Le compte pénibilité : meilleur ennemi de la classe ouvrière <!-- --> | Atlantico.fr
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Le futur compte pénibilité est à lui seul un emblème des différents maux qui affaiblissent la France.
Le futur compte pénibilité est à lui seul un emblème des différents maux qui affaiblissent la France.
©Reuters

Fausse solution

Le futur compte pénibilité est à lui seul un emblème des différents maux qui affaiblissent la France jusqu’à la mettre au bord de gouffre.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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A la base, un vrai sujet: l’exposition au risque professionnel

Comme souvent dans les mauvaises solutions, on trouve toujours à leur fondement une vraie problématique. Celle de l’exposition des salariés aux risques professionnels et aux tâches pénibles en est une. A titre personnel, si je me souviens du métier de mon père ou des membres de ma famille (qui sont majoritairement ouvriers du bâtiment), je suis assez bien placé pour savoir qu’un homme qui a porté des charges lourdes été comme hiver pendant plusieurs dizaines d’années ne se trouve pas dans le même état, à soixante ans, qu’un cadre qui a passé trente ou quarante ans dans des bureaux, avec une assistante pour lui faire son café et ses photocopies. Qu’il soit tenu compte de ces différences ne paraît pas choquant.

Une fois que ce credo est posé, les problèmes, malheureusement, commencent. Ils tiennent tout entier à la notion même de pénibilité. A partir de quel moment juge-t-on qu’un travail est objectivement pénible ou pas? On se rappelle ici que le travail trouve son étymologie dans le "tripalium", objet de rétention inventé par les Romains, qui ressemblait à ceci:

Le travail est bien une allégorie de cet instrument qui servait à immobiliser un condamné. Le travail tel qu’il est encore largement conçu, c’est une immobilisation du travailleur (le plus souvent salarié) dans un lieu donné. Je ne vais pas ici épiloguer sur l’histoire de la rétention par le travail qui traverse le monde occidental depuis l’invention du servage. Je voudrais juste souligner que, par nature, le travail contient tous les éléments de la pénibilité et que, d’une certaine façon, tout travail est pénible.

Objectiver la pénibilité, c’est pénible

La définition de la pénibilité est, en soi, le résumé du sujet: qu’est-ce qu’un travail pénible? Intuitivement, chacun sent bien que s’ouvre ici une inquiétante boîte de Pandore. Le sentiment de la pénibilité est par nature très mouvant.

Dans la simple immédiateté, chacun a bien trouvé un jour qu’il était pénible d’aller travailler. Cette remarque n’est pas une simple boutade: un travail jugé non pénible il y a vingt ans, je veux dire en période de "sur-effectif", devient très pénible si les cadences accélèrent et que les effectifs diminuent quand la charge de travail augmente.

Objectiver la pénibilité dans ces conditions relève donc du leurre, et suppose d’entrer dans un examen de chaque poste de travail au cas par cas. C’est bien tout l’enjeu de la réforme adoptée par la gauche: déterminer des critères d’analyse de chaque poste de travail pour juger, un jour de la pénibilité d’une carrière et calculer des droits à retraite strictement proportionnels aux risques encourus par le travailleur.

Cette objectivation implique par nature une comptabilité insupportable pour tous les employeurs. Elle suppose non seulement une multitude d’analyses à l’embauche dans une période où mieux vaudrait encourager à recruter plutôt qu’à multiplier les obstacles. Mais elle exige aussi que cette analyse soit poursuivie tout au long de la carrière, avec des effets difficiles à mesurer. Depuis l’abolition du livret ouvrier, on n’avait pas tenté une telle recension du travail en France.

Objectiver la pénibilité, c’est aussi s’y résigner

J’ai jusqu’ici pointé du doigt cette manie française de recourir à la bureaucratie pour résoudre les problèmes. Je voudrais aller plus loin en soutenant que l’invention du compte pénibilité n’est pas seulement une maladresse bureaucratique, elle est une protection délibérée accordée aux employeurs peu soucieux de leurs salariés, et qui n’ont aucun scrupule à les faire travailler dans de mauvaises conditions.

Les pays du Nord de l’Europe ont en effet systématiquement fait le choix d’obliger les employeurs à prévenir la pénibilité pour éviter une exposition trop longue des salariés à des travaux qui dégradent leur santé. Les politiques de ressources humaines y sont extrêmement contraignantes, afin de protéger les travailleurs contre les risques professionnels.

De façon assez curieuse, la majorité française de gauche (peut-être compte-t-elle trop peu d’élus ouvriers…), encouragée par la CFDT, a fait un choix inverse: au lieu de prévenir la pénibilité, elle s’y résigne en organisant sa comptabilisation méthodique. C’est assez curieux de dire à un salarié: "Tu vas travailler dans des produits chimiques toxiques, on va suivre ta carrière pour que tu puisses profiter un peu de ta retraite". Humainement, il est beaucoup plus cohérent de s’organiser pour éviter que ce salarié ne soit pas trop exposé à des produits toxiques, notamment en limitant dans le temps son exposition à ces produits.

Au lieu d’imposer à tous les employeurs de France une paperasserie interminable, pourquoi ne pas avoir réduit le temps quotidien ou hebdomadaire de travail pour les postes pénibles? Pourquoi ne pas avoir renforcé le droit à la formation des salariés qui tiennent ces postes? Pourquoi ne pas imposer des surcotisations pour ces salariés? Pourquoi ne pas leur interdire de tenir des postes pénibles pendant plus de dix ans?

Indemniser la pénibilité, c’est la favoriser

Je voudrais aller encore plus loin dans le raisonnement, et accuser la majorité qui a fait passer cette mesure de complicité avec tous ceux qui exposent délibérément leurs salariés à des tâches pénibles.

En effet, le bon sens, qui passe par la responsabilité – on parle tant de responsabilité sociale des entreprises!- consisterait à pénaliser les employeurs en leur faisant payer le surcoût qu’ils infligent à la société, souvent sans malice d’ailleurs, parce qu’ils offrent des emplois dangereux ou pénibles. Si un salarié voit sa santé dégradée (donc consomme plus de médicaments, de journées à l’hôpital, etc) à cause du métier qu’il exerce, il paraît assez normal que cet employeur qui va dégager une plus-value grâce à cette dégradation apporte des compensations à cet état de fait.

La mécanique choisie par le législateur français est tout l’inverse: elle récompense "en creux" les employeurs concernés en les dispensant de prendre en charge les externalités négatives de leur activité, et elle mutualise sur l’ensemble des employeurs les coûts occasionnés par quelques-uns. Dans la pratique, ma petite start-up va devoir payer pour les travaux pénibles qui enrichissent quelques entreprises.

Pour quelle raison facilite-t-on ainsi la tâche de quelques-uns en soumettant tous les autres, qui n’en peuvent mais, à un sorte d’impôt révolutionnaire?

Faut-il se mettre en grève contre le compte pénibilité ?

Reste maintenant la question du mouvement lancé par la CGPME, rejoint par le MEDEF et l’UPA, destiné à protester contre le compte pénibilité (et d’autres sujets) qui doit avoir lieu début décembre. Faut-il le rejoindre ou pas?

D’un côté, je comprends bien l’exaspération de ceux qui n’en peuvent plus de subir de nouvelles réglementations alors que le pouvoir en place n’a que simplification et aides aux entreprises à la bouche. Les travaux administratifs absorbent déjà un temps colossal dans la vie d’un chef de petite ou de très petite entreprise. Une couche nouvelle d’emmerdements au moment où le marché s’effondre et que la recherche du client est plus compliquée que jamais ne peut qu’être vécue comme une malédiction.

D’un autre côté, j’ai un peu de mal avec les mouvements patronaux qui appellent à manifester. Leurs responsables savaient pertinemment que la question de la pénibilité était un objectif majeur de la CFDT, principal appui du pouvoir. Ils savaient aussi que la loi Fillon leur enjoignait de mettre en place un dispositif intelligent (et sans intervention de l’Etat !) depuis 2003… Je me souviens de réunions au MEDEF où les représentants des employeurs se vantaient de tout faire pour torpiller l’idée et le dispositif.

Un patronat responsable n’aurait pas agi de la sorte. Il aurait prévenu le coup, car il avait largement le temps de le faire, et il aurait copié sur ses voisins, allemands par exemple, pour neutraliser les appétits du législateur. Mais on a préféré renâcler, jouer la politique du pire, et tirer sur la corde du "jamais content" jusqu’au bout.

La pénibilité, c’est aussi en cela une illustration du mal-governo français. Si l’exécutif est coupable d’adopter des mesures contraires à la défense des salariés tout en prétextant l’inverse, le patronat ne brille guère par son engouement à les éviter. Au fond, ce sont ces postures du XXè siècle qui empêche la France de passer sereinement le cap du siècle nouveau.

Et pendant ce temps, les entreprises de croissance vont devoir subir une nouvelle contrainte pour préserver des entreprises vieillissantes qui ne veulent pas appliquer le principe du "pollueur = payeur". Dommage!

Ce billet a initialement été publié sur le blog d'Eric Verhaeghe

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