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Il y a un fort décalage de sommeil entre les classes sociales.
Il y a un fort décalage de sommeil entre les classes sociales.
©Flickr

Debout !

Selon les catégories socio-professionnelles et les métiers, les Français n'ont pas tous accès à la même période et à la même qualité de sommeil.

Bruno Comby

Bruno Comby

Bruno Comby est polytechnicien et directeur scientifique de l'Institut Bruno Comby.

Il est l'auteur de l'Eloge de la sieste (TNR, 2005)

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Atlantico : Une étude menée aux Etats-Unis met en lumière un fort décalage de sommeil entre les classes sociales : près de la moitié des personnes vivant dans un foyer gagnant moins de 30 000 dollars dorment 6h ou moins par nuit, contre seulement un tiers de ceux qui gagnent 75 000 dollars ou plus (voir ici en anglais). Comment expliquer un tel décalage ?

Bruno Comby : Il s'agit d'une étude américaine, et les résultats ne sont pas forcément les mêmes quand on procède au même type d'observation en France. Le décalage peut s'expliquer de plusieurs manières. En fonction de la catégorie socio-professionnelle, les attitudes de vie et de travail peuvent être différentes. Il est vrai que les Etats-Unis sont marqués par une multiplicité d'emplois à temps partiel, qui peut induire des horaires de travail très importants et donc une plus grande fatigue chez les moins riches. Cependant ce n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît. En effet lorsque l'on gagne moins bien sa vie, souvent, on a une moins bonne alimentation que les couches plus aisées de la population. Cette moins bonne alimentation perturbe la santé en général, et le sommeil en particulier.

En France l'Insee a mené une étude sur la période 2009-2010, intitulée "enquête emploi du temps". Celle-ci a mis en évidence que les catégories socio-professionnelles supérieures – chefs d'entreprise, cadres, professions intellectuelles – dorment en moyenne 20 minutes de moins que les catégories d'ouvrier et d'employés. Plus précisément, voici les chiffres à la minute près : 481 minutes par jour pour les professions supérieures (soit environ 8 heures), 497 minutes pour les employés, et 498 minutes pour les ouvriers. La même enquête montrait que les retraités dorment plus, tout comme les étudiants et les enfants. Les résultats de l'étude américaine sont sans-doute proches de la réalité sociale et professionnelle américaine, mais ne s'appliquent pas de manière identique en France.

Quelles explications peut-on apporter à cette différence ?

Les gens qui travaillent plus ont moins de temps libre disponible, et donc moins de temps pour dormir. Ceux-là sont en carence de sommeil, ce qui peut concerner plutôt les bas revenus aux Etats-Unis  qui sont obligés de multiplier les petits boulots pour gagner leur vie et payer leur logement, alors qu'en France la durée du travail est beaucoup plus encadrée. La durée allongée de travail générant une carence de sommeil concerne donc en priorité les chefs d'entreprise et les cadres supérieurs. Bien que ce ne soit pas le cas pour tous, les ouvriers et les employés ont en règle générale des horaires encadrés et respectés.

Le personnel nettoyant de bureaux, qui travaille souvent tôt le matin et tard le soir dans une même journée, est-il le principal perdant en termes d'accès au sommeil  en France ?

Je n'irais pas jusqu'à parler de "principale perdante". Ce qui est sûr, c'est que les horaires de nuit, tôt le matin ou tard le soir, ne favorisent pas un bon équilibre du sommeil. Et il n'est pas si simple de dire si, en termes de sommeil, les ouvriers qui nettoient les bureaux sont plus ou moins malheureux que les pilotes de ligne. Ce ne sont pas les mêmes horaires et pas les mêmes fréquences. Tous les personnels, qu'ils soient plus ou moins élevés dans la rémunération, ont les mêmes problèmes lorsqu'ils sont confrontés à des horaires difficiles : il faut s'occuper de tout le reste à côté, les enfants, les courses, etc.

Les classes les moins aisées sont souvent moins bien loties sur le plan de l'accès aux transports. En quoi cela peut-il tout de même contribuer à diminuer considérablement le temps de repos des plus pauvres ?

Un employé ou un cadre travaillant en région parisienne passera bien souvent une heure le matin et une autre heure le soir dans les transports. C'est autant de temps disponible en moins pour dormir. Il est certain que plus le temps est carencé, plus l'emploi du temps est contraint : il faut bien s'occuper de tous les à-côtés du travail, à savoir la famille, les enfants, les formalités en tout genre…

Il faut se garder de conclusions trop hâtives, car de nombreux facteurs peuvent influer sur la qualité du sommeil. Le niveau socio-professionnel n'est pas seul à entrer en ligne de compte. Certaines professions comme les chirurgiens ou médecins urgentistes auront davantage de problèmes de sommeil parce qu'ils sont confrontés quotidiennement à des stress très intenses ou parce qu'ils ont des horaires de jour et de nuit infernaux. A l'inverse, on peut retrouver exactement le même phénomène de troubles du sommeil chez des travailleurs à la chaîne, les ouvriers en usine qui travaillent de nuit ou à des horaires qui commencent très tôt ou se terminent très tard le soir. Il n'y a donc pas seulement la catégorie socioprofessionnelle qui joue, mais aussi le travail en lui-même.

Quelles autres professions nuisent par nature à la longueur et à la qualité du sommeil ?

Certaines personnes travaillent de nuit, or nous sommes faits pour dormir la nuit et travailler de jour, puisque le sommeil se synchronise sur la lumière. Il est donc préférable, quand on peut, de travailler de jour et de dormir de nuit. Mais certains n'ont pas le choix : les veilleurs de nuit, les agents de surveillance ou encore les pilotes d'avion. Chez ces derniers, le décalage horaire vient encore plus perturber la gestion du sommeil. Certaines professions sont bien plus à risque que d'autres.

Quelle proportion de la population, à cause des facteurs mentionnés, n'a pas les moyens concrets de dormir suffisamment ?

Plus de la moitié des Français signalent qu'ils rencontrent des soucis de sommeil au moins occasionnels, et environ un quart connaissent des troubles chroniques. C'est un problème de santé publique tout à fait majeur.

Indépendamment d'une profession ou d'une autre, c'est l'ensemble de notre société qui dérive. Le manque de sommeil est aujourd'hui beaucoup plus fréquent qu'au vingtième siècle, de même qu'au cours de ce dernier, on a vu la situation s'aggraver par rapport au XIXe siècle. Le problème continue de s'accentuer, il faut donc chercher de nouveaux modes de vie qui permettent de mieux préserver notre sommeil.

Concrètement, à quoi ressemble le quotidien d'une personne qui n'a jamais la possibilité, à cause de son travail, de dormir suffisamment ?

Le sommeil est encore plus indispensable pour la santé et la vie que l'alimentation. On peut tenir plusieurs semaines sans manger, mais on ne peut pas tenir plusieurs semaines sans dormir. Vu que c'est indispensable, on ne peut pas être littéralement privé de sommeil, mais en carence.

Tout dépend des personnes et des pratiques. Celles qui pratiquent régulièrement la sieste sont beaucoup mieux armées, car même en manque de sommeil elles arrivent à récupérer. Des personnes s'effondrent parce qu'elles ne savent dormir que la nuit, et donc si elles n'en ont pas la possibilité, leur machine interne se dérègle. D'autres, parce qu'elles sont capables de dormir en milieu de journée ou parce qu'elles y pensent, tiendront beaucoup mieux avec des horaires de travail pourtant beaucoup plus décalés. Ce n'est pas seulement la durée, mais la répartition du sommeil dans la journée qui est importante. Sur un même travail, l'un terminera en dépression nerveuse, quand l'autre tiendra toute sa vie et coulera une retraite longue et heureuse.

Concrètement, le manque de sommeil se traduit par de la somnolence, qui entraîne des accidents sur la route ou dans le travail à la chaîne, par un ralentissement des réflexes, mais aussi par des difficultés de concentration et des troubles de mémoire. A la longue, l'accumulation peut donner des syndromes dépressifs, voire des envies de suicide.

Le sommeil lui-même se dérègle : quand on en manque, on tient en force, et au bout d'un moment on n'arrive même plus à dormir, même quand on en a besoin.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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