L’autre été 1944, celui des bombardements massifs qui ont accompagné la Libération<!-- --> | Atlantico.fr
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A l'été 44 les bombardements se sont multipliés en France et en Europe
A l'été 44 les bombardements se sont multipliés en France et en Europe
©Reuters

Sacrifiés de la libération

Séquence charnière pour la libération de l'Europe occupée par les nazis, l'été 1944 a également été la saison de l'intensification des bombardements en France par les alliés. Une stratégie qui s'est avérée à la fois centrale, et importante en termes de victimes collatérales.

Lucien Robineau

Lucien Robineau

Lucien Robineau a été pilote de chasse avant de terminer sa carrière militaire comme général de brigade. Il a également dirigé le service historique de l'armée de l'air.

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Atlantico : La période estivale qui s'achève a vu se succéder nombre de commémorations, de 70èmes anniversaires en lien avec la libération de l'Europe par les alliés. Pour y parvenir, ces derniers ont placé l'attaque aérienne, et les bombardements massifs, au centre de leur stratégie de reconquête. Comment expliquer cette nécessité ? Dans quelle mesure était-elle centrale ?

Lucien Robineau : D’abord, les Anglo-Saxons ne parlaient pas de libération, mais d’invasion de l’Europe. Ils ne faisaient pas de sentiment et visaient à l’efficacité en ne perdant pas eux-mêmes trop de monde. Prendre pied sur le continent impliquait de réaliser des débarquements de vive force, en Normandie et en Provence, d’abord programmés simultanément et décalés en raison de l’insuffisance des moyens de transport naval. La situation (le rapport des forces) en 1944 résultait d’actions concourantes qui avaient eu pour objet, depuis 1940 et surtout à partir de 1943, d’affaiblir suffisamment le potentiel ennemi afin qu’une invasion fût possible sans trop de casse. Il s’agissait notamment d’acquérir et de maintenir une supériorité aérienne aussi importante que possible, laquelle seule permettrait d’agir au sol sans une opposition aérienne ennemie excessive. D’où les bombardements stratégiques conduits "round the clock" sur l’Allemagne et les territoires occupés, dont les objectifs étaient l’industrie sidérurgique, les usines de production de matériel militaire (véhicules, chars, avions, artillerie, munitions, construction navale dont les sous-marins), les raffineries de pétrole, les usines de production d’essence synthétique (dans et hors les frontières de l’Allemagne), les centrales électriques et les barrages, les terrains d’aviation, les moyens de communication destinés à l’acheminement vers les armées allemandes des matériels militaires construits (nœuds ferroviaires, gares de triage, locomotives, ponts de chemin de fer, ponts routiers et fluviaux, écluses sur les canaux, etc.). Tout cela existait aussi en France, où les bombardements alliés n’ont jamais cessé mais se sont intensifiés en 1944, dans les mois qui ont précédé le débarquement du 6 juin en Normandie.

À ce moment-là, il s’agissait d’empêcher les divisions allemandes, stationnées en divers endroits du territoire (Bretagne, Sud-Ouest), en Allemagne et en Italie, de venir en renfort en Normandie (plus tard en Provence). Il s’agissait aussi de ne pas dévoiler l’endroit probable des débarquements : c’est pourquoi les objectifs intéressant les zones réellement prévues pour les débarquements ont été "camouflés" par l’attaque systématique et de même intensité d’objectifs de même nature (essentiellement des voies et nœuds de communication de surface et les défenses allemandes sur les côtes) sur d’autres zones plausibles de débarquement. Participaient à ces actions les bombardiers lourds de l’aviation stratégique, les bombardiers moyens et légers de l’aviation tactique, les chasseurs-bombardiers et même les chasseurs d’escorte qui attaquaient les antennes des radars. Dans les heures et les jours suivant les débarquements, il s’agissait d’appuyer les troupes débarquées en attaquant les forces ennemies là où elles se trouvaient, parfois dans les agglomérations françaises. Il s’agissait aussi de poursuivre la destruction des voies de communication qui pouvaient encore servir aux Allemands, notamment les ponts remis en état, également dans les agglomérations. De telles actions, même en prenant des précautions, ne pouvaient échapper à ce qu’on appelle aujourd’hui des dégâts collatéraux.

Cette stratégie était, de toute évidence, "centrale" dans la conduite de la guerre par les Alliés. Elle avait obtenu les résultats escomptés en ce qui concernait l’obtention de la supériorité aérienne et l’isolement des champs de bataille prévus. En fait elle avait permis d’atteindre une complète suprématie dans le ciel : en Normandie, c’est à 11.000 appareils alliés que devaient s’opposer 320 avions allemands dépourvus de moyens de contrôle et de commandement. En Provence, le rapport était de 3.000 à moins d’une centaine. L’opération Overlord avait rassemblé dans les ports anglais durant des jours et des jours l’armada gigantesque qui allait mettre à terre 156.000 hommes, leur matériel et leur logistique au soir du 6 juin. Aucune reconnaissance aérienne allemande n’en avait décelé les préparatifs, pourtant voyants. Avant même les débarquements, l’encagement des champs de bataille par coupure des accès routiers ou ferroviaires était si complet et la paralysie des réseaux de transport si totale que des renforts significatifs ne purent jamais y parvenir dans des délais raisonnables, aussi bien en Provence qu’en Normandie. Jamais les forces alliées, avant ou après leur débarquement, ne furent soumises à des attaques aériennes ennemies.

Quelles étaient les cibles des aviations anglo-américaines ? Toutes les zones bombardées étaient-elles vraiment justifiées ?

On vient de détailler les cibles. De ce qui précède, découle l’affirmation que, du point de vue du commandement allié ainsi qu’au regard de l’histoire, les objectifs retenus étaient justifiés, puisque leur traitement avaient permis d’obtenir les résultats recherchés. Ces objectifs étaient choisis en fonction de la connaissance que les décideurs politiques et militaires avaient des structures économiques ou militaires utilisées par les Allemands, tant dans les territoires occupés qu’en Allemagne même. Cette connaissance reposait sur de nombreuses informations, ouvertes ou non et, par conséquent aussi sur des indications fournies par les services de renseignement, les reconnaissances aériennes, des agents infiltrés et les réseaux de résistance. Il a pu arriver que de telles informations fussent erronées, par exemple si l’intérêt militaire de telle usine était exagéré par des agents de bonne foi. C’était la guerre, avec ses risques. S’agissant des bombardements sur les territoires occupés, dont la France, n’étaient évidemment visées que des cibles d’intérêt militaire immédiat. Avec une marge d’erreur liée à la précision des moyens de l’époque. D’où des pertes civiles.

Les bombardements alliés ont fait plusieurs dizaines de milliers de morts en France pendant la libération. Comment les populations locales géraient-elles le fait d'être souvent victime de soldats venus les libérer  ?

Les bombardements alliés sur la France ont fait périr au total 65 000 Français, pas seulement pendant la libération mais aussi précédemment. Notons que c’était comparable dans les autres pays occupés et on peut rappeler que la moitié des deux millions sept cent mille tonnes de bombes larguées en Europe par les Alliés le furent sur des territoires occupés (amis, par conséquent). Rappelons aussi que des groupes aériens français (ceux des Forces aériennes françaises libres et ceux de l’Armée de l’air d’armistice réarmés par les Alliés après novembre 1942) participaient à ces actions, par exemple la neutralisation de la centrale électrique de Chevilly-Larue, réalisée par le Groupe Lorraine, dont l’équipage d’un avion abattu périt en choisissant de se crasher dans la Seine plutôt qu’évacuer en parachute.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le sentiment général de la population française n’était pas hostile ni même défavorable. Elle vivait sous le joug de l’occupant depuis quatre ans et admettait les risques inhérents aux opérations de guerre qui conduiraient sans doute possible à sa libération. J’avais 12 ans en 1944 et vivais en zone occupée. J’ai assisté (d’une dizaine de kilomètres) à la quasi-destruction du village de Coulanges-sur-Yonne à la suite de trois attaques successives sur les ponts de la route et du chemin de fer. Je ne me souviens pas du nombre des victimes, important. Elles furent enterrées dans la dignité, sans que fût exprimé un quelconque sentiment de colère, leur sacrifice étant considéré comme un mal nécessaire. Étant plus tard au Service historique de l’Armée de l’air, j’ai recueilli le témoignage d’un officier FAFL qui avait antérieurement servi dans l’armée d’armistice jusqu’à novembre 1942, en zone libre, et qui pouvait aller en permission à Lorient, en zone occupée, où était sa famille. Son témoignage disait qu’en zone libre (alors non soumise aux bombardements) la propagande faisait passer les Alliés pour des barbares sans foi ni loi, tandis que les Lorientais (dont la ville fut à peu près détruite par des bombardements qui visaient les bases fortifiées des sous-marins) acceptaient les risques courus et les morts associés, qu’ils pleuraient sans colère. Sans doute le souvenir des hécatombes de la Grande Guerre leur faisait-il relativiser des pertes qui pouvaient leur apparaître comme le cortège normal d’une guerre, en l’occurrence le prix de la liberté. Naturellement, on ne peut pas généraliser sans nuance et les sentiments furent nécessairement divers. Mais le sentiment majoritaire était bien celui que je viens d’indiquer : l’acceptation d’un mal nécessaire, contribution à une victoire souhaitée et, en quelque sorte, la conscience que les victimes étaient des morts pour la France. C’est de la même façon qu’était considéré le sacrifice des otages fusillés pour des actes commis par d’autres.

Ce sentiment a-t-il été effacé de la mémoire collective ? A quoi ressemblerait une image plus juste, non idéalisée de la réalité ?

Je ne sais pas répondre à cette question. Puisque les sentiments étaient divers, les descendants des populations de ce temps ont pu conserver dans leur mémoire ce qui leur fut transmis au fil des générations. L’héritage le plus courant reste – je crois - un sentiment de fierté ou de reconnaissance à l’égard de parents, de grands-parents et de compatriotes qui avaient, à leur manière, participé à la libération de leur patrie. Il faut noter que les témoins de l’époque, même enfants alors, approchent du terme de leur vie et que les jeunes gens d’aujourd’hui ne savent que ce que leur enseigne l’école ou la tradition familiale.

Je me permets de redire pour finir que c’est tout à fait artificiellement qu’on isole une année particulière dans une guerre mondiale, qui a duré en Europe cinq ans et neuf mois, dont la stratégie a fini par embrasser trois théâtres d’opérations et dont les moyens progressaient au fil des mois et des années, notamment ceux du bombardement stratégique, avec des choix pour la conduite de la guerre qui relevaient aussi d’une politique globale à long terme. L’affirmation par le bombardement stratégique de la puissance matérielle anglo-saxonne (principalement américaine), culminant à Hiroshima et Nagasaki, s’il était destiné d’abord à enlever à l’Allemagne toute envie de recommencer, avait aussi pour but de montrer à Staline de quoi l’Occident était capable. Coercition et dissuasion, déjà.

Je rappelle aussi la prééminence de la décision politique dans la conduite de la guerre, en citant ce que disait Churchill au lendemain de la Bataille d’Angleterre (septembre 1940) : The fighters were our salvation. But the bombers alone will give us victory.

Est-il nécessaire de traduire cette prophétie?

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