Lobbies, experts, rentiers, citoyens lambdas... : qui détient vraiment le pouvoir dans les démocraties du XXIème siècle ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Histoire
Qui détient le pouvoir dans les démocraties du XXIème siècle ?
Qui détient le pouvoir dans les démocraties du XXIème siècle ?
©wikia.com

La démocratie à nu

Dans un monde idéal, le pouvoir en démocratie serait conféré par les citoyens à ceux qui les représentent, et ils ne défendraient que les intérêts de la collectivité. L'épreuve pratique fait pourtant - et parfois nécessairement - intervenir lobbies, groupes d'intérêts divers et organismes supra-nationaux qui parasitent cette transmission.

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot est philosophe, spécialiste de l'histoire de la philosophie politique.

Il codirige la collection "Le Nouveau collège de philosophie" (Grasset).

Il a notamment publié Tous paranos ? Pourquoi nous aimons tant les complots …  en collaboration avec Laurent Bazin (Editions de l’Aube, 2012) et vient de faire paraître Faire, ne pas faire son âge aux Editions de L'Aube.

Voir la bio »
Olivier  Vilain

Olivier Vilain

Olivier Vilain est un journaliste d'investigation. Il est l'auteur avec Robert Lenglet du livre Un pouvoir sous influence chez Armand Colin.

Voir la bio »

Atlantico : Dans un ouvrage paru en 2005 et intitulé Post-Democracy, le politologue britannique Colin Crouch voit la trajectoire de la démocratie sous la forme d'un arc. Au départ les citoyens étaient complètement exclus du processus décisionnel avant d'y prendre de plus en plus part. Néanmoins, selon lui les démocraties occidentales seraient aujourd'hui sur la pente descente.  Qu'est ce qui permet aujourd'hui de dire que même si les citoyens continuent de voter, le choix des citoyens est mis à mal et vidé de son sens ?

Pierre-Henry Tavoillot : Je ne partage pas cette vision d’un progrès puis d’un déclin de la démocratie : elle a l’inconvénient d’inventer une sorte d’âge d’or qui, à mon sens, n’a jamais existé. La France était-elle plus démocratique dans les années 50 ? Les Etats-Unis, qui niaient les droits civiques des noirs, respectaient-ils davantage le peuple ? Voilà une cause difficile à plaider ! Ce qui est vrai en revanche c’est qu’il y a bien une sorte de "mélancolie démocratique", mais qui est le fruit de la réussite du régime plutôt que de son échec : un niveau de vie jamais atteint, une sécurité inédite dans l’histoire de l’humanité, la paix, une liberté d’expression sans équivalent … Mais une fois qu’on a tout cela, on oublie vite que ce sont des trésors : et on ne voit plus que les difficultés économiques, des inégalités persistantes, des bugs politiques, la rivalité des pays émergeants. La démocratie est, comme dit Pierre Rosanvallon, une promesse infinie qui doit être tenue avec des moyens finis. La déception est inévitable. Ajoutons à cela que son gouvernement est devenu une tâche quasi impossible : une société que l’on connaît de mieux en mieux devient de plus en plus difficile à réformer, le cadre de l’Etat-Nation semble dérisoire face aux enjeux économiques et environnementaux. C’est donc plutôt parce que les défis sont devenus plus amples que le sentiment de perte de maîtrise par le peuple de son destin s’accroît.

Olivier Vilain : Cette conception de l’arc est assez traditionnelle. Colin Crouch n’est pas le seul à l’avoir dit. Elle fait par exemple partie de la tradition de la gauche française, qu’il faut "dépasser la démocratie libérale". C’est pour cette raison que la démocratisation a été un combat, une lutte.

Si l’on souhaite faire un petit peu de provocation, c’est Thiers qui a "imposé" la république, en combatttant les légitimistes et les orléanistes, ainsi qu’une partie de la bourgeoisie d’affaire républicaine. Au cours du XIXème, ces derniers se sont rendu compte que lorsque les sujets se reconnaissaient comme des citoyens et ne souhaitaient plus obéir au Roi, il suffisait de l'abattre pour ouvrir un nouveau régime. La république, elle, comprend en plus la légitimité de la collectivité. Être contre le gouvernement signifie être contre les citoyens, contre l’expression de la volonté générale, ce qui est plus difficile à remettre en cause. Egalement, la république, c’est la possibilité d’être dirigé. Accorder le suffrage universel provoque la crainte de la part des possédants d’être pillés. Thiers, né au milieu du XIXème sait que cette crainte n’est pas fondée, et présage que le peuple votera comme les curés, la presse, et les nobles le veulent.

Entre 1936 et 1947, on voit enfin une grande démocratisation de la société, avec l’affirmation de l’état social qui s’impose après 50 ans de combat (et des communistes en armes dans la rue). A partir de ce moment, on voit une démocratisation élargie, mais toujours soumise à critique de la part du peuple car elle ne va pas assez loin dans le partage des richesses et du pouvoir.

A l’inverse et à partir des années 1980, on voit une hypertrophie des pouvoirs exécutifs, en matière de démocratie sociale. La fin des élections des représentants de la sécurité sociale, et une reprise en main par le gouvernement de bon nombre de services et d'institutions dont les dirigeants étaient jusque-là des représentants. On pourrait l'appeler une dépossession par la sphère politique des questions économique. Cette théorie a beaucoup alimenté le travail de Bourdieu.

Et puis, ensuite, on revient au thème de la construction européenne, de la BCE, du changement de mode de financement de l’économie qui revient aux banques privées, des budgétisations nationales gérées par une instance encore supérieurs à l'état.

Toujours selon le politologue britannique, dans une économie de marché, le pouvoir économique est devenu de plus en plus puissant, jusqu'à prendre le pas sur le pouvoir politique. Peut-on réellement aller jusque-là ?

Olivier Vilain : Oui, il suffit par exemple de regarder deux symptômes : la loi bancaire promise par François Hollande, dissoute au fil de son cheminement législatif et peu impactante, ainsi que le traité transatlantique élaboré par une commission européenne non-élue, et négociée directement par les représentants des lobbys à Bruxelles. Je ne souhaite pas faire de machiavélisme, mais j’ai rencontré tous ces acteurs impliqués dans l'élaboration du traité transatlantique. Le fait qu’ils négocient n’est pas secret. En revanche, ce qu’ils négocient le demeurent. Une ONG du nom de Corporate Europe Observatory (Observatoire de l’Europe des affaires), a obtenu de la Commission - et par un processus légal - la divulgation de son planning de rencontres pour préparer le mandat de négociation, et l’on trouve 110 rencontres avec des représentants de Business europe, qui regroupe les "Medef" européens, de la confédération allemande des entreprises, de la fédération bancaire européenne... Et seulement deux rendez-vous de la confédération européenne des syndicats et de l’association européenne des consommateurs, qui arrivent au bout du processus de décisions. On voit bien le rapport de force, et la représentativité des citoyens. Le traité transatlantique illustre exactement ce court-circuitage du processus démocratique. Les votes sont possibles, mais les décisions sont prises ailleurs.

Pierre-Henry Tavoillot : Là encore, il faut être nuancé. La montée de l’économique est incontestable. Comparez un débat de campagne présidentielle des années 50 et le dernier de 2012 : la part des chiffres, taux, indices est devenue démesurée. Pour autant, il ne me semble pas que les Etats soient "aux ordres" des pouvoirs financiers, ne serait-ce que parce que ceux-ci sont eux-mêmes dans une logique de concurrence farouche et contradictoire.

Cette constatation s'applique-t-elle de la même manière aux Etats-Unis qu'en Europe ?

Olivier Vilain : Oui, car l'emprise du pouvoir économique sur le politique est plus organisé, plus traditionnel et donc beaucoup plus fort, efficace. Le rôle institutionnel de l’argent est important. Dans certaines élections, si vous n’êtes pas millionnaire, vous n’avez aucune chance d’être élu, et vous devez passer des pactes avec des entreprises pour qu’elles financent votre campagne. C’est très clairement expliqué dans un article de Thomas Ferguson, qui a théorisé ce qu’il appelle la "Golden rule", dans une publication assumée par l’université de Chicago, pourtant le temple de la pensée néo-libérale.

Les Etats-Unis, s'ils se trouvent bien sous le pouvoir des lobbies des grandes industries, quels sont les pouvoirs les plus influents dans les démocraties européennes ?

Pierre-Henry Tavoillot : Pour bien répondre à votre question, il faut distinguer deux conceptions de l’intérêt général. Disons pour faire simple : la française et l’américaine. La première a le culture de l’intérêt général qui passe par l’éradication des intérêts particuliers. L’autre considère que c’est par la multiplication et la concurrence des intérêts privés que l’intérêt général serai atteint. Ce sont là deux logiques antagonistes qui produisent deux défauts symétriques : le déni des intérêts, d’une part ; leur toute puissance, de l’autre. Si, en France, nous avons tant de mal à lutter contre les "conflits d’intérêts", c’est parce que nous ne reconnaissons par leur existence ; alors, qu’aux Etats-Unis, le lobby — c’est-à-dire le couloir, l’antichambre, autrement dit le lieu obscur où l’on peut orienter la loi avant qu’elle existe — est reconnu comme un espace politique à part entière. Entre ces deux logiques, nous assistons à une certaine forme de convergence. Depuis 1995, des règles précises ont été définis pour encadrer le travail des lobbies : ils doivent se déclarer, et respecter un code conduite. Cette pratique s’est étendu à l’Union européenne depuis 2008 : un registre existe où les lobbies doivent se déclarer et suivre des pratiques clairement définies. Le couloir devient ainsi moins obscur et l’action d’influence plus apparente. L’abolition des intérêts est un rêve français ; leur toute-puissance est un cauchemar américain : il faut nous réveiller en cherchant la juste mesure. Vous le voyez le diagnostic que je propose tente de se place à mi distance de la naïveté et de la paranoïa.

J’ajouterai que, pour ce qui est de la France, la chasse au "conflit d’intérêt" peut vite atteindre ses limites : veillons à ce qu’elle ne nous livre à des personnes … sans aucun intérêt !

Si les institutions demeurent, peut-on encore parler de démocratie dans ce cas ? 

Pierre-Henry Tavoillot : Il faut juste s’entendre sur ce qu’est la démocratie. Pour moi, elle n’est pas d’abord définie par la participation du peuple à la décision publique ni par une sorte de mystique du peuple. L’esprit démocratique, c’est un processus en quatre temps. Pour qu’il y ait "peuple démocratique", il faut : premièrement des élections libres ; puis une délibération publique et ouverte (impliquant qu’on puisse changer d’avis) ; une décision politique ; et enfin une reddition de compte. Ces quatre moments sont tous nécessaires pour parler de démocratie (même s’ils peuvent prendre des formes très diverses dans l’histoire et dans le temps) ; et quand l’un d’entre eux fait défaut, le dispositif ne fonctionne plus. J’insiste sur le troisième moment de la décision : il exige des hommes politiques qui les prennent (et non le peuple, qui est une entité abstraite). C’est la condition de la responsabilité. Tant que nous continuerons de rêver d’une démocratie directe conviviale et consensuelle, où toutes les voix seraient prises en compte nous continuerons de détester tout espèce de régime existant. Il faut se convaincre de ce que disait Churchill avec profondeur : "La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres qui ont été expérimentés".

Olivier Vilain : Je ne parlerai pas de démocratie, c’est davantage une pièce de théâtre où les acteurs ont de moins en moins de dialogue. Sur les dernières élections présidentielles, les programmes ont été faits de telle manière pour qu’un grand nombre d’électeurs puissent se tromper sur la finalité de la politique qui est menée.

Propos recueillis par Carole Dieterich et Alexis Franco. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !