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L’énarchie dégouline d’un amour immodéré et dogmatique pour l’Allemagne et l’euro.
L’énarchie dégouline d’un amour immodéré et dogmatique pour l’Allemagne et l’euro.
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Aveuglement économique

Depuis la chute du mur de Berlin, l’élite française, et singulièrement l’énarchie, ont dégouliné et dégoulinent encore d’un amour immodéré et dogmatique pour l’Allemagne et l’euro.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Cette nouvelle trahison des clercs nous mène à la catastrophe. Non seulement l’aveuglement économique dominant conduit à des choix économiques absurdes, qui sont autant de dangers pour l’équilibre continental, mais la fascination pour l’Allemagne entraîne un affaiblissement constant de la France.

L’énarchie et l’Allemagne: fascination et aveuglement

Que l’énarchie soit prussophile n’est guère étonnant. L’ENA fut créée en 1945 pour reconstruire une élite technocratique qui avait fait défaut avant et pendant la guerre. L’objet de l’ENA était donc étroitement lié à l’édification d’un nouvel ordre social et continental où l’Allemagne devait être un allié. Cette alliance était facilitée par la division de l’Allemagne en un bloc de l’ouest, libéral, et un bloc de l’est, communiste.

Il est assez cocasse de comparer, au passage, la carte de l’Allemagne de l’ouest adulée par l’énarchie:

Allemagne fédérale

Et la carte de la confédération du Rhin bâtie par Napoléon:

Confédération du Rhin

Peu d’énarques, entre 1945 et 1991, avaient à l’esprit cette ressemblance entre l’Allemagne avec qui ils pactisaient et l’Allemagne inventée par l’empereur. Pourtant…

Le problème de l’énarchie est d’avoir figé sa compréhension du monde en 1945, et de n’avoir pu la réformer après la chute du Mur. La technocratie n’a pas compris le phénomène de la réunification: elle n’a pas analysé les risques inhérents à un bouleversement du rapport de force interne à l’Europe, ni la signification historique particulière de la sommation dans un même espace politique de la Prusse et de la Rhénanie.

De là, les aberrations sur le rapport de l’Allemagne à son passé non pas nazi mais impérial. L’élite française, dans son dogmatisme courtisan, a systématiquement ostracisé toute tentative de prise de conscience face à ce reconstruction méthodique du Reich qui nous a fait la guerre par trois fois.

L’énarchie n’a pas compris le fait germanique

Il faut ici faire le procès de la culture énarchique, qui est pauvre en connaissances historiques, est essentiellement juridique et contemporaine, et méconnaît systématiquement ce qui lui est étranger.

Pour l’énarque moyen, l’Allemagne est une entité qui rassemble les peuples de langue germanique comme la France est une entité qui rassemble les peuples de langue française. Peu d’énarques connaissent le fait germanique au-delà de cette idée vague, et rares sont ceux qui ont dépassé l’ignorance scolaire de ce qu’est l’Allemagne et son histoire.

Combien savent que le Saint Empire romain germanique, qui fonde ce que pourrait être une unité allemande, n’a jamais englobé Berlin ni la Prusse? Combien savent que ce qu’on appelle l’Allemagne aujourd’hui est une fiction qui n’a pas cent cinquante ans, et dont la réalité politique fut proclamée à… Versailles en 1870? Combien savent que l’unité allemande, dérivée de la confédération du Rhin, s’est toujours constituée par la guerre contre la France?

Il faudrait ici entamer un grand révisionnisme contemporain pour redire qu’une Allemagne fédérale entre Rhin et Danube nous convenait très bien, comme pouvait nous convenir la Confédération du Rhin, mais qu’un espace politique assemblant la Prusse, la Rhénanie et la Bavière constitue un danger immédiat dont nous nous repentirons tôt ou tard…

La réunification allemande est un artifice politique, on ne le dira jamais assez. Elle ne correspond à aucune aspiration populaire. Il suffit aujourd’hui d’interroger un Bavarois sur le mode de vie en vigueur à Berlin pour comprendre que les rivalités entre Paris et Marseille ne sont que des broutilles face aux gouffres qui séparent les Allemands. En réalité, l’unité allemande n’existe que dans la confrontation aux autres: pour se sentir unis, les Allemands ont besoin de fomenter un conflit avec l’étranger.

L’euro, ferment de tous les conflits à venir

Cette mécanique belliqueuse s’est enclenchée dès l’invention de l’euro.

Le principe d’une construction politique à partir d’une monnaie unique résultant d’une union douanière est au coeur de la logique prussienne. C’est en effet par le Zollverein (l’union douanière) puis l’invention du Mark que la Prusse a pu « absorber » les états germanophones au XIXè siècle. D’une certaine façon, le traité de Maastricht a constitué une nouvelle étape dans cette politique d’expansion prussienne, puisqu’il a étendu à l’ensemble du continent une recette appliquée dans l’espace germanique un siècle plutôt.

Ignorante de ces petites subtilités, l’élite française s’est engouffrée sans retenue dans l’idéologie pangermaniste dont l’euro était le véhicule. Le traité de Maastricht, qui donnait une traduction politique à cette vision pangermaniste, fondée sur une monnaie forte et une faible inflation, a fait en France l’objet d’une admiration religieuse, pour ne pas dire d’un fanatisme absolu, alors qu’il semait les germes de notre désintégration.

L’Allemagne s’est en effet servi de l’euro pour assécher la concurrence industrielle de ses voisins, en imposant une compétitivité hors prix, comme on dit, et en réorganisant un ordre international du travail autour de l’espace politique qu’elle a choisi. Sans le dire, l’Allemagne d’après 1989 a reconstitué son Lebensraum en élargissant systématiquement le continent à l’est, au-delà du raisonnable, pour retrouver tous les territoires dépendants du Reich. En le disant, l’Allemagne a imposé une appréciation systématique de l’euro qui lui permettait de baisser sa facture énergétique et de pénaliser les exportations hors zone de ses voisins.

Voici d’ailleurs la courte histoire de la parité euro-dollar:

Parité euro-dollar

On le voit: alors qu’en 2002, à sa naissance, l’euro valait moins de 1 dollar, il s’est apprécié jusqu’à 1,6 dollar (soit un renchérissement de nos produits à l’exportation d’environ 70%…) en 2008, au plus fort de la grande crise. Depuis 2008, il flotte entre 1,2 et 1,5 dollar, ce qui est une folie économique qui explique largement la faible croissance sur le continent.

Les conséquences de cette appréciation excessive de l’euro pour la France sont bien connues: désindustrialisation accélérée, taux d’intérêt élevés qui étouffent la reprise économique, politique monétaire restrictive qui complique l’accès au crédit. Bref: l’Allemagne mène une discrète guerre économique contre ses voisins, pour ensuite se plaindre de devoir intervenir en leur faveur.

L’Allemagne est un géant de ducasse

L’Allemagne est la principale économie européenne, mais elle repose sur une imposture qui explique qu’elle n’ait aucune vision pour l’Europe. Ce géant ressemble à ces immenses marionnettes que l’on promène dans les ducasses, avec un visage grotesque: patauds et sans âme, ils sont condamnés à suivre le mouvement que leur impriment les hommes qui les portent.

Dans le cas de l’Allemagne, cette infirmité est un cataclysme.

L’Allemagne est aujourd’hui prisonnière de ses choix immédiats: son système de retraite par capitalisation généralisé depuis les réformes Harz oblige le gouvernement allemand à limiter la baisse des taux, sans quoi les banques allemandes sont obligées de se mettre en danger pour rémunérer les épargnants qui sont entrés dans ce système. Pour éviter l’érosion du pouvoir d’achat lié aux rentes servies par le système de retraite, l’Allemagne redouble d’effort pour juguler toute inflation… au point que la déflation est aujourd’hui aux portes du continent.

Ces stratégies immédiates peuvent se comprendre. Simplement elles entravent toute reprise économique durable en Europe, pour une raison qui peut se résumer ainsi: l’Allemagne a besoin d’un argent cher pour se rémunérer, et l’argent cher tue une économie mondiale qui a besoin de souplesse.

Cette pression exercée par l’Allemagne sur l’ensemble de l’économie mondiale est un important facteur de perturbation politique. Les tensions qui apparaissent tous azimuts depuis plusieurs mois, par exemple en Russie, en sont un signe majeur.

La trahison des élites françaises

Depuis près de vingt ans, les élites françaises imposent une sorte d’angélisme continental. Il faut dire du bien de l’Allemagne, il faut prétendre, sous peine d’excommunication, que les Allemands forment un gentil peuple, naïf, détaché de toute forme d’égoïsme ou de racisme (notamment hostile au sud de l’Europe dont la France), que l’euro est la voie de la prospérité et que la construction communautaire nous apporte tant de bonheur.

Cette pensée unique prussophile qui a longtemps interdit d’ouvrir le moindre débat sur l’Europe, sur l’euro fort, sur les visées allemandes dans la construction communautaire, nous a amené là où l’on sait: la France s’enlise peu à peu dans une récession qui ne dit pas son nom, et elle perd les unes après les autres les positions qu’elle avait conquises depuis plusieurs siècles. Inaudible sur le dossier ukrainien, elle renonce aujourd’hui à vendre ses navires à son allié historique russe. Absente des débats sur l’élargissement, méprisée lorsqu’elle s’exprime sur les dossiers budgétaires, oubliée dans les grands arbitrages internationaux, la France a même laissé la médiation sur Gaza à l’Italie.

Cet affaiblissement international du pays n’est pas une fatalité. Il est la conséquence directe d’un dogme imposé par la terreur depuis près de trente ans, selon lequel l’Allemagne est notre amie désintéressée et que nous ne pouvons rien faire ni contre elle ni sans elle.

Et pendant ce temps, l’Allemagne reconstruit Berlin comme la capitale d’un Reich continental.

On ne dira jamais assez la lourde responsabilité, l’écrasante responsabilité que les élites françaises portent dans cette surbordination collective.

Cet article a déjà été publié sur le blog d'Eric Verhaeghe

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