L’index coq en pâte et les surprises du classement des pays réellement les plus heureux<!-- --> | Atlantico.fr
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Les pays où les habitants sont les plus heureux ne sont pas ceux que l'on pense
Les pays où les habitants sont les plus heureux ne sont pas ceux que l'on pense
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Le bonheur est dans le pré

Malgré ce que l'on pourrait penser, l’Indice de développement humain (IDH) et l’indice de bonheur ne correspondent pas toujours. Ainsi, la population de certains pays africains comme le Mali, le Malawi ou la Mauritanie, dont l’IDH ne dépasse pas 50%, se dit bien plus heureuse que celle de certains pays européens. Explication, suivie de l'analyse du sociologue Michel Maffesoli, pour qui le bonheur pourrait bien être "une idée ringarde".

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Selon un adage bien connu, "l'argent ne fait pas bonheur". Mais est-ce un mythe ou une réalité ? En regardant de plus près un graphique mis en ligne sur le site The Economist, il semblerait que cette maxime se vérifie. En effet, en recoupant les données de l'indice du développement humain (IDH) du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et celles concernant l'indice de bonheur des pays, on constate que la population de certains pays africains comme le Mali, le Malawi ou la Mauritanie, dont l’IDH ne dépasse pas 50%, se dit bien plus heureuse que celle de certains pays européens. 

Car si feu Robert Kennedy déclarait peu avant sa mort que "le PIB mesure tout", il ajoutait : "sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue". Car non, le Produit intérieur brut d'un pays  ne suffit pas à décrire la situation économique et sociale dans laquelle celui-ci se trouve. C'est pourquoi le PNUD a lancé il y a quelques années  l'Indice de développement humain (IDH). Ainsi, outre le revenu national brut par habitant, ce dernier prend en compte le niveau de scolarisation des jeunes et l'espérance de vie à la naissance. Et la tête de ce classement, selon le dernier rapport en date, est occupée par la Norvège devant l'Australie et la Suisse. Les Etats-Unis sont cinquièmes et la France, elle, arrive  en 20ème  position. Tout en bas du classement, on retrouve des pays en proie à la sécheresse et/ou déchirés par des guerres civiles : le Niger et le Congo. Pourtant, les populations des pays arrivant en tête de ce classement ne sont pas nécessairement les plus heureuses. 

Ainsi, The Economist a croisé les données du rapport du PNUD avec celles sur le bonheur collectées par Gallup, un institut américain de sondage. Cette société a mené une enquête internationale en posant les questions suivantes : "vous arrive-t-il de rire ou de sourire régulièrement ?, "vous sentez-vous reposé? ou encore estimez-vous qu'on vous traite avec respect ?". Et selon les résultats de ce sondage, ce sont les Paraguayens qui sont les plus heureux sur Terre. A l'opposé, l'indice de bonheur le plus faible se trouve en Syrie, un pays en proie au conflit depuis plus de trois ans. 

Source : capture d'écran de The Economist

The Economist souligne qu'étonnamment, il existe une faible corrélation entre les deux mesures (le coefficient de corrélation est seulement de 0,25). Par exemple, la Lituanie a un indice de bonheur de 53% alors qu'au vu de son indice de développement on aurait pu s'attendre à ce que celui-ci se fixe aux alentours de 73%. Autre fait surprenant : les habitants du Mali et du Rwanda sont beaucoup plus heureux que ce que leur niveau de vie reflète.

Plus intéressant encore, le développement est généralement regroupé par région. Mais en termes de bonheur, dans un même pays, les habitants peuvent aussi bien être très contents ou très tristes. De même, le tableau de The Economist montre qu'il existe des stéréotypes régionaux. Ainsi, la population d'Europe occidentale et d'Asie centrale semble très austère au regarde de son niveau de vie plutôt aisé, tandis que celle de l'Amérique latine, au même niveau de développement, a tendance à être plus heureuse de 20 points. Le tableau montre enfin que la population de la Birmanie est aussi heureuse que celle de Hong-Kong, alors que cette dernière possède un niveau de vie bien supérieur.

Le commentaire de ce tableau par le sociologue Michel Maffesoli, spécialiste de la question du lien social communautaire, de la prévalence de l'imaginaire et de la vie quotidienne dans les sociétés contemporaines :

Atlantico : L’Indice de développement humain (IDH) et l’indice de bonheur ne correspondent pas toujours. La population de certains pays africains comme le Mali, le Malawi ou la Mauritanie, dont l’IDH ne dépasse pas 50% se dit bien plus heureuse que celle de la Lituanie, la République tchèque ou même le Luxembourg, dont le niveau de vie est bien plus élevé. Confort et bonheur n’iraient donc pas de pair ? Pourquoi ?

Michel Maffesoli : Claude Lévi-Strauss disait que “l’homme a toujours pensé aussi bien”. De même peut-on estimer que “l’homme a toujours connu le même degré de satisfaction (et d’insatisfaction), a toujours éprouvé les mêmes sentiments quelles que soient les conditions matérielles de son environnement.

L’idée de lier confort et bonheur, c’est-à-dire une conception matérialiste du bonheur, une détermination du bonheur par les structures économiques, appartient nettement à l’idéologie moderne, celle qui s’est développée à partir du 18ème siècle et culmina au siècle dernier. C’est au nom de ce “modèle de civilisation”, faisant coïncider progrès matériel et progrès culturel, confort matériel et bonheur que l’Europe a imposé au reste du monde ses valeurs, au bout des baillonnettes de ses soldats, des bibles de ses missionnaires et dans les cales de ses marchands.

On découvre maintenant que les valeurs de progrès, de développement, de primat de l’économique sont saturées, qu’il y a d’autres valeurs, d’autres modèles de développement. 

Il me semble que cette enquête, malgré la naïveté inhérente au maniement de concepts tels le bonheur, est l’indice d’un tel changement de paradigme.

Le Danemark fait figure d'exception en cumulant bonheur et très haut niveau de vie. Quel est leur secret ? Sont-ils nés pour être heureux, comme certaines études le laissent entendre (voir ici) ?

On peut avoir certaines inquiétudes quant à ces études qui font des correlations entre gènes et bonheur. D’une part parce que ces correlations pourraient être “n'importe lesquelles” : nombre de voitures et bonheur, nombre d’enfants par famille et bonheur etc. La statistique ne prouve pas un lien de causalité, elle peut tout au plus estimer la part attribuable de tel ou tel phénomène à tel autre, dès lors qu’il a été prouvé, par une analyse qualitative qu’il y a un lien de cause à effet entre ces phénomènes. D’autre part, parce que c’est au nom de cette idéologie du bonheur que se sont perpétués les pires crimes, ceux du nazisme comme du stalinisme. C’est au nom du “bonheur occidental” qu’ont été exterminés les Indiens d’Amérique, perturbé les peuples d’Afrique, détruit des civilisations différentes de la nôtre.

Mais passons. Pourquoi les Danois se sentiraient-ils plus heureux que d’autres peuples ? Mille raisons peuvent être invoquées : une étude ancienne montrait que l’état de santé d’une population était, toutes choses égales par ailleurs, déterminée essentiellement par le sentiment de bonne intégration des personnes dans leur communauté de vie. On peut imaginer un peu la même chose pour le Danemark : la petite taille et la relative homogénéité du pays feraient que les habitants s’y sentiraient plutôt bien, par rapport à d’autres pays traversés par de multiples conflits ethniques, culturels etc.

Mais on peut aussi se dire que “l’idéologie du bonheur”, c’est-à-dire le fait de privilégier la recherche de son intérêt individuel et de son bien-être aux dépens des autres et aux dépens d’autres sentiments plus altruistes, représente le summum de l’idéologie moderne. Robespierre disait “le bonheur, une idée neuve” et l’on sait comment se termina “l’utopie révolutionnaire jacobine” : sous le couperet de la guillotine.

Il n’est pas sûr que cette surdose de bonheur soit pour le Danemark un gage de dynamisme à long terme. En tout cas nombre de créateurs de ce pays s’y sentent enfermés.

Les Pays d’Amérique latine occupent pour la plupart le haut de l’échelle du bonheur. Cela répond-il à un trait culturel particulier ?

J’ai toujours pensé que l’Amérique latine et l’Amérique du Sud et le Brésil en particulier constituaient ce que j’appelle “un laboratoire de la postmodernité”. 

Dès lors que la définition que je donne de celle-ci est : "la synergie de l’archaïque et du progrès technologique”. En témoignent d’ailleurs l’enthousiasme que suscitent ces pays auprès de ceux de la vieille Europe, du point de vue de la musique, de la mode, des croyances religieuses etc.

Or quelles sont ces valeurs de la postmodernité à l’oeuvre dans ces pays ? 

Ce que j’appelle un “sentiment tragique de l’existence”, au contraire d’un sentiment dramatique de l’existence. C’est-à-dire une capacité à vivre malgré les contraintes, malgré les difficultés, à vouloir vivre quand même. Au contraire de cette volonté qui a été celle de la modernité, de l’Europe (y compris centrale, celle qui ne sent pas heureuse dans votre étude) de vouloir sans cesse changer le monde, améliorer la société. 

Il y a dans les pays d’Amérique latine et du sud une capacité à jouir de la vie comme elle est, immédiatement, un présentéisme qui est bien sûr beaucoup plus dynamique que le report de jouissance de la modernité : en Europe le bonheur était reporté au paradis ou dans la société socialiste quand le marxisme a proposé une version laïque du judéo-christianisme. 

Les personnes interrogées pour établir cette hiérarchie du "bonheur intérieur brut" ont-elles de toute façon la même définition du bien-être ? Les critères de la société de l’institut Gallup sont-ils pertinents pour toutes les cultures ?

Bien sûr, il ne faut pas accorder, comme je l’ai dit plus haut, plus de foi à ces études quantitatives qu’elles n’en ont. Un indice, fût-il paré de tous les attributs scientifiques chiffrés n’est jamais qu’une représentation du monde. Dès lors, l’indice de bonheur est bien sûr tributaire de la représentation du monde de la communauté de ceux qui l’ont fabriqué. Comme l’ont prouvé de nombreuses études à propos du quotient intellectuel ou d’autres classifications (celle des maladies mentales par exemple), ces indices et classifications sont totalement tributaires du système de valeurs dans lequel baignent ceux qui les ont créés.

Le sentiment de bonheur, de bien être, le sentiment de vouloir vivre est évidemment déterminé par la manière dont les personnes répondent aux questions posées et les interprètent. Il n’est donc pas possible n’y d’estimer un sentiment de confort – si je n’ai jamais eu de salle de bains, son absence ne génère pas le même manque que si j’en suis privé et que tous ceux autour de moi en possèdent – ou un sentiment de bonheur. Selon les cultures, l’amour, l’amitié, le courage, l’orgueil n’ont pas la même acception. Il en est de même du bonheur.

Je pense au contraire que c’est cette étude même qui reflète l’idéologie de la modernité, celle qui amalgame progrès et développement économique et bien être, idéologie dépassée.

Au fond l’indice de confort matériel et de développement économique et le pseudo nouvel indice, celui du bonheur témoignent de la même croyance dans la finalité individualiste de la vie : être plus riche, être plus heureux, posséder plus. C’est d’ailleurs ce qui permet au Danemark d’être leader en confort et en bonheur ! et peut-être en ennui ? 

Au contraire, les pays les plus dynamiques sont ceux dans lesquels peut s’épanouir une conception différente de la finalité de la vie, celle selon laquelle le bien de la communauté, le bien des autres est un facteur d’épanouissement de la personne. En ce sens le bonheur individuel est une idée dépassée.

L’individu postmoderne, personne plurielle, aux multiples identifications à diverses tribus, ne recherche pas un état de bonheur, mais des situations dans lesquelles il se sent en communion avec les autres de sa et de ses tribus. D’autres sentiments prennent alors plus d’importance que le bonheur qui n’est qu’un état : sentiment d’appartenance, sentiment de communion, sentiment de partage des émotions, volonté créatrice, sentiment esthétique etc. 

Je pense donc maintenant, au contraire de Robespierre, que “le bonheur est une idée ringarde” ! 

Propos recueillis par Gilles Boutin

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