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Les entreprises ont tué la valeur ajoutée des salariés.
Les entreprises ont tué la valeur ajoutée des salariés.
©Reuters

Ecologie humaine

Les systèmes de contrôle ont pris un telle ampleur au sein de l'entreprise que les salariés n'ont d'autre choix que de réaliser leur potentiel créatif en dehors de celle-ci.

Pierre-Yves Gomez

Pierre-Yves Gomez

Pierre-Yves Gomez est directeur de l’Institut Français de Gouvernement des Entreprises/ EM LYON. Il a récemment publié La Liberté nous écoute (éditions Quasar, 2013) et Le travail invisible, enquête sur une disparition (éditions François Bourin, 2013) qui a reçu le prix du livre RH Le Monde – Sciences Po 2014 

Il tient également un blog.

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Atantico : Les 6 et 7 décembre se dérouleront les Assises du courant de l'écologie humaine. Si cette dernière peut se décliner dans tous les domaines, comment se décline-t-elle plus spécifiquement dans le monde du travail ?

Pierre-Yves Gomez : Le travail est au cœur de l’activité économique. C’est lui qui permet la création de valeur. Sans sa valorisation correcte, l’économie ne fonctionne pas, c’est la crise. Or le travail est aussi une des modalités de l’humanisation. Depuis l’origine, l’être humain est l’animal qui peut transformer le monde par son travail, c’est-à-dire par une activité raisonnée, tendue vers un but prédéfini. Ainsi l’homme est homo faber, l’homme qui fabrique ses outils qui sont eux-mêmes les moyens de fabriquer d’autres objets. L’homme est ainsi un acteur de la nature.

Si d’une part le travail est au cœur de l’économie contemporaine, et si d’autre part le travail est un vecteur d’humanisation, on est amené à conclure que le travail ne peut pas être ramené au simple résultat qu’il produit. Car le travail produit certes des objets ou des services, mais il produit en même temps des travailleurs, c’est-à-dire des personnes qui en travaillant se modifient elles-mêmes, s’épanouissent ou se consument, gagnent en compétences ou s’atrophient…

Bref le travail est davantage qu’un simple facteur de production parmi d’autres. Il est à la fois le moyen d’assurer l’économie et un vecteur qui produit plus ou moins d’humanisation. On doit donc le considérer à la fois d’un point de vue économique et anthropologique. Cette articulation entre les deux est typique d’une préoccupation d’écologie humaine. Car l’écologie humaine s’intéresse aux interactions entre l’homme et son environnement qu’il soit naturel, social, économique ou culturel, dans la mesure où ces interactions qui ont un effet sur la personne humaine, sur sa protection et son développement. Interpréter le travail dans une perspective d’écologie humaine c’est donc considérer sa double dimension économique et anthropologique et affirmer que seul l’ajustement harmonieux de ces deux dimensions produit une valorisation juste du travail et du travailleur.

Vous estimez que la que "la théorie économique néolibérale a fait son temps", car en affirmant que "chaque individu cherche son intérêt, on est obligé de construire des organisations de plus en plus complexes pour faire travailler, échanger et consommer des individus égocentrés". Qu'est-ce qui vous permet concrètement de l'affirmer ?

La théorie économique a démontré cette affirmation dès les années 1990. Le système libéral est fondé sur la recherche des intérêts privés et oblige à créer des infrastructures sociales pour contrôler les excès. L'essentiel des systèmes d'information consiste à faire émerger de l'information pour contrôler les organisations. Ces chaines d'information ont représenté 40% de l'investissement dans les années 2000.  

Plus vous accordez une supposée autonomie aux acteurs, plus les entreprises mettent en place des systèmes de contrôle et de surveillance. Et ce car la théorie néolibérale considère que les acteurs sont opportunistes, en clair qu'ils ne cherchent que leur propre intérêt. C'est un principe élémentaire, plus l'acteur est supposé autonome et recherchant son propre intérêt, plus le social est construit par des règles très strictes. 

Selon une étude du cabinet Technologia, spécialisé dans la souffrance au travail, près de 3 millions de personnes en France seraient menacées par un Burn Out. Le monde du travail est-il réellement plus éprouvant qu'il ne l'était il y a 50 ans par exemple ?

Il est évidemment moins éprouvant sur le plan physique mais beaucoup plus sur le plan psychique. Nous avons fait un effort considérable pour diminuer la pénibilité objective du travail et ce serait faire un affront aux travailleurs des siècles passés que de comparer leur peine avec les difficultés physiques que doivent affronter les travailleurs, ceux des pays occidentaux tout au moins.

Mais ce progrès qu’il faut mettre au bénéfice de notre civilisation, s’est aussi accompagné d’une régression. Pour diminuer le temps de travail, mais aussi pour diminuer ses contraintes grâce à l’usage des machines, nous avons fortement intensifié le contenu du travail. Délivrer vite un résultat, assurer une performance rapide sont devenus les dénominateurs contemporains du travail. Si nous travaillons moins en durée les heures travaillées sont beaucoup plus intenses que dans le passé. Elles sont donc éprouvantes du fait qu’elles contraignent les corps, les esprits, la tension nerveuse de manière forte et continue.

Qu'est ce qui dans l'organisation actuelle du monde du travail rend ce dernier particulièrement éprouvant ?

Depuis les années 1990 avec la financiarisation de l’économie, les systèmes de production sont tournés vers la réalisation d’une performance objectivement évaluée par un profit. Cela a contribué à réduire le travail à sa contribution à la réalisation d’un profit. Les systèmes de reporting, de contrôle de gestion et de normes ont abstrait de plus en plus la réalité matérielle de l’activité humaine dans les entreprises pour ne repérer que sa participation à la création de valeur en termes de profits financiers.

Entre les travailleurs et à tous les niveaux, se sont installés des écrans de contrôle grâce auxquels on remplit des tableaux pour communiquer de l’information à d’autres qui font de même pour d’autres… On ne se voit plus, on s’envoie des tableaux de chiffres. On ne se croise plus, on s’envoie des emails.  Du coup le travail réel est devenu invisible. Non pas qu’il ait disparu, non pas qu’il ne se soit pas intensifié comme je l’ai dit précédemment. 

Mais son contenu est devenu moins important que le résultat financer qu’il produit. Du coup, sa dimension anthropologique est passée à la trappe. On ne voit plus que le travail réalise aussi un sujet, un être humain qui en travaillant se produit lui-même comme un artisan s’affirme en fabriquant son objet. On ne voit plus la nécessité de la solidarité entre ceux qui se sentent membres d’une communauté de travail. Les primes et des incitations individuelles ont érodé la solidarité. Pour beaucoup de managers influencés par la finance, le travailleur n’est plus qu’une variable d’ajustement qu’il faut réduire parce qu’il est trop coûteux, trop exigeant, trop fragile, trop peu performant. Les exigences de l’environnement économique a pris le pas sur l’être humain. C’est ainsi que les organisations ont fini par épuiser le travail réel faute de le reconnaître. C’est pour moi la cause essentielle de la crise qui a commencé à la fin des années 2000.

Le travail est devenu pour de nombreuses personnes de plus en plus abstrait, ce qui selon vous ne permet plus à l'être humain de se réaliser. Les êtres humains se réalisaient-ils davantage lorsque leur travail était matériellement plus concret ?

De tous temps il y a eu des métiers abstraits mais aujourd'hui le problème est que le travail est rendu abstrait. Si je reconnais le travail des mathématiciens, que je fais des liens entre leur travail et celui d'autres mathématiciens, ce travail abstrait devient concret. 

La structure de l'économie permet-elle aujourd'hui réellement d'inverser cette tendance ?

La question est de savoir si une économie dans laquelle le travail est rendu invisible est durable. Les salariés continueront-ils longtemps à travailler de manière efficace sans que leur travail soit visible ?  Plus le travail est rendu invisible, plus les personnes sont démotivées.

Par ailleurs, le système de contrôle empêche les capacités d'action et de création de se réaliser. Plus on contrôle, plus les personnes exercent leur talent ailleurs. Et plus elles exercent leur talent ailleurs, plus l'entreprise est sous pression, donc plus elle contrôle. C'est un cercle viscieux.  Au travail, les salariés voudraient faire mieux mais faute de temps et en raison du stress, ils ne peuvent faire plus. En entreprise, on finit par faire le minimum possible et la richesse se crée ailleurs. Et c'est ainsi que la création de valeur peut échapper à l'entreprise car les gens font ailleurs ce qu'ils sont empêchés de faire au travail.

L'immense continent internet s'est d'ailleurs développé parce que la valorisation des personnes n'a plus lieu en entreprise.  On se valorise en mettant des recettes de cuisine sur Internet, tout ce qui est créé est mis en valeur sur Internet. C'est aussi de cette façon qu'ont émergé des nouveaux business modèles fondés sur la gratuité. 

Vous fustigez l'approche purement financière et donc utilitariste du facteur travail. Si une meilleure prise en considération de l'individu dans le travail est bien évidemment souhaitable, n'est-il pas naïf de s'indigner qu'une entreprise raisonne en ces termes-là ?

Les entreprises raisonnent effectivement en ces termes-là. Les managers ont des tableaux à remplir, des objectifs et des rendements à accomplir. C'est à partir de cela qu'ils raisonnent. Evidemment, humainement, ils s'occupent autant qu'ils peuvent des salariés mais le temps manque. La réalité du manager est que l'on contrôle, on fait marcher la machine, le système de contrôle. Ce n'est pas uniquement négatif. Bien sûr qu'il faut du contrôle, un monde sans contrôle ne libèrerait pas non plus la créativité. Mais entre le fait d'encadrer et la bureaucratie financière que nous connaissons et qui ressemble à la bureaucratie soviétique, il y a un juste milieu à trouver. Les plus malheureux sont d'ailleurs souvent les managers, ils n'ont pas l'impression de faire leur métier et ils ont l'impression de courir constamment après des nouvelles organisations, des nouvelles réunions, sans avoir le temps d'effectivement manager, c'est-à-dire d'encourager le travail, d'accompagner les équipes, etc.

Quelles sont les évolutions dans le monde du travail qui ont mené à la situation que nous connaissons actuellement ?

L’intensification du travail a encore été décuplée par les nouvelles technologies qui ont multipliées les possibilités d’accès à des réseaux, l’hypermobilité et donc les sollicitations en continu et à tout moment. Il en résulte un sentiment paradoxal de ne pas bien faire son travail, faute de temps et d’être toujours surchargé et dans l’impossibilité de délivrer à temps son travail. Cette double pression est à l’origine de tensions qui peuvent conduire jusqu’au burn out, c’est-à-dire la rupture brutale de l’énergie du travailleur qui s’effondre.

Quelles réponses peut apporter l'approche de l'écologie humaine à ces problématiques contemporaines ? 

La préoccupation de l’écologie humaine est de protéger l’homme en lui assurant un environnement qui le respecte et l’honore. L’écologie humaine voit l’économie comme une partie de l’environnement social et culturel de l’être humain. Elle invite donc à faire en sorte que cet environnement soit favorable à son épanouissement. On voit qu’en matière de travail, il y a beaucoup à faire…

Concrètement l’écologie humaine considère que c’est en revenant à la réalité du travail, au travail tel qu’il se réalise à partir du désir qui est en chacun de participer à la création, à la production de son environnement, de notre désir commun d’être utile et d’être reconnu, d’être fier de ce que l’on fait et d’être solidaire, c’est à partir de la nature humaine donc, de ce qu’il y a de plus humain dans le travail humain qu’il faut reconsidérer le travail en entreprise. Et dès lors qu’il n’est plus vu comme un facteur de producteur quelconque il peut effectivement permettre une création de valeur durable.

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