L’Europe dans une impasse économique et politique : le temps d’une "déconstruction européenne" est-il venu ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une situation de déflation qui menace le continent européen.
Une situation de déflation qui menace le continent européen.
©Reuters

Table rase

Blocages institutionnels, rigidification progressive de la doctrine budgétaire, inertie de la Banque centrale européenne, inexistence de solidarités et de notion d'intérêt général européen, dogme du modèle allemand, c’est l’esprit même du projet européen qui est remis en cause par sa forme actuelle.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Philippe Villin

Philippe Villin

Philippe Villin est un banquier d'affaires, ancien élève de l'Ena. Il a été le vice-président directeur général du Figaro puis président de France-Soir.

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Coralie Delaume

Coralie Delaume

Coralie Delaume est une blogueuse, journaliste et essayiste française. Elle est diplômée de l’Institut d'études politiques de Grenoble, elle devient ensuite journaliste et chroniqueuse pour plusieurs médias. Spécialiste de la gouvernance économique européenne, elle crée le blog L'arène nue en février 2011.

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Sylvie Goulard

Sylvie Goulard

Sylvie Goulard est députée européenne, membre du groupe ADLE (Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe) au Parlement européen, et membre du Groupe Eiffel Europe (www.groupe-eiffel.eu)

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Béatrice Mathieu

Béatrice Mathieu

Béatrice Mathieu est rédactrice en chef adjointe de l’Expansion.

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Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe, professeur à l'université à Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Populations et Territoires de France en 2030 (L’Harmattan), et de Géopolitique de l’Europe (Armand Colin).

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Le 5 mai 1992, Pierre Bérégovoy, alors premier ministre de le France ouvrait le débat du traité de Maastricht devant l’Assemblée Nationale et déclarait :

"Le traité crée une Europe politique, rend possible une Europe sociale, institue une "autorité économique" dans l'Union économique et monétaire, ouvre la voie d'une Europe industrielle, reconnaît une nouvelle citoyenneté communautaire."

Il s’agit là de "l’esprit" de Maastricht. Plus de 20 années se sont écoulées depuis lors pour des résultats discutables. L’union politique a laissé place à une tension grandissante entre les états de l’union. L’Europe sociale est restée lettre morte. L’Europe industrielle n’a pas résisté à la désindustrialisation du continent. Quant à la citoyenneté européenne, elle a été affaiblie par la crise des solidarités européennes.

Et Pierre Bérégovoy l’indiquait déjà clairement : "À partir de ces bases, l'Europe sera demain ce que la France en fera avec ses partenaires."

Mais les promesses de prospérité ne sont pas au rendez-vous. La récession économique qui a frappé l’Europe en 2008 prend aujourd’hui la forme d’une stagnation séculaire, la croissance de la zone euro n’ayant toujours pas retrouvé son niveau d’avant crise. De plus, c’est aujourd’hui une situation de déflation qui menace le continent européen.

Face à un tel constat, les institutions se sont révélées incapables de sortir l’Europe de la crise qui la frappait. Les sommets européens se succèdent et se contentent d’aborder les conséquences du marasme européen, (sommet de Milan sur le chômage des jeunes de ce 8 octobre), sans jamais en affronter sérieusement la cause qui est le manque de croissance. Malgré les injonctions de relance du FMI, du G20, de l’OCDE, l’Europe sourde.

Depuis 2012 et l’instauration du pacte de stabilité, l’Allemagne est définitivement devenue le modèle à suivre. Un modèle qui est pourtant l’objet de nombreuses critiques et dont les derniers résultats, chute brutale des exportations, des commandes à l’industrie, du commerce de détail etc… sont plutôt une source d’inquiétude pour l’ensemble de la zone.

Blocage institutionnel, rigidification progressive de la doctrine budgétaire, inertie de la Banque centrale européenne, lenteur des réactions des gouvernements, inaptitude à adopter une ligne commune afin de promouvoir l’intérêt général européen, c’est l’essence même du projet européen qui est remis en cause par sa forme actuelle.

Nicolas Goetzmann

Union économique

Atlantico : L’Italie vient de décider d’un plan d’économies de 20 milliards d’euros, sur le modèle de rigueur budgétaire prôné par l’Allemagne. Ce modèle est-il le seul à suivre, et est-il compatible avec l’esprit d’une Europe sociale portée par le traité de Maastricht ?

Nicolas Goetzmann :Le modèle de rigueur budgétaire a été accepté par tous lors de la conception même du traité de Maastricht, ce sont les fameux critères de convergences. Il s’agissait d’ajouter un carcan budgétaire à une union monétaire, ce qui suppose une parfaite harmonie des économies européennes, mais cette "harmonie" n’a jamais existé. Déjà, le projet était vicié. L’adoption en 2012 du pacte de stabilité est venue alourdir ces contraintes budgétaires pour les états membres, comme on peut le voir avec la menace faite par la commission européenne de "retoquer" le budget français ou italien. Et ce, seulement 6 mois après le signal d’alarme lancé par les peuples lors des élections européennes.

La politique menée par l’Allemagne au début des années 2000 est à l’origine même de profonds déséquilibres qui ont provoqué l’éclatement des divergences économiques européennes. En agissant par la voie de la modération salariale, l’Allemagne s’est inscrite dans une stratégie de "cavalier solitaire" qui lui a permis d’engranger des excédents commerciaux allant jusqu’à 7% de son PIB. Evidemment ces 7% de PIB devaient bien se retrouver quelque part…et ils sont allés financer les déficits espagnols, portugais, grecs etc…Et cette imbrication a été stoppé nette lors de la crise de 2008. Les pays du sud en payent encore le prix tout en étant accusés de laxisme, alors même que ce laxisme a été financé par une Allemagne qui cherchait à placer ses excédents à tout prix. Ce qui devait être une convergence économique vers un intérêt général commun s’est transformée en une gigantesque compétition au sein même de la zone euro. Et lorsque l’on a voulu trouver un coupable, ce sont les pays du sud qui ont été désignés. Le fait que le budget ait été mieux géré par l’Italie de Berlusconi entre 2001 et 2006 que par l’Allemagne de Schröder n’intéresse personne, même les faits sont inopérants face à l’idéologie du modèle allemand.

Béatrice Mathieu : L’Union économique n’est pas réussie dans la mesure où elle s’est arrêtée en chemin. En politique économique, il y a toujours deux volets : un volet monétaire et un volet budgétaire. Or on a construit l’euro sans construire le volet fiscal et budgétaire. Il n’existe pas de budget de la zone euro, et le budget de l’UE est ridicule au regard des besoins réels en matière de transferts de régions et pays riches à régions et pays pauvres. Ce n’est pas vraiment un échec, simplement, on s’est arrêté au milieu du gué. Donc soit on avance beaucoup plus dans une intégration budgétaire, soit on revient en arrière. Le modèle allemand marche parce qu’il est adapté à l’Allemagne, c’est-à-dire un pas vieillissant. L’Europe ne peut pas être une Europe allemande, par conséquent il faut trouver un juste milieu : l’Allemagne doit faire des efforts pour soutenir sa demande, et la France pour soutenir son offre.

Là où on peut parler d’échec, c’est en matière d’énergie. Alors que l’Europe s’est construite autour du charbon et de l’acier, on peut aujourd’hui parler d’échec total de la politique énergétique européenne. Chacun défend son petit modèle, c’est l’Allemagne qui par exemple décide sans en parler aux autres de sortir du nucléaire, ce qui n’est pas sans conséquences sur les pays voisins.

Coralie Delaume : Je n’ai probablement pas très bien saisi l’esprit humaniste du traité de Maastricht. Il ne m’était pas apparu qu’il était porteur d’un projet d’Europe sociale !

En arrivant au pouvoir en Italie, Mateo Renzi a manifesté le désir de voir se desserrer l’étau de l’austérité. Il espérait une relance de l’investissement en Europe. Comme c’est désormais son habitude – car ce n’est pas la première fois que notre pays fait défaut à ses partenaires d’Europe du Sud – la France a négligé de soutenir Renzi, de saisir cette perche. In fine, Renzi a donc renoncé à la tendre. C’est encore une occasion perdue pour l’Europe, dont l’économie va de mal en pis. Même l’économie allemande est désormais à la peine. Alors même qu’on nous présente sans cesse la République fédérale comme un modèle indépassable, celle-ci vient de recevoir, en début de semaine, une série d’indicateurs de très mauvais aloi : - 5,7% pour les commandes à l’industrie, - 4% pour la production industrielle. Conclusion : les principaux instituts de conjoncture allemands demandent aujourd’hui à Mme Merkel d’augmenter le montant des dépenses publiques dans le but d’investir ! Je ne suis pas convaincue qu’il soit très judicieux de copier les méthodes allemandes au moment où elles sont en train de révéler leurs faiblesses….

Union monétaire

Le FMI a indiqué dans un récent rapport que la BCE avait pour responsabilité de faire face à la menace de déflation qui pèse sur l’Europe. L’euro pose-t-il problème dans sa conception d’origine, ou est-ce l’évolution de la doctrine de l’Allemagne qui pose problème ?

Nicolas Goetzmann :Concernant le volet monétaire, l’action de la BCE a été, et est toujours, un échec total. On peut saluer les derniers efforts de Mario Draghi mais ses moyens institutionnels restent limités. Car c’est le cadre même du mandat de la BCE qui pose problème. La Banque centrale européenne ne dispose pas de moyens nécessaires à une lutte efficace contre la crise. Elle a les moyens de lutter contre une situation inflationniste, mais elle est inopérante face à la déflation qui menace aujourd’hui.

Pour faire face, la BCE doit disposer d’un mandat "dual", identique au mandat de la Réserve Fédérale américaine et qui lui permet d’agir en faveur du plein emploi et de la croissance. Mais il s’agit là d’un Casus Belli avec l’Allemagne, qui se refuse à toute négociation sur ce sujet. Le mandat orthodoxe de la BCE était la condition sine qua non du ralliement de l’Allemagne à la création de la zone euro. Une condition acceptée par tous à l’époque du Traité de Maastricht. L’erreur originelle de Mitterrand et de ses conseillers.

Alors on peut implorer la modification des traités, mais la réalité actuelle est que toute révision en ce sens paraît tout à fait improbable. L’Allemagne n’y voit pas son intérêt, car toute relance européenne lui ferait progressivement perdre sa "compétitivité" actuelle. Une telle relance l’obligerait en effet à augmenter les salaires alors que les "concurrents" européens s’en serviraient pour faire baisser leur chômage avant toute hausse des salaires. Les intérêts économiques sont simplement divergents.

Le plus frappant est que le mandat de "stabilité des prix" de la BCE est un mandat aujourd’hui jugé obsolète, dont les limites ont été clairement définies par les milieux académiques. Pourtant, ce mandat est gravé dans le marbre des traités européens, comme une vérité absolue et définitive. Les autres banques centrales à travers le monde sont parvenues à se réinventer, à s’adapter à ce nouveau contexte, alors que la BCE est restée pieds et poings liés dans ce carcan bien trop strict. Les dirigeants européens ne lui ont jamais donné les moyens de répondre à grande récession. Alors oui, la BCE est coupable, mais les dirigeants européens semblent n’avoir jamais pris conscience des limites des traités fondateurs. 

Béatrice Mathieu : La menace déflationniste est extrêmement dangereuse, mais Mario Draghi l’a bien dit : la BCE ne peut pas tout faire. A elle seule, elle ne peut pas lutter contre la déflation. Cela signifie qu’il faut aussi des politiques de reflation nationale. On l’a bien vu au Japon, il est très difficile d’en sortir, et le volet monétaire à lui-seul ne suffit pas. On ne recrée pas de l’inflation budgétaire par un coup de baguette magique. Un plan de relance européen est absolument nécessaire, mais pour cela il faut un budget commun et un accord sur les objectifs.

Philippe Villin : Du premier jour, j’étais opposé au projet d’Union monétaire. J’ai été le seul membre de l’Inspection des Finances à combattre ouvertement le traité de Maastricht. J’avais prévu que l’euro aboutirait à la situation d’aujourd’hui, c’est-à-dire la captation de notre activité économique par l’Allemagne et la zone rhénane. En effet la théorie économique et les  exemples historiques avaient toujours démontré qu’une union monétaire entre des zones à fortes différences de productivité entraînait la ruine progressive des zones les moins productives. Il n’y a donc aucune surprise à ce qui nous arrive aujourd’hui. En outre, l’union monétaire maastrichtienne  a été construite comme un diktat allemand, et stupidement acceptée par François Mitterrand. Les règles de Maastricht ne privilégiant que la stabilité de la monnaie et non, à tout le moins, un équilibre entre la stabilité de la monnaie et la croissance économique et la recherche du plein emploi (à l’instar des règles de la Réserve fédérale, la FED), elles ne pouvaient qu’entraîner à moyen terme la déflation, une explosion du chômage en Europe et un affaiblissement des plus faibles au profit de la zone rhénane.                                                                                                

Cette union monétaire s’est faite sans union politique, et a donc été confiée à des technocrates irresponsables et sanguinaires comme Jean-Claude Trichet. Plus allemands que les Allemands, et obéissant aux ordres du pouvoir politique allemand, des individus totalement serviles et irrespectueux des intérêts de leurs concitoyens. Une union politique aurait à tout le moins, peut-être, pu contrebalancer le pouvoir de ces technocrates irresponsables. Cette union politique n’est pas intervenue. Si elle avait existé, elle aurait aussi pu, peut-être, apporter des contributions compensant au moins partiellement la ruine des zones que l’union monétaire condamnait au déclin. Comme nous l’avons fait en France au profit des régions les plus faibles  et comme les Italiens l’on fait après leur propre unité au profit du Mezzogiorno. Tel n’a pas été le cas. La zone rhénane nous pille, sans payer et qui plus est en nous insultant.

Coralie Delaume : Je ne pense pas que la doctrine allemande en matière monétaire ait spécialement évolué. L’Allemagne a toujours eu une préférence marquée pour la stabilité monétaire. C’est d’ailleurs pour cela que les statuts de la Banque centrale européenne prévoient que la mission principale de cette banque est la lutte contre l’inflation. La BCE, au départ, avait pour modèle la Bundesbank et pour seul objectif la lutte contre la hausse des prix. C’est donc la BCE qui, sous la pression des évènements a changé de doctrine, non l’Allemagne.

Evidemment, l’euro pose problème. On a voulu donner en partage une monnaie unique à des pays donc les structures sont profondément différentes. Les structures économiques d’une part, mais aussi les structures démographiques. La France, par exemple, fait des enfants. Elle a besoin d’une croissance dynamique de de créer des emplois. Cela ne peut se faire qu’au prix d’un peu d’inflation.  L’Allemagne, avec sa population active déclinante, a surtout besoin de préserver son épargne et de faire baisser le montant de sa dette qui, sans cela, risque à l’avenir de devenir insoutenable. Ces deux pays, pour ne prendre qu’eux, ne peuvent s’accommoder durablement d’une même monnaie ! Que dire de la Grèce et de la Lettonie, de l’Autriche et du Portugal ? Ceux qui ont inventé l’euro n’avaient sans doute pas tout à fait les pieds sur terre….

Solidarité

A l’inverse des Etats-Unis, où un principe de solidarité budgétaire entre les Etats prévaut, quels sont les inconvénients dans ce domaine du modèle européen ?

Nicolas Goetzmann :La solidarité européenne se résume à des réformes allemandes mises en place dans les années 2000 lorsque la croissance européenne était forte, ce qui les a rendues possibles Depuis que l’Allemagne est en position de force, la situation s’est figée alors que les pays du sud sont en train d’exploser. Et cela se passe au doux son des accusations de laxisme contre les pays latins, fainéants par nature sans doute. On se voile la face sur cette situation alors que les accusations de la presse allemande sont incessantes. La morale

En l’absence d’un budget commun de la zone euro, il ne peut exister de solidarité européenne. Le budget fédéral américain est vingt fois supérieur à celui de l’Union européenne, ce qui veut dire simplement que la solidarité n’est qu’un mot en Europe.

Coralie Delaume : Les Etats-Unis sont une nation. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que, contrairement à nous, ils n’en ont pas honte. La solidarité budgétaire y est naturelle. L’Europe, ce sont 28 nations. La zone euro, 18. Les unes ne veulent pas payer pour les autres. L’Allemagne, qui est encore le pays le plus prospère, ne veut pas payer pour les "GIPSI" d’Europe du Sud. On l’a bien vu au plus fort de la crise grecque. Le "sauvetage de la Grèce" aurait pris moins de temps si la République fédérale s’était montrée plus solidaire…. Et si les bilans des banques allemandes n’avait pas été remplis de titres de dette grecque.

Certains appellent ces réticences à la solidarité des "égoïsmes nationaux". Certes…. Mais qu’on nous cite un seul pays au monde qui ne soit pas égoïste ! Et qui ne privilégie pas son propre intérêt.

Ah si : le nôtre peut-être, dont le personnel politique semble avoir à peu près renoncé à tout, sauf à chérir cet objet de culte qu’est devenue l’Union européenne et à couver cet étrange gri-gri, l’euro.

Béatrice Mathieu : La solidarité entre les Etats n’existe pas, bien au contraire, ils sont même en concurrence au niveau fiscal. On n’a pas été capable, au cours de ces décennies, de procéder ne serait-ce qu’à une harmonisation fiscale de l’épargne ; on n’a pas su mettre un plancher pour les taux des d’imposition sur les sociétés. Cela donne lieu à des situations ubuesques : l’Irlande et certains pays Baltes pratiquent une imposition extrêmement basse, quand la France impose les sociétés à des niveaux élevés. Et ce n’est pas en disant que la France n’a qu’à s’aligner sur les pays Baltes qu’on construit une union fiscale.

Gérard-François Dumont : Contrairement à ce que l’on pense souvent, le principe de solidarité se trouve réellement appliqué au sein de l’UE et de l’espace euro. Au sein de l’UE, il est normalement pris en compte dans le cadre du budget européen portant sur la politique régionale, dans l’idée d’aider les régions en difficulté. Un tiers du budget de l’UE y est consacré.

La crainte d’une absence de solidarité au sein de l’espace euro a existé et aurait signifié la sortie de la Grèce. Soit on abandonnait la Grèce à son sort, et la laissait devenir un pays sous-développé, soit on refinançait le pays, c’est la voie qui a été choisie. Par exemple, l’Allemagne et la France ont versé des sommes considérables à la Grèce. Et la Banque centrale européenne a révisé sa politique.

L’UE en tant que telle n’est pas responsable des mauvaises gouvernances et donc du surendettement de la Grèce, de l’Italie ou la France. Les responsables sont les dirigeants politiques de ces pays.

Union politique

Manque de croissance, tension entre les Etats, déficit de soutien populaire : l'évolution de la gouvernance politique de l'union est-elle à l'origine des dysfonctionnements actuels ? A force de dilution de la prise d’initiative et de traités successifs, l’union politique est-elle vouée à la paralysie ?

Sylvie Goulard : Regardons ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur de l’Union européenne, c’est-à-dire d’un côté les questions relatives à l’emploi et à la croissance, et de l’autre les crises en dehors de l’Europe. La plupart des Européens voudraient que l’on arrive à faire plus en matière d’emploi et de croissance, or il est évident que pour cela, il faudrait que les institutions le permettent. Il est beaucoup reproché à l’Europe de ne pas procéder à un rapprochement fiscal et social, par exemple, mais il est impossible de le faire si sur des décisions aussi importantes, l’espace politique de discussion publique et parlementaire n’existe pas. Pour atteindre l’objectif d’une Europe plus prospère et positive, on a besoin d’une réforme qui s’élève au-dessus des compétences des Etats : si chacun fait de la fiscalité dans son coin,  ou choisit ses niveaux de rémunération sans se soucier de la mobilité des travailleurs, rien ne bougera. On a donc besoin d’une réforme dont le but profond est d’améliorer les choses, qui ne serait en rien un caprice institutionnel, contrairement à un certain nombre de discours.

Sur un plan extérieur, j’ai été très frappée de lire que bientôt les Etats-Unis dépasseront l’Arabie saoudite en production de pétrole. Cela signifie que bientôt les Américains n’assureront plus la sécurité des voies de navigation, et se dégageront globalement. Cela concerne directement notre sécurité, mise à mal par les événements au Moyen-Orient et un voisin russe très remuant. Si nous ne passons pas à d’autres institutions, c’est notre sécurité que nous mettons en péril.

Ce souvent les mêmes personnes qui refusent les schémas fédéraux et qui déplorent dans le même temps que l’on ne puisse pas réaliser les mêmes résultats économiques que les Etats-Unis, ou que l’on soit moins puissant militairement.

Pour résumer, l’Europe ne peut pas faire ce qu’on n’a pas voulu qu’elle fasse. Les Etats ont signé des traités qui limitent les capacités d’action de l’Europe, concédant des parcelles de souverainetés, mais pas trop quand même. C’est ainsi que l’on se retrouve avec une gouvernance économique dont les Français disent eux-mêmes qu’elle est trop fondés sur des règles.

Coralie Delaume : On a voulu faire une Europe sur le mode dit fonctionnaliste, par l’économie et par le droit, autrement dit par la technique. C’était une erreur. Il était peu probable qu’on arrive à générer du sentiment d’appartenance avec ça, et à fabriquer des citoyens européens.

Ce n’était pourtant pas une fatalité. A l’origine et bien longtemps avant Maastricht, d’autres méthodes ont été envisagées. On aurait pu faire une Europe non pas technique mais authentiquement politique. Ce fut l’idée du général De Gaulle et l’objet du plan Fouchet, qui mettait notamment  l’accent sur  la mise en place d’une politique étrangère commune, et sur une "coopération des Etats-membres dans les domaines de la science et de la culture". On parle d’ailleurs bien là de politiques "communes" et non pas "uniques" : chaque Etat membre devait conserver l’entièreté de sa souveraineté.

Mais, dans les années 1950-1960, ce n’est pas De Gaulle qui a remporté la bataille, c’est Jean Monnet. Un demi-siècle plus tard, au lieu de la coopération, nous avons dû supranational. Au lieu de la politique, nous avons de la technique économique. Au lieu de la science et de la culture, nous avons des ratios budgétaires et comptables. Tout cela ne favorise guère l’émergence d’une conscience citoyenne européenne….

Citoyenneté

Maastricht était le socle de la création d'une citoyenneté européenne. Où en est-on aujourd’hui ? L’idée d’un destin commun est-elle présente, ou au contraire en déperdition ?

Sylvie Goulard : Des progrès ont été faits, mais on a tendance à ne pas s’en rendre compte. Si l’on veut partir étudier à l’étranger par exemple, la citoyenneté permet de le faire sans aucune formalité. Il en va de même par exemple pour un jeune Portugais qui irait chercher du travail en Allemagne. En revanche si l’on veut se rendre en Chine ou en Amérique du Sud, tout de suite, tout devient plus compliqué. On a même obtenu que les paiements dans les autres Etats membres ne coûtent rien en plus. Si vous êtes un ressortissant maltais ou autrichien, vous ne trouverez pas d’ambassade de votre pays partout. Si vous rencontrez des problèmes avec la justice, une ambassade appartenant à un autre pays de l’UE ne pourra pas vous refuser son aide.

En revanche on constate des lacunes en matière éducative. Il faudrait insister sur les langues étrangères, ainsi que sur les obligations de stage ou d’expérience dans les autres Etats membres. C’est par des choses concrètes vécues par les citoyens que le sentiment d’appartenance sera renforcé.

Gérard-François Dumont : Le traité de Maastricht de 1992 est pleinement appliqué, d’autant qu’il a été complété par la Charte des droits fondamentaux proclamée en 2000. Toute personne qui a la nationalité d’un pays membre est un « citoyen européen » et bénéficie de toutes les droits attachées à la citoyenneté européenne, soit des droits de l’homme, des droits politiques et des droits économiques et sociaux dans tous le pays de l’Union européenne. Ainsi, l’article 45 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, intitulé "Liberté de circulation et de séjour", précise : "Tout citoyen ou toute citoyenne de l'Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres". Un des exemples de l’application de la citoyenneté européenne est le fait que, depuis le 1er janvier 1996, les élections municipales sont ouvertes dans chaque commune de l’Union européenne à tous les citoyens de l’UE y résidant.

Le problème est que l’éventail des personnes bénéficiant de la citoyenneté européenne s’élargit selon des normes différentes selon les pays, avec des conditions d’intégration diversifiées. Or les codes de la nationalité sont très variés ; certains pays naturalisent très aisément lorsque le droit du sol y a une grande importance, quand d’autres ont un système d’acquisition de la nationalité qui privilégie le droit du sang. Certains pays accompagnent la naturalisation d’un processus d’intégration, posant comme nécessité le fait que le futur naturalisé ait acquis des connaissances sur la langue et les valeurs du pays. Dans d’autres pays, la naturalisation s’effectue systématiquement sans parcours d’intégration. D’où la possibilité d’avoir de nouveaux "citoyens européens" méconnaissant les valeurs, voire l’une des langues, de l’Union.

Concernant l’attachement des citoyens à l’UE, les enquêtes d’opinion périodiques, effectuées selon un suivi appelé eurobaromètre, montrent qu’il est très différent selon les pays. Globalement, l’évolution générale est à un moindre attachement de l’opinion publique des citoyens à l’UE. La grande rupture qui a vu monter le désamour d’Europe s’est effectuée au milieu des années 2000. Il est vrai que l’année 2005 a enregistré trois événements majeurs (1) (notes bas de page ndlr) : le premier est le rejet du traité établissant une Constitution européenne rendu sans doute indigeste par sa longueur et la complexité, d’où le vote négatif en France et aux Pays-Bas. Le deuxième est la décision du Conseil européen du 3 octobre 2005 de débuter les négociations d’adhésion avec la Turquie (2) dans l’UE, décision incomprise par des citoyens qui, majoritairement, avaient du mal à imaginer que l’UE puisse avoir des frontières communes avec la Syrie, l’Irak ou l’Iran. Et les derniers événements au Moyen-Orient, avec le rôle ambigu de la Turquie, semblent justifier ex post cette attitude des citoyens. Enfin, même si cela n’a guère percé dans l’opinion publique, 2005 marque aussi la décision de l’Allemagne et de la France d’accepter une pratique lâche du pacte de stabilité, donc d’autoriser un laxisme au sein de la zone euro. Dans les faits, cela donnait un droit aux différents pays de se surendetter, ce qui devait inévitablement et a effectivement débouché sur la crise de l’euro.

(1) Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Armand Colin - Sedes, 2014.

(2) Dumont, Gérard-François, "La Turquie et l’Union européenne : intégration, divergence ou complémentarité ?", Géostratégiques, n° 30, 1er trimestre 2011

Mobilité

Si l’Europe assure aujourd’hui la circulation des biens et des personnes, cette mobilité s’accompagne-t-elle d’effets pervers ? Les pays en moins bonne santé de l’Union connaissent-ils une perte de talents ?

Gérard-François Dumont  : Cette mobilité se trouve en partie limitée au sein des 28 pour deux raisons. D’une part, certains pays n’ont pas souhaité entrer dans l’espace Schengen, comme le Royaume-Uni et d’Irlande. D’autre part, d’autres pays n’ont pas été acceptés, comme la Roumanie et ou la Bulgarie. Des effets pervers sont liés au fait que certains, comme la Grèce en 1997, ont été acceptés dans l’espace Schengen, alors qu’ils n’avaient pas les moyens ou la savoir-faire pour faire respecter les frontières extérieures de cet espace.

Ce que les discours politiques qui s’interrogent sur l’espace Schengen n’osent pas dire, c’est qu’il faudrait d’une part remettre en cause certains élargissements de l’espace Schengen, d’autre part instaurer des mécanismes de solidarité avec les pays non membres, dans le cas du Royaume-Uni, pour juguler par exemple les effets pervers qui perdurent à Calais.

Pour ce qui est de la mobilité des citoyens européens, c’est le principe de l’UE d’autoriser les actifs qui se retrouvent en risque de chômage dans un pays de l’UE de pouvoir  profiter d’un marché du travail en meilleure santé ailleurs, comme les Grecs ou les Espagnols en Allemagne ces dernières années ou les Français à Londres. C’est l’application de l’article 15 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, intitulé "Liberté professionnelle et droit de travailler", qui précise notamment : "Tout citoyen ou toute citoyenne de l'Union a la liberté de chercher un emploi, de travailler, de s'établir ou de fournir des services dans tout État membre".

Au vu de ces défauts, faut-il procéder à des simples ajustements, ou repartir sur des bases nouvelles ? Faudra-t-il faire une croix sur certaines choses ?

Nicolas Goetzmann : C’est l’euro lui-même qui est en train de détruire le « projet » européen. On a parié sur l’idée qu’une monnaie commune allait forcer l’union politique. Le résultat est que l’Europe est aujourd’hui plus lente à sortir de la crise de 2008 qu’elle ne l’a fait en 29, ce qui est une sorte d’exploit.

Au regard des impossibilités techniques d’avancer, de la défense des intérêts particuliers, de l’absence de notion d’intérêt général européen et de toute solidarité, je ne vois pas quels sont les bienfaits qui peuvent encore être défendus. Une totale refondation européenne est nécessaire, il ne suffira pas de changer quelques meubles. Et l’euro est en première ligne. La seule chose qui maintien encore les états dans cette union, c’est la peur. Et non pas une volonté d’aller de l’avant.

Sylvie Goulard : Dans un certain nombre de domaines persistent des doutes profonds. La chose la plus concrète à faire est de regarder ce dont on dispose, puis de procéder à deux choses :

Explorer toutes les pistes qui existent dans les traités, et donner la possibilité aux citoyens de se les approprier. Lorsque la France considère qu’elle peut adopter son budget toute seule, mais qu’on peut lire dans les traités que la validation par l’UE s’inscrit dans l’intérêt commun, on se rend compte qu’il y a encore beaucoup à faire pour convaincre les gens. Il  y a donc tout un travail d’exploitation de ce qui existe déjà à faire, donc.

Et il faudrait aussi introduire un certain nombre de modifications : lutter contre les inégalités par des mesures de croissance et de fiscalité, et renforcer la diplomatie et la défense européenne. Il faut au moins avoir la capacité de se protéger des dangers terroristes en Afrique du Nord et au Proche-Orient, mais aussi des grandes pandémies comme Ebola. Il faut être capable de se défendre dans un monde où le parapluie américain va se refermer.

Coralie Delaume : Il faudrait tout refonder, en commençant par les traités et en continuant avec l’euro ! Je pense qu’il faut rompre avec le supranational, qui favorise la domination du pays le plus fort – aujourd’hui, clairement, de l’Allemagne – et rendre aux Etats-membres, donc à leurs peuples, leur souveraineté. Car aujourd’hui, ce n’est pas seulement un désastre économique qui menace l’Europe. Ce que nous visons est aussi une véritable faillite de la démocratie.

On pourrait donc réécrire les traités en vue de faire de l’Europe un ensemble de coopération inter-national (et non supranational). Mais il faudrait pour cela que les différents pays en aient envie. Et que leurs peuples soient séduits par l’idée. Je crains que cela soit un peu tard et ne suis pas très optimiste. Le paradoxe de l’intégration européenne, c’est qu’elle a contribué à éloigner de manière spectaculaire les européens les uns des autres….

Philippe Villin : Aujourd’hui, même si l’union politique intervenait – je ne le souhaite pas et je ne le crois pas - elle ne suffirait pas à régler nos problèmes, car l’aspirateur à richesse que constitue une monnaie unique dans une zone à différences de productivité très fortes continuerait à  fonctionner au profit de la zone rhénane. Et nous continuerions donc à perdre nos activités et nos emplois à son profit. Et les transferts qui pourraient intervenir si cette union politique était créée ne suffiraient pas à compenser notre appauvrissement.

A ce stade il faut également repréciser que la baisse de l’euro, qui est bien sûr la bienvenue, ne suffira pas à régler le problème de l’impossibilité de dévaluer à l’intérieur de la zone euro pour des pays comme la France, l’Italie ou l’Espagne. En effet, la dévaluation est la seule manière de mettre à plat régulièrement les écarts de productivité entre notre pays et la zone rhénane. Ce qui veut dire que de mon point de vue, la seule solution est de détruire l’euro. Il ne s’agit même pas pour la France ou l’Italie de quitter l’euro, mais d’obtenir sa destruction, soit d’un coup, soit progressivement en exigeant de l’Allemagne qu’elle sorte de l’euro et en conservant, comme une phase de sortie vers des monnaies à nouveau totalement nationales, un euro du sud comprenant notamment la France et l’Italie. Il n’y a pas d’autre solution. Soit les élites classiques qui gouvernent en France et en Italie le feront et elles sauveront ce qui reste à sauver après des années de franc fort et d’euro, soit elles ne le feront pas, et elles seront chassées du pouvoir par des forces révolutionnaires qui imposeront cet ajustement et détruiront ces élites aveugles qui l’auront bien mérité.

Béatrice Mathieu : les choix ne sont pas nombreux. Soit on avance beaucoup plus dans le fédéralisme, et en ce cas peut-être faudrait-il réduire le nombre de membre, comme le dit Valéry Giscard d’Estaing dans son dernier livre, soit on revient en arrière et on reconstruit un nouveau projet de monnaie commune sur d’autres bases. On pourrait revenir à un système de double parité : une parité fluctuante entre l’euro et le dollar, et des parités fixes révisables entre les monnaies de la zone euro, en revenant, donc, à un euro-franc, un euro-livre, etc. En aucun il n’est souhaitable de rester dans la situation actuelle.

Gérard-François Dumont : Le système mis en place au niveau de l’euro a facilité le laxisme budgétaire. On paye aujourd’hui les conséquences d’un système qui n’était pas au point. Concernant l’espace Schengen, il ne faut pas élargir à des pays qui ne sont pas en état de contrôler leurs frontières. La Grèce, notamment, ne peut plus s’acquitter de ses responsabilités. Pour l’Italie, c’est plus compliqué, mais il faut y faire un diagnostic détaillé. . Avant que l’Italie n’entre dans l’espace Schengen en 1997, des élus français de régions frontalières n’étaient pas partisans de son entrée dans Schengen. L’Espagne, qui aussi de longues frontières maritimes, a fait en sorte de mieux les contrôler, notamment au détroit de Gibraltar.

L’UE paie aujourd’hui une quinzaine d’années de « fuite en avant », avec des élargissements réalisées en hâte sans procéder à des études d’impact claires, alors qu’il aurait été préférable d’instaurer des partenariats étroits sans adhésion avec certains pays. Et surtout, il n’aurait pas fallu effectuer des élargissements dans le dos des peuples et donc organiser des référendums.

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