Psychose Ebola : les mécanismes par lesquels se transmet la peur (et comment la contenir)<!-- --> | Atlantico.fr
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La peur d'Ebola contamine plusieurs pays.
La peur d'Ebola contamine plusieurs pays.
©Reuters

Le monde a peur

Alors qu'un homme a été évacué d'un avion sur le tarmac de l'aéroport de Philadelphie après avoir fait croire qu'il était atteint d'Ebola, la psychose gagne du terrain et n'épargne aucun pays. Une peur contagieuse, elle aussi...

Antoine Pelissolo

Antoine Pelissolo

Psychiatre et chef de service au CHU Henri-Mondor à Créteil, spécialiste des troubles anxieux, des phobies et des TOC. Auteur notamment du livre "Les phobies : faut-il en avoir peur ?" (le Cavalier Bleu) et du blog "mediKpsy"

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Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Un cas suspect d’Ebola à l’hôpital Bichat à Paris s’est finalement avéré faux vendredi. Un peu plus tôt, une centaine de salariés se sont retrouvés confinés jeudi à Cergy-Pontoise pendant trois heures après un cas possible d’Ebola, alors qu’une personne de retour de Guinée présentait des symptômes suspects. Lundi, alors qu’elle avait prise des mesures de précaution après le retour d’un élève en provenance de Guinée, une école de Boulogne-Billancourt a vécu dans l’angoisse lorsque trois familles ont gardé leurs enfants à la maison. Par quels mécanismes se transmettent l’angoisse et la peur chez les individus ? En quoi peut-on dire que l’angoisse est une émotion qui se transmet facilement ?

Antoine Pelissolo : La peur est une des émotions fondamentales, normale car indispensable à la survie des individus et de l’espèce dans son ensemble. Ceci existe chez l’être humain mais également dans beaucoup d’espèces moins évoluées dotées du même "cerveau émotionnel". En dehors du signal d’alarme qu’elle constitue pour un individu potentiellement en danger, la peur est toujours communicative car elle sert également à prévenir les congénères d’une menace. C’est ainsi qu’une mère peut transmettre très automatiquement sa peur à son enfant ou qu’une personne peut la transmettre à un groupe. Cette transmission passe en général par des signaux évidents (mimique du visage, cris, agitation, discours, etc.) mais parfois aussi par des indices plus discrets, voire subtiles et non conscients, comme le tremblement de la voix ou un regard effrayé. Ceci explique les phénomènes de "contagion" émotionnelle, de la peur comme d’autres émotions (colères, fou-rires, etc.). En temps normal cependant, un individu est capable d’analyser consciemment la situation et de calmer sa peur si finalement le danger n’est pas réel ou est contrôlable. La panique survient quand les émotions sont trop fortes ou que la situation semble incontrôlable, et cela peut toucher une personne isolée (crise d’angoisse, attaque de panique) mais aussi un groupe. Il s’agit alors de paniques collectives dans lesquelles la peur de chaque sujet est nourrie par la peur des autres. 

Jean-Paul Mialet :Revenons aux origines. Un beau jour, l’enfant quitte le milieu confortable de l’utérus maternel pour venir au monde. Pour certains le premier cri que pousse le nourrisson à sa naissance est déjà un cri d’angoisse. Quoiqu’il en soit, il faut quitter la bienheureuse apesanteur d’un enveloppement liquide où sont satisfaits tous les besoins personnels en temps réel pour s’adapter à un monde froid et exigeant. Il faut apprendre à vivre dans l’insécurité. L’angoisse sera désormais la compagne d’une existence qui mesure sa précarité et se sait menacée. Pour ne pas vivre dans l’angoisse, l’individu développe des moyens de protection et se construit une sécurité en se rendant maître, par l’action et la pensée, de beaucoup de situations. Il apprend également à éviter de prêter trop d’attention à tout ce qui pourrait réveiller cette émotion. Mais elle reste tapie au fond de lui et se réveille en cas de nécessité : elle sert de signal d’alarme utile quand il se présente une situation dangereuse. Quand elle surgit à l’occasion d’une menace identifiée, elle se transforme en peur. « Je vois un ours, je tremble, j’ai peur » disait un grandpsychologue américain du XIX° siècle, William James. Il soulignait ainsi que l’angoisse précède la peur ; elle envahit et fait trembler avant toute prise de conscience de ce qui la détermine. La peur, quant à elle, relie cette émotion à une perception, et ce faisant, elle offre des possibilités d’action et de réflexion : la peur de l’ours inspire une stratégie adaptée, que ce soit par la fuite ou l’attaque. L’angoisse est ainsi une émotion crue, une émotion pénible, douloureuse - une panique, un effroi qui saisit et que l’on subit. En revanche, avec la peur, l’émotion devient liée à une cible et on retrouve le moyen d’agir. Emotion brute, l’angoisse est par nature irrationnelle alors que la peur peut se raisonner. A la différence de la peur qui se discute, cette émotion irrationnelle, dans un contexte approprié, se répand facilement par un partage empathique.

A lire aussi : Comment reconnaître les symptômes du virus Ebola

Plus généralement, comment expliquer cette psychose autour d’Ebola ?

Antoine Pelissolo : Le terme de psychose n’est pas vraiment approprié car il renvoie à d’autres types de maladies psychiques (schizophrénie), mais il est souvent employé dans le langage courant pour parler d’angoisses collectives et très excessives. Dans le cas d’Ebola, deux facteurs contribuent à déclencher ces peurs inadaptées : - une réalité sous-jacente qui est celle du risque vital liée à la maladie, toutes les angoisses profondes ayant un rapport plus ou moins direct avec la crainte insupportable de la mort ; - un sentiment d’impuissance dû à la nouveauté de la menace et à l’impression de n’avoir aucun moyen de s’en protéger, par méconnaissance. Une menace de mort violente associée à une absence de contrôle sur la situation conduit à une peur "dépassée". 

Jean-Paul Mialet :Ebola est le type même de situation favorable à l’angoisse. Un agent de transmission impalpable, invisible - un virus lointain, mal connu, provenant de terres obscures - qui peut à tout moment frapper et provoquer une mort rapide et imparable à l’issue d’une détresse organique totale impressionnante : on souffre, on s’étouffe, on se vide de son sang… Même le virus du Sida se montrait moins mystérieux et plus contrôlable : on connaissait les populations à risque, la nature de la transmission. Tous les éléments sont donc réunis pour que cette angoisse de précarité que nous abritons tous au fond de nous, mais contre laquelle nous luttons en temps ordinaire en nous appuyant sur des illusions rassurantes de maîtrise, soient réveillés.

Pourquoi le contexte social joue aussi un rôle important dans cette angoisse, alors que notre société a toujours été relativement protégée par rapport aux épidémies ? En quoi la rumeur et les médias sont aussi importants dans le développement de l’angoisse ?

Antoine Pelissolo : Il s’agit de phénomènes collectifs probablement inscrits dans la culture et l’histoire de la civilisation, même très ancienne. Le monde et notre pays ont connu de nombreuses épidémies dramatiques, dont il reste une trace dans la mémoire collective. De plus, les moyens de communication modernes et les médias actuels contribuent à diffuser les informations à une vitesse extrême, avec peu de filtres et d’explications, ce qui amplifie les réactions de peur, notamment quand des images violentes frappent les esprits.

Jean-Paul Mialet : Précisément parce que notre société a été protégée contre des épidémies grâce aux progrès des traitements et des vaccinations,l’individu contemporain cède volontiers à la paniqueface à une situation nouvelle qui ne devrait pas se produire. L’illusion de sécurité totale entretenuedans nos sociétés modernes qui cultivent le risque zéro et accordent à la science un crédit illimité – cette illusion rassurante s’effondre : ainsi, on n’aurait donc pas toute la maîtrise ? Et les médias en rajoutent en exploitant la sensation : « le poids des mots » et le « choc des photos » ont davantage pour objectif d’attirer l’attention du public en jouant sur ses émotions, ce qui assure une large participation, que de l’informer. De même, la rumeur se fonde un partage d’évènements à sensation qui donnent de l’importance à ceux qui la colportent. Or seule l’information – parler de l’ours, le décrire, en évaluer clairement les dangers – permet d’échapper à l’angoisse et d’en faire une peur utile.

A partir de quel moment une psychose collective peut-elle devenir incontrôlable ? Avec quelles conséquences ?

Antoine Pelissolo : Je ne crois pas du tout que nous en soyons là, mais le risque d’emballement commence quand les réactions de peurs au départ injustifiées contribuent en elles-mêmes à créer des dangers réels : panique de groupe où les individus piétinent les autres en voulant fuir, pénuries de ressources quand les habitants font des réserves par peur de manquer, etc. Un cercle vicieux se créé alors, soit à l’échelle d’un individu ("j’ai peur donc c’est dangereux, donc j’ai peur"), soit à l’échelle du groupe (la peur des uns entraine un danger chez les autres), avec un effet boule de neige. Dans le cas d’Ebola, les conséquences de la peur seraient au pire de provoquer un isolement des individus considérés comme contagieux ou de ceux craignant une contamination, mais sans entrainer a priori de perte de contrôle générale.

Jean-Paul Mialet : La peur est utile pour affronter la menace, alors que lapanique désorganise la pensée et empêche d’agir. Ce qui est vrai pour l’individu l’est encore plus pour les foules. Selon l’auteur de la psychologie des foules, Gustave Le Bon,ce qui caractérise une foule est son aptitude à oublier toute conscience et à agir en masse sur la base d’une communication purement émotionnelle : cette action irrationnelle peut prendre la forme de ce que l’on qualifie « d’hystérie collective ». L’angoisse d’un virus mortel représente sans doute, si la menace se met à peser très sérieusement, un risque de panique pouvant mener à des conduites de masse incohérentes et difficiles à raisonner.

Par quels moyens pourrait-on finalement contenir cette psychose ? Les pouvoirs publics sont-ils préparés ? Des protocoles spécifiques sont-ils mis en place ?

Antoine Pelissolo : Le meilleur remède reste l’information du public, avec des messages les plus précis et compréhensibles possibles. La peur ne peut être combattue que par des éléments rationnels, ce qui suppose à la fois de la pédagogie et des mesures de protections proportionnelles au danger réel. La France n’est pas le pays le plus performant en matière de prévention sur les phénomènes psychologiques, et l’exemple désastreux de la vaccination contre la grippe aviaire n’est pas très encourageant. Les décideurs ne doivent pas se laisser influencer par leurs peurs personnelles, en cherchant à se "couvrir" de manière finalement excessive et délétère. On peut espérer cependant que des enseignements ont été tirés de ces expériences passées, et certains professionnels disposent de compétences de gestion de crise pouvant être mises à profit par les pouvoirs publics (militaires, sauveteurs, etc.).

Jean-Paul Mialet :Encore une fois, seule l’information – une véritable information qui démystifie le mal sans le nier ni l’exagérer – peut aider à sortir de l’angoisse du virus Ebola pour la ramener à une peur légitime. Cette information doit s’acharner à décrire aussi bien que possible l’agent viral en l’objectivisant à traversles connaissances scientifiques qui peuvent en être fournies. Elle doit également indiquer les conséquences physiques de l’infection en employant des termes clairs et en évitant les images spectaculaires pour ne pas alimenter les constructions imaginaires. Elle doit enfin exposer des statistiques et les commenter aussi précisément que possible en les replaçant dans leur contexte. Dans l’idéal, cet effort d’information pourrait être piloté par un comité composé de spécialistes de la santé, de spécialistes des sciences humaines (sociologues et psychologues) et de spécialistes de la communication. Après tout, on a institué des cellules de crise pour soutenir des individus frappés par des traumatismes. N’y aurait-il pas lieu de réfléchir aux mesures à prendre pour qu’une collectivité ne cède pas à la panique face à certaines formes de terreurs ? Dans une époque devenue incertaine, après nous avoir exagérément rassurés, n’est-il pas temps de nous apprendre à vivre avec le risque et à côtoyer la peur sans tomber dans l’épouvante ?

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