Réalistes à droite, collectifs à gauche, européens au Centre : radiographie des valeurs de la France politique d’aujourd’hui <!-- --> | Atlantico.fr
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Les valeurs politiques dans lesquelles se reconnaissent les Français restent des marqueurs forts.
Les valeurs politiques dans lesquelles se reconnaissent les Français restent des marqueurs forts.
©Reuters

Ce que disent nos valeurs

C'est un sondage CSA exclusif pour Atlantico qui le montre : quoi qu'on dise de la disparition des frontières entre gauche et droite, les valeurs dans lesquelles se reconnaissent les Français restent des marqueurs forts. Elles déterminent leur sentiment d'appartenance à une tradition politique, qu'elle soit de gauche, du centre ou de droite.

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Eric Branca

Eric Branca

Historien et journaliste, Eric Branca a publié une dizaine d'ouvrages dont Histoire secrète de la droite (Plon,2008) et le très remarqué Les entretiens oubliés d'Hitler (Perrin,2019)

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  • 28 % des personnes sondées se positionnent "à gauche", 14 % "au centre", et 28 % "à droite" (extrêmes compris). Fait historiquement nouveau : 30 % des répondants refusent de choisir entre la gauche, le Centre et la droite (y compris les extrêmes).
  • Le clivage entre identité et multiculturalisme ne cesse de prendre de l’importance en opposant la droite et la gauche.
  • Le discours sur la fin du clivage gauche-droite vient des élites, qui aspirent secrètement à une structure technocratique, et des laissés pour compte de la mondialisation, qui se détournent de la chose politique ou adhèrent aux extrêmes.
  • Le rapport à la politique des Français est aujourd’hui articulé selon trois grands marqueurs : la question économique (cœur de la différence entre la gauche et la droite), la question culturelle (tolérance vis-à-vis du changement des mœurs, vis-à-vis des droits des minorités) et la question européenne.
  • Les effectifs de chômeurs, de femmes au foyer, et d’autres inactifs présents parmi les répondants montrent tous une très forte propension à ne pas se positionner

"La gauche et la droite, ça ne veut plus rien dire !" Les politiques menées actuellement par le gouvernement socialiste pourraient le laisse penser, tout comme le fait que l’extrême gauche et l’extrême droite se retrouvent sur certains volets programmatiques. Cependant cette idée de plus en plus répandue selon laquelle aujourd’hui les couleurs politiques traditionnelles ne connaîtraient plus de délimitations nettes et précises est battue en brèche par un sondage  réalisé par l’institut CSA pour Atlantico. Invitées à se positionner sur un axe gauche-droite (sans aucune référence aux formations politiques), une nette majorité des personnes interrogées (70%) se situent sur une des tendances politiques proposées : 28% se positionnent "très à gauche"  ou "à gauche", 14% au centre et 28% "à droite" ou "très à droite". La proportion de personnes affirmant se situer "ni à gauche, ni à droite, ni au centre" atteint toutefois 30%. Comparativement, le groupe des "non affiliés" compte donc plus "d’effectifs" que les autres groupes pris séparément.

Lire le sondage et son analyse par Yves-Marie Cann de l'institut CSA : 28% des Français se disent à gauche, 28 à droite, 14 au centre et 30 nulle part

Ce sondage est révélateur d’un certain nombre de valeurs qui continuent de conditionner le sentiment d’appartenance politique d’une grande partie des Français. Si certaines d’entre elles ne sont pas la propriété exclusive d’un seul groupe sociopolitique, il en est d’autres qui continuent de cliver en profondeur la société française. Plusieurs visions de l’avenir politique, social et sociétal de la France s’opposent : en voici le détail et l’analyse.

1) le positionnement sur l'axe "gauche-centre-droite", et ce que les valeurs affichées par les sondés nous enseignent

En termes de positionnement politique, comment les Français se répartissent-ils aujourd’hui ? Cette situation est-elle nouvelle, ou obéit-elle à une constante ?

Bruno Cautrès : La répartition constatée dans cette enquête est assez fidèle à ce que l’on constate habituellement lorsque l’on pose la question de cette manière dans les enquêtes d’opinion. On constate trois blocs qui dominent : la gauche (28%), la droite (28%) et ceux qui ne se classent ni à gauche, ni à droite et même ni au centre, avec un pourcentage très élevé de 30% (habituellement, la formulation de cette question parle de "ni à gauche, ni à droite"). Le Centre pèse également son poids habituel (14%). Au total, 70% personnes interrogées  se situent sur une des tendances politiques proposées. Il faut noter que les pourcentages constatés ne seraient pas exactement les mêmes si l’on mesurait la position sur l’échelle gauche-droite avec une échelle de notes, variant par exemple de 0 à 10 ou de 1 à 10. Ce type d’échelles de notes va favoriser l’expression de position plus "centristes" (par exemple les notes 5 et/ou 6). Il faut aussi remarquer que si l’on omettait de proposer aux répondants la modalité "ni à gauche, ni au centre, ni à droite", on constaterait des pourcentages nettement plus élevés pour les autres catégories de réponses. 

Christophe Bouillaud : Il me semble que cette répartition plutôt équilibrée entre électeurs se déclarant de droite et de gauche, avec une minorité d’électeurs se plaçant au centre, est typique de l’électorat français depuis qu’on dispose de telles données, soit depuis les années 1960 essentiellement. Par contre, ce qui me paraît nouveau, c’est la masse des répondants (30%) qui refusent de choisir entre l’un des ces trois positions (et leurs variantes extrêmes pour la droite et la gauche). Ces répondants qui ne veulent pas ou ne peuvent pas se positionner sont surreprésentés parmi les femmes (36%), parmi les 25-34 ans (36%), parmi les employés (37%) et les ouvriers (38%), parmi ceux qui n’ont pas le baccalauréat (42%). Autant de caractéristiques qui correspondent à une France qui ressent de grandes difficultés à comprendre les logiques à l’œuvre dans la société et à se positionner en conséquence, qui sans doute n’a pas suffisamment de liens sociaux pour y trouver un ancrage idéologique quel qu’il soit.

Que constate-t-on lorsque l’on compare les valeurs mises en avant par les sondés avec leur positionnement politique ?Qu’est-ce que cela nous apprend sur la société française ?

Bruno Cautrès : On s’aperçoit tout d’abord que les valeurs et positionnements politiques des sondés sont articulés à des appartenances sociales ; on voit par exemple que ceux qui se positionnement à gauche sont plus souvent des salariés, notamment des cadres et des professions intermédiaires ; pour ceux qui se situent à droite, il faut distinguer le positionnement à droite et à l’extrême droite ; Dans ce dernier cas, la composante employés et ouvriers est plus importante que pour la droite et également la gauche. Et l’on constate également de fortes cohérences idéologiques entre le positionnement sur l’échelle gauche-droite et le parti dont on se sent proche. Enfin, on voit d’autres cohérences, entre valeurs politiques : à gauche, on valorise l’égalité et le progressisme ; à droite, le réformisme ou le réalisme. On a tout intérêt à distinguer la droite et l’extrême droite car sinon on ne peut comprendre ce qui différencie une extrême droite plus populaire et une droite plus présente chez les travailleurs indépendants, plus sensibles à l’entreprise privée. 

Eric Branca : Ce qui frappe d’abord, en dépit du tiers de sondés refusant de se placer sur l’échiquier politique - aspect sur lequel il y aurait beaucoup à dire et sur lequel nous reviendrons - c’est la repolarisation de l’opinion en fonction de valeurs clairement marquées à droite ou clairement marquées à gauche. Deuxième observation : les Français de droite sont de plus en plus à droite (cf : les 62% de Français hostiles au multiculturalisme) et les Français de gauche de plus en plus à gauche, comme le démontre le chiffre qui est sans doute le plus étonnant de votre sondage, à savoir les 52% d’électeurs de gauche qui s’assument comme "révolutionnaires" et non plus comme "réformistes". On est là au cœur du divorce entre François Hollande et son électorat, qui n’admet décidément pas que le candidat "anti-finance" de 2012 soit devenu le président des grands ajustements structuraux, ceux qui, de leur point de vue, portent en germe les pires menaces pour l’emploi et surtout pour la protection sociale… J’ajoute qu’il est significatif que l’électorat où l’on trouve le plus de "révolutionnaires" revendiqués après celui de Jean Luc Mélenchon (67%) soit celui de Marine Le Pen : 45%, soit 4 points de plus que dans celui de François Hollande ! C’est bien la preuve que le FN sert désormais de réceptacle à de nombreux déçus de la gauche, voire de l’extrême gauche, échaudés que leur famille d’origine ne prenne pas en compte leurs revendications identitaires, indissolublement liées, chez eux, à leur détresse sociale, ou à tout le moins, leur inquiétude face à la destruction de leurs repères traditionnels… 

Qu’est-ce qui permet de dire que l’affirmation selon laquelle "gauche" et "droite" ne veulent plus rien dire est erronée ?

Bruno Cautrès : La situation est, sur cette question, plus complexe qu’il ne paraît. On a bien constaté une augmentation du nombre d’électeurs qui ne se retrouvaient plus dans les notions de gauche et de droite entre la fin des années 1982 et le début des années 2000. Cette érosion traduisait, sous l’effet des alternances et cohabitations, une moindre emprise des deux grandes familles politiques sur des électeurs devenus plus "fluides" dans leurs choix. Par ailleurs, les études sociologiques montrent que les électeurs sont également moins "partisans" et "idéologues", qu’ils ont moins de loyauté partisane et électorale et que leurs choix électoraux peuvent manifester une plus grande incertitude et même amplitude. Mais d’un autre côté, les identités idéologiques (se sentir ou se définir "de gauche" ou "de droite") ne sont pas ou peu influencées par le court terme et les déceptions électorales : elles sont le produit de socialisation de long terme (la religion et le climat idéologique dans lesquels on a été socialisés pendant son enfance), elles puisent leurs racines dans des profondeurs historiques ou géographiques (le lieu où l’on a vécu). Il s’agit de phénomènes presque anthropologiques qui manifestent une puissante "résilience". On peut donc effectivement dire que l’affirmation selon laquelle les notions de gauche et de droite ne veulent plus rien dire est, si ce n’est erronée, du moins largement incomplète. 

Eric Branca :Rien ne permet objectivement de l’affirmer. La vraie question consiste plutôt à se demander pourquoi on entend dire cela, et qui l’affirme. Le discours sur la fin du clivage droite-gauche vient, en fait, des deux extrémités de la société française : les "élites" qui le souhaitent, et les laissés pour compte de la mondialisation qui le déplorent. Pour les élites, c’est clair : les idéologies, donc les clivages, doivent laisser la place  à une politique devant tout à ce qu’Alain Minc appelle le "cercle de la raison". En gros, laissons gouverner ceux qui "savent" - à commencer par les banquiers et les techniciens - et faisons en sorte que les alternances politiques provoquent le moins de remous possible. Quant aux autres, ceux qui croient encore à la politique – à la faculté de changer les choses – c’est pour déplorer qu’on n’en fasse plus, qu’ils constatent que "la droite et la gauche, c’est pareil". Ceux qui pensent cela, vous les trouvez au FN et au sein de la droite de l’UMP, mais aussi au Front de gauche, et dans le camp des abstentionnistes. Pour eux, c’est l’expression d’une immense désillusion face à la démocratie, qu’ils conçoivent comme un choix, et qu’ils vivent comme une dépossession…

Christophe Bouillaud : Certes, 30% des répondants refusent de se positionner, mais il reste qu’une nette majorité (70%) accepte volontiers de le faire. Ce positionnement ne semble pas du tout une réponse faite au hasard, il est cohérent avec les préférences en termes de définition de soi et avec les choix politiques. Les répondants qui se déclarent à gauche se rappellent avoir voté en 2012 Jean-Luc Mélenchon ou François Hollande, ceux qui sont au centre François Bayrou, ce qui sont à droite Nicolas Sarkozy ou Marine le Pen. Ce sondage montre, s’il en était besoin, à quel point une majorité d’électeurs reste idéologiquement structurée.  

Sur les valeurs, 13% des sondés se situent aux extrêmes de l'axe politique (droite et gauche confondues). La part de ces derniers est-elle en hausse ?

Christophe Bouillaud :Non, sur la longue durée, c’est sans doute même le contraire, si l’on pense au rôle du Parti communiste français dans l’électorat dans les années 1940-1960, et si l’on classifie ce parti comme "extrémiste" dans le contexte de l’époque. Par contre, il faut faire remarquer que l’extrémisme est, actuellement, bien plutôt un phénomène de droite : il y a en effet seulement 4% des répondants qui se situent "très à gauche" contre 9% qui se situent "très à droite". Cet extrémisme de droite est déclaré surtout parmi tous les moins de 50 ans, où il se situe toujours au-delà de 10% des répondants, alors que l’extrémisme de gauche se trouve lui un peu plus fort chez les 35-64 ans que dans le reste de la population. On peut sans doute y voir une trace des expériences différentes des générations concernées, l’après-1968 pour les plus âgés, les années de la mondialisation après 1990 pour les plus jeunes. Cet auto-positionnement "très à droite" dépasse les 10% chez les salariés du privé, en particulier les ouvriers et employés répondants à ce sondage.

Bruno Cautrès : Encore une fois, il faut rapporter ce chiffre au format de la question qui a été posée. Lorsque l’on utilise le format qui a été utilisé dans cette enquête, on constate habituellement cet ordre de grandeur. Et surtout, il ne faut pas confondre cette donnée avec par exemple les intentions de vote aux élections ou la proximité avec les partis politiques. 

2) Les vrais marqueurs poitiques : clivages et (faibles) convergences

Sur le plan des valeurs, quels sont les marqueurs qui comptent le plus aujourd’hui en France ?

Bruno Cautrès :Le rapport à la politique des Français est aujourd’hui articulé à trois grands marqueurs : la question économique qui est le cœur de la différence entre la gauche et la droite, la question culturelle (tolérance vis-à-vis du changement des mœurs, vis-à-vis des droits des minorités) et la question européenneou celle de la globalisation qui va faire sentir ses effets dans les deux camps de la gauche et de la droite. D’après certains sociologues, c’est cette dernière question qui constitue la nouvelle ligne de fracture politique, séparant les "gagnants" et les "perdants" de la globalisation, que l’ont peu rencontrer dans les camps de la gauche et de la droite.  

Christophe Bouillaud : Les données de ce sondage, qui portent sur l’identification des répondants face à des paires de qualificatifs (idéaliste/réaliste, souverainiste/européen, confiant/inquiet, etc.), me semblent cohérentes avec ce que l’on peut savoir par ailleurs de la définition même de la gauche et de la droite en France depuis fort longtemps. On retrouve le "parti de l’ordre" (la droite)  et le "parti du mouvement" (la gauche). Parmi les répondants de droite, 75% se déclarent réalistes, alors qu’ils ne sont que 56% des répondants de gauche à le faire. Inversement, 40% des répondants de gauche se voient comme des idéalistes, et ils sont même 56% à s’attribuer cet adjectif quand ils se positionnent à l’extrême gauche. De même, l’opposition "réformiste" / "révolutionnaire" fonctionne de manière attendue : les répondants de gauche se voient à 52% comme révolutionnaires et 38% comme réformistes, inversement les répondants de droite se voient à 63% comme réformistes et à 33% révolutionnaires. Le petit contingent de répondants très à gauche est ici à 89% à se déclarer révolutionnaire. Seul bémol, à cette logique bien connue, 47% des gens se déclarant très à droite se voient comme révolutionnaires – ce qui correspond sans doute pour  une  bonne part à l’électorat le plus radical du FN.

L’opposition "conservateur" / "progressiste" fonctionne elle aussi de la manière attendue : 70% des répondants de gauche se voient comme progressistes, et seulement 42% des répondants de droite. Idem pour l’opposition "moderne" / "traditionnel" : 63% des gens de gauche se voient comme modernes, pour seulement 49% des gens de droite. Les gens de gauche s’identifient plutôt à l’égalité à 57%, les gens de droite à la liberté à 51%. En fait, face à ce traditionalisme de l’électorat dans son ensemble dans la compréhension du vocabulaire, où par exemple les gens de gauche se voient comme "collectifs" à 73% et les gens de droite se voient comme "individualiste" à 52%, il me semble qu’on est en droit de s’interroger sur la capacité des hommes et femmes politiques à incarner toujours ces traditions bien ancrées à travers leurs propositions ou leur mots. Quand une partie de la droite propose d’effectuer des réformes économiques radicales, pour tout dire révolutionnaires, est-ce qu’elle est vraiment en phase avec les valeurs de son électorat ? Quand la gauche abandonne toute perspective autre que la promotion des droits des individus (par exemple avec le "mariage pour tous"), est-ce bien cohérent  avec la valorisation persistante du "collectif" dans son électorat ? Les politiques de tous bords auraient intérêt à lire ce sondage à fond, et à faire une opération back to basics, pour mieux répondre aux attentes des électeurs.

Quels clivages et quelles convergences observe-t-on autour de ces marqueurs en fonction du positionnement politique (gauche, centre et droite) ?

Bruno Cautrès :Les "marqueurs" idéologiques et d’attitudes politiques qui sont enregistrés par l’enquête (avec par exemple ceux qui sont "à gauche", se décrivant avant tout comme "collectifs" plutôt "qu’individualistes", "européens" plutôt que "souverainistes", "progressistes" plutôt que "conservateurs", partisans d’une société plus ouverte et multiculturelle, égalitaire) sont tout à fait symptomatiques des cultures politiques des différentes familles politiques en France. On retrouve les grandes différences habituellement constatées entre une droite plus conservatrice au plan des valeurs culturelles, parfois plus "autoritaire", plus libérale au plan économique, et une gauche davantage favorable à l’égalité, à la solidarité, moins favorable au secteur privé que public. On retrouve également les grandes caractéristiques des électeurs qui se positionnement au centre : "européens", "réalistes", "progressistes" mais aussi attachés au secteur privé et à la liberté. Ces centristes panachent les valeurs culturelles de la gauche et les valeurs économiques de la droite. Pour les extrêmes, on voit que l’extrême gauche est plus proche de la gauche au plan culturel et moins au plan économique. Pour l’extrême droite, on voit que sa composition sociologique tout comme les valeurs économiques et même culturelles la différencient davantage de la droite que ce n’est le cas entre l’extrême gauche et la gauche. 

Christophe Bouillaud : Ce sondage révèle plus de clivages que de convergences. Parmi les répondants qui acceptent de se positionner sur la dimension droite/centre/gauche et sur toutes les alternatives proposées, on observe toujours des distributions opposées des réponses entre la droite et la gauche. Il me semble d’ailleurs que les oppositions de valeurs déclarées sont plus grandes pour les sujets les plus actuels et les plus concrets : ainsi 62% des répondants se positionnant à droite s’identifient avec la formule "Pour une France fidèle à son héritage historique et culturel", et 59% des répondants se positionnant à gauche avec la suivante, "Pour une France ouverte au multiculturalisme". De même, sur la question européenne, les répondants de gauche sont à 72% à se déclarer "européens" et 25% "souverainistes", pour 49% "d’européens" et 45% de "souverainistes" parmi les répondants de droite. Ce dernier chiffre s’explique par le clivage entre les gens se situant "à droite" ou "très à droite" : il y a seulement 36% de "souverainistes" parmi ceux se situant "à droite", pour pas moins de 62% parmi ceux se situant "très à droite".  

En quoi cela est-il révélateur du positionnement des gens de gauche, du Centre et de droite "par rapport" aux autres ? Dans quelle mesure se définissent-ils par opposition aux autres camps ?

Bruno Cautrès : C’est toujours par rapport "aux autres" que l’appartenance idéologique s’exprime. La gauche et la droite, mais aussi aujourd’hui l’extrême droite se définissent par elles-mêmes mais aussi et surtout en opposition. Il y a  là une sorte de mécanisme presque inhérent au combat politique, très souvent organisé par des oppositions binaires : ami/ennemi ; in/out. La géographie électorale et la sociologie électorale montre que ces oppositions s’ancrent et s’incarnent dans des territoires, des appartenances sociales, religieuses. Ainsi, bien que la pratique religieuse ait nettement baissé en France, elle reste toujours l’un des meilleurs prédicteurs du vote de droite. Voter à gauche ou à droite ou s’identifier à ces deux camps c’est partager avec les autres membres de son "camp" des points de vue sur le monde, sur la religion, la famille, le travail, sur les inégalités. La gauche veut transformer le monde et agir sur lui, la droite veut l’améliorer et le conserver ; les dimensions religieuses et anthropologiques sont ici très fortes. 

Eric Branca :Il y a des clivages pertinents et d’autres qui le sont moins. Parfaitement identifiant est, par exemple, le clivage entre identité et multiculturalisme, qui ne cesse de prendre de l’importance en opposant la droite et la gauche. Voire en faisant passer de la gauche vers la droite des gens qui n’acceptent pas qu’on leur impose le multiculturalisme… Mais le clivage entre ceux qui ont une préférence pour le secteur privé et ceux qui seraient plus attachés au public ne doit pas déboucher sur des conclusions définitives. On peut être de droite, défendre l’initiative privée, et même être partisan de limiter le droit de grève dans certaines branches du secteur public (comme les transports) et rester attaché à un service public performant, notamment dans le secteur de la santé. De même, on peut être de gauche et fonctionnaire et comprendre parfaitement la nécessité de conserver un secteur privé performant et concurrentiel, qui garantisse l’investissement, donc l’emploi… Même chose pour l’opposition entre le collectif et l’individuel : on voit bien que si la droite est plus individualiste que la gauche (52%), elle ne renonce pas pour autant significativement à la solidarité (45%). Les Français restent, et c’est heureux, des libéraux toquevilliens, pas des néo-libéraux aux yeux desquels la société n’existe pas.

Les clivages sont-ils plus marqués, plus indépassables qu'auparavant ?

Eric Branca : Evidemment. Outre le clivage entre ceux qui veulent, comme disait de Gaulle, que "la France reste la France" parce qu’ils savent bien qu’il ne peut y avoir de vraie démocratie sans culture commune ("la mémoire des grandes choses faites ensemble" chère à Renan) et ceux qui se disent prêts à faire une place à toutes les cultures, sans d’ailleurs bien voir que le multiculturalisme est souvent synonyme de multi-conflictualité, il y a le clivage entre "européens" et "souverainistes" qui reste une clé comportementale importante. Dans votre sondage, seuls 33% des Français se disent souverainistes, mais il est clair que ce chiffre doit être nuancé. Hors élection, l’enjeu européen reste abstrait et les termes du débat souvent trop compliqués. Qui a vraiment lu les traités européens ? Qui connaît la différence entre matières communautarisés et matière intergouvernementales ? Peu de monde. Mais quand on prend la peine d’expliquer ce que signifie la directive Bokelstein sur le plombier polonais, cela donne le résultat du referendum de 2005. Et si demain, la liaison est faite entre les exigences budgétaires de Bruxelles et la décision de ne plus rembourser certains médicaments, voire de baisser les retraites, je vous fiche mon billet que beaucoup de Français vont  se découvrir souverainistes ! 

Christophe Bouillaud : De fait, l’histoire politique française est faite depuis deux siècles d’oppositions violentes mais le plus souvent maîtrisées entre des camps aux valeurs différentiées. On retrouve la même configuration dans ce sondage. Je ne crois pas que les clivages soient plus indépassables qu’avant. Si l’on repense à une histoire comme l’Affaire Dreyfus, ou à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, il me semble que la France a vu bien pire que les querelles contemporaines. Les années d’après guerre, qu’on présente parfois comme celles d’un heureux consensus français lié à la croissance économique, ne sont pa exemptes de conflits majeurs, politiques, sociaux, moraux. Par exemple, tolérer ou refuser absolument  l’usage de la torture dans le cadre de la Guerre d’Algérie, c’est un conflit moral et politique au moins aussi grand que nos bisbilles actuelles sur la mondialisation, le multiculturalisme, l’Europe, la délinquance. 

Quelles convergences observe-t-on, et certaines peuvent-elles surprendre ? Sur la prévention de la délinquance par exemple, on note un faible écart entre gauche et droite... 

Eric Branca : Pardonnez-moi de vous le dire, mais pour moi, la distinction entre prévention et répression de la délinquance n’est pas vraiment pertinente. Le vrai clivage réside entre les partisans d’une vraie réponse pénale et les tenants de ce que Xavier Raufer appelle la "culture de l’excuse". Pour moi, une politique pénale appropriée est une excellente politique de prévention. Et c’est sûrement ce que pensent aussi les électeurs de droite que vous avez interrogés. Ne pas remettre en liberté un multirécidiviste est aussi constitutif d’une politique de prévention que d’une politique de répression. C’est un message clair adressé à ceux qui se préparent à commettre un délit. Tout comme est un message clair la quasi-certitude d’impunité qui, malheureusement, prévaut aujourd’hui !      

Christophe Bouillaud :Personnellement, je n’observe pas beaucoup de convergences. Par contre, les répondants se positionnant au centre font souvent office de charnière et se situent selon les cas majoritairement avec l’opinion dominante à droite ou à gauche : par exemple, dans l’alternative "conservatisme" / "progressisme", ils sont 68% à se voir comme "progressistes" comme les répondants de gauche, ils se voient aussi comme "modernes" à 63% là aussi comme la majorité des répondants de gauche, par contre ils s’identifient à 61% au "secteur privé" comme les répondants de droite et à 55% à la "liberté" toujours comme les répondants de droite. 

3) Ceux qui ne se retrouvent nulle part...

Structurellement, y a-t-il toujours eu une frange de la population française s’abstenant de tout positionnement politique ? Ce chiffre est-il en hausse ?

Eric Branca : Toutes les études menées auprès des Français se définissant comme apolitiques, démontrent qu’une très faible majorité d’entre eux se désintéressent réellement de la politique. Ceux qui s’abstiennent ou pratiquent le nomadisme électoral sont en fait des mécontents. Des mécontents qui veulent manifester leur défiance envers une classe politique qui, estiment-ils, ne les représente plus et qu’en retour, ils ne respectent plus. C’est le cas de cette "France périphérique" si bien mise en lumière par Christophe Guilluy et dont les rangs se fournissent à  proportion de l’aggravation de la crise, qui elle-même aggrave cette crise de représentativité.

Bruno Cautrès :Ce chiffre a été à la hausse entre la fin des années 1980 et le début des années 1990 puis s’est stabilisé. Cette période a été marquée par plusieurs événements qui sont venus perturber les électeurs : la rencontre de la gauche avec les réalités économiques et l’exercice du pouvoir après l’élection de François Mitterrand, les cohabitations, les affaires, la chute du mur de Berlin, le Traité de Maastricht. Tous ces éléments ont conduit davantage d’électeurs à avoir du mal à percevoir les différences fortes entre les deux camps de la gauche et de la droite. Par ailleurs la fin des années 1980 et le milieu des années 1990 est une période qui voit s’affirmer électoralement le Front national. L’espace politique français en a été transformé : son caractère fortement bipolaire (gauche/droite, alors même que le système des partis est multipartisan), a progressivement cédé sous l’effet du FN est on peut aujourd’hui parler d’un système "tripolaire". La sociologie des électeurs du FN n’est pas celle des électeurs de l’UMP

Cela reflète-t-il une dépolitisation massive de la population, ou est-ce la faute de partis qui ne portent plus les valeurs d’un certain nombre de Français ?

Eric Branca : La réponse est dans la question. Si les partis politiques ne donnaient pas l’impression – en dehors du Front national et de l’extrême gauche – d’être solidaires d’une même logique (en gros, les grandes orientations se décident à Bruxelles, à charge pour les forces politiques dites de gouvernement, de les mettre en musique, selon des nuances diverses, inaudibles pour le plus grand nombre – la crise de représentativité serait bien moindre. J’ajoute à cela le caractère extrêmement frustrant du mode de scrutin actuel qui exclut du Parlement un nombre croissant d’électeurs : le choix n’est plus, comme en 1958, entre l’instabilité chronique de la IV° République et un système de gouvernement efficace. Il est entre le renouvellement des forces autorisées à légiférer et la poursuite du discrédit qui, aujourd’hui, frappe les deux grandes coalitions en présence. L’efficacité, aujourd’hui, passe par la représentativité, donc la relégitimation du Parlement. Seule la proportionnelle intégrale est une catastrophe. Je vous rappelle que la proportionnelle choisie en 1986 a permis à Jacques Chirac de gouverner, nonobstant les handicaps liés à la cohabitation. A l’inverse, le scrutin majoritaire à deux tours n’est nullement une garantie de stabilité. C’est si vrai qu’en 1988, ce même scrutin majoritaire ayant été rétabli, le malheureux Michel Rocard s’est retrouvé… Sans majorité !  Il a dû pour gouverner, s’appuyer alternativement sur le PC et sur les centristes.    

Christophe Bouillaud : Comme je l’ai dit dans une réponse précédente, le profil sociologique des personnes ne se positionnant pas dans ce sondage semble surtout désigner une marginalité vis-à-vis de la vie sociale et économique du pays. Les tous petits effectifs de chômeurs, de femmes au foyer, et d’autres inactifs présents parmi les répondants montrent tous une très forte propension à ne pas se positionner : 46% parmi les chômeurs, 45% parmi les femmes au foyer et 49% parmi les autres inactifs. Probablement, l’institut CSA a eu beaucoup de mal à trouver des répondants dans ces catégories, et, en plus, beaucoup de ces derniers ne répondent pas à la question majeure du sondage. Donc, probablement ce sondage traduit l’éloignement d’une partie des gens de la vie sociale, faute de structures familiales, syndicales, associatives, religieuses. A en juger par leurs réponses, ces non-positionnés sur l’axe droite/centre/gauche ne sont d’ailleurs pas très originaux, ils pourraient très bien se situer sur cet axe. D’ailleurs, ce sont sans doute pour partie des gens qui ne veulent pas se dire "très à droite", alors qu’ils ont voté pour Marine Le Pen en 2012 : 32% des électeurs de cette dernière dans ce sondage se placent dans cette catégorie des non-positionnés. Pour moi, ce ne sont pas les valeurs que portent les partis qui sont en cause, mais l’absence de liens sociaux qui amènent les gens à faire le lien entre leurs valeurs et un parti ou un camp. C’est la crise des "corps intermédiaires" (syndicats, Eglises, associations, etc.) que l’on voit ici à l’oeuvre.

Une partie de l'électorat se rapproche-t-elle des extrêmes à défaut de voir ses valeurs défendues par les partis plus traditionnels ? Les Français "non-affiliés" peuvent-ils constituer un vivier de voix pour l’extrême gauche comme pour l’extrême droite ?

Eric Branca :La réponse est oui. Même si aujourd’hui, c’est le Front national qui semble profiter avec le plus de bonheur de la situation. Quant à la radicalité de gauche, c’est de moins en moins via le Front de gauche qu’elle s’exprime, mais semble-t-il, dans des mouvances en rupture totale avec la démocratie qui, pour être minoritaires, n’en sont pas moins dangereuses, comme on l’a vu la semaine dernière lors de manifestations ultra-violentes de Sivens et de Nantes…  

Christophe Bouillaud : Les "non-affiliés" peuvent être récupérés par tous les partis, ils ne sont pas particulièrement extrémistes, justement parce qu’ils n’ont pas de convictions politiques inscrites nettement dans un camp ou dans la proximité avec un parti. Sur toutes les alternatives proposées, ce groupe pris dans son ensemble se positionne comme l’ensemble des répondants, il ne présente jamais un profil très marqué. S’il s’exprime politiquement, il ne change pas les grands équilibres entre les camps.

Propos recueillis par Franck Michel / sur Twitter et Gilles Boutin

Pour lire le Hors-Série Atlantico, c'est ici : "France, encéphalogramme plat : Chronique d'une débâcle économique et politique"

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