais avec quels soubresauts ? La crise de 2008 perdure sous des formes diverses, parfois mal perçues ou tout simplement masquées  par la capacité du système à réinventer des formes de vie commune avec elle. Ainsi la City, qui déploie des trésors d’inventivité et de persuasion dans la relance de produits financiers dont la toxicité a été avérée.

Les stress-tests anglais appliqués aux banques et établissements sont apparemment plus costauds qu’ailleurs en Europe, mais les mesures de régulation de l’activité bancaire avancées par Michel Barnier lors de la précédente mandature sont plus que menacées sous la pression d’un lobbying dont la City , à l’évidence, n’est pas absente.

François Leclerc : Y a-t-il encore un idéal européen, lui qui est né après la Seconde Guerre mondiale avec la volonté que cette fois-ci ce sera vraiment la dernière ? Comment pourrait-il retrouver des couleurs aujourd’hui, sinon en reprenant les volets fiscaux et sociaux de la construction européenne qui ont été abandonnés en chemin ? On parle parfois de gouvernement économique, mais jamais de son programme !

La sinistre Troïka que la Commission, la BCE et le FMI ont constituée a représenté l’Europe partout où elle est passée. Celle-ci est désormais associée non plus à une espérance et un mieux être mais à la mise en cause des acquis sociaux et de l’État providence, qui ne seraient plus dans ses moyens. Dans ces conditions, il est extraordinaire qu’un mouvement comme Podemos en Espagne, ainsi qu’un parti comme Syriza en Grèce, continuent d’être favorables à l’Europe : si un espoir européen subsiste, ce sont eux qui le représentent au mieux.

Plus généralement, l'Europe est-elle historiquement et politiquement une puissance mal ou pas assez pensée ? Puissance sans conscience n'est-elle que ruine de l'âme ?

Jean-Luc Sauron : J'avoue mon peu d'appétence à répondre à un sujet de bac philo ! Plus sérieusement, il faudrait sortir l'Union européenne du XXème siècle. L'Europe aujourd'hui est le jouet de maîtres politiques (Etats-Unis ou Russie) ou économiques (Chine ou Pays du Golfe), chacun ayant ses affidés dans les "élites" politiques ou intellectuelles.

Qui pense Europe ? Qui réfléchit en regardant si cela est bon pour l'Europe dans sa globalité et non pas pour tel ou tel Etat pris séparément ? Il faudrait des écoles de fonctionnaires ou des centres de formation des politiques "fabricant" des hommes et des femmes dont le territoire serait le continent européen. Les juges européens ou les banquiers de la BCE se projettent dans un monde continental. Qui peut en dire autant ailleurs ? Ce n'est pas une critique, mais un état de fait. Les Européens n'ont ni les cadres, ni les corps intermédiaires, ni des populations se concevant, s'imaginant au niveau du continent européen.

La crise de l'identité européenne est prévisible : en l'absence de projets communs qui forgeraient le vivre ensemble, nous n'avons plus qu'un "monde du spectacle" au niveau européen, où la dernière mode est de se définir comme eurosceptique ou euroréaliste ! Christophe Colomb l'était-il, réaliste, quand il est parti découvrir l'Amérique ? Ses financiers l'étaient-ils davantage ?

J'avoue que cette Europe provinciale et comptable m'ennuie !

Alain Wallon : La situation d’après-guerre avait été très bien évaluée par les "pères fondateurs", au premier chef par Jean Monnet qui avait compris que sans organe supranational, voulu et pourvu de pouvoirs délégués par les Etats participants, c’est la paralysie garantie, comme il avait pu l’appréhender par son expérience de la Société des nations. Le traité de Rome a permis de jeter les bases durables d’un projet européen ambitieux et dynamique.

Sans entrer dans un bilan, trop complexe pour ne pas être bien souvent caricatural, de la mise en place de la monnaie unique, il paraît clair aujourd’hui que l’économie a été plutôt bien servie par le législateur européen, et que c’est le passage de l’Europe économique vers l’Europe politique, celle qui devra remplacer les pieds d’argile du colosse européen par des jambes solides, conçues et musclées pour le long terme, qui reste tragiquement en chantier alors qu’elle n’en a jamais eu plus besoin. Il n’est pas trop tard pour le penser, ce changement de "piliers" !

Mais la période est plus favorable, hélas, aux coupeurs de budget en quatre, aux économiseurs de bouts de chandelle qu’aux esprits novateurs, tournés vers un horizon plus élevé que le haut de la côte et le bout de la rue…

François Leclerc : Parlant de ruine de l’âme, comment ne pas évoquer, sans faire d’amalgame, le repli, le souverainisme, voire la xénophobie, autant de fortes tentations montantes dont les dirigeants européens portent la responsabilité collective ?

Le Vieux continent, comme les Américains l’appellent, mérite mieux au nom de son histoire mouvementée et de son héritage que l’image qu’ils en donnent, incapables de sortir l’Europe de son ornière et d’en faire non plus un problème mais une solution.

Propos recueillis par Franck Michel / sur Twitter

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