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La Bolivie invente les horloges à tourner en sens inverse pour se libérer de l’impérialisme occidental
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Esprit de contradiction

La Bolivie s’invente une "heure du Sud" qui inverse la course des aiguilles sur les horloges du pays. Une transgression symbolique pour tenter d’échapper aux rythmes "civilisés" du temps.

Grégory Pons

Grégory Pons

Journaliste, éditeur français de Business Montres et Joaillerie, « médiafacture d’informations horlogères depuis 2004 » (site d’informations basé à Genève : 0 % publicité-100 % liberté), spécialiste du marketing horloger et de l’analyse des marchés de la montre.

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Géopolitiquement écrasés par le poids de l’Amérique yankee, les Sud-Américains adorent se venger en détraquant le temps. La semaine dernière, la Bolivie décrétait une inversion du cours des aiguilles sur les cadrans des horloges officielles du pays. Cette nouvelle "heure du Sud" proclame une double ambition. D’une part, adapter l’heure à une inattendue mystique du Sud, pour retrouver "le chemin de l’identité des peuples de l’hémisphère sud"– où le soleil passe dans le ciel de gauche à droite (à l’inverse de sa course de notre côté de l’équateur). D’autre part, casser les codes traditionnels du temps tel qu’il a été pensé et affiché par les Occidentaux, pour marquer une rupture mentale avec l’ordre du temps des grandes puissances qui dominent la planète.

C’est bien la preuve que le pouvoir de contrôler l’heure et d’en fixer le cours est, depuis l’aube de notre civilisation, un privilège régalien – réservé aux souverains et aux prêtres. En 2007, le lider vénézuélien Hugo Chavez avait déjà détraqué toutes les références horaires de la planète en décalant d’une demi-heure l’heure légale de Caracas : la nouvelle "heure bolivarienne" se trouvait désormais à 4 h 30 de l’heure UTC (Universal Time Coordinated), base international de calcul des heures du monde. Toujours ce souci de marquer le temps autrement. Les horlogers suisses avaient dû rééditer en urgence tous les cadrans de leurs montres à multiples fuseaux horaires : comme on sait qu’il n’y a jamais le "feu au lac" côté suisse, certaines marques n’ont toujours pas compris que l’heure bolivarienne avait changé – ce qui produit encore, de temps en temps, de vrais cadrans caracastrophiques

Cette manipulation de l’heure n’est pas nouvelle. En 1793, sous la Terreur, le Comité de salut public avait imposé une "heure décimale" (base : 10) à la place du traditionnel décompte duodécimal (base : 12) des heures : la journée était donc divisée en 10 heures de 100 minutes décimales qui comptaient chacune 100 secondes décimales. Les horlogers avaient dû en urgence recalculer tous les rouages de leurs pendules pour des heures révolutionnaires qui valaient 2 heures et 24 minutes de l’Ancien régime et des années républicaines qui ne comptaient plus que 10 mois de trois fois dix jours.

Cette heure décimale – que personne n’a jamais admise, ni même comprise, ni vraiment utilisée – sera abolie en 1795, mais reprise un temps par la Commune de Paris, en 1871, puis par les Bolcheviks russes en 1917. Mussolini lui-même en aura la tentation en 1922. En 1988, le Swatch Group suisse tentera en vain d’imposer une "heure internet" calée sur 1 000 unités quotidiennes (beat) qui équivalaient à 1 minute et 26,4 secondes : à midi, il était ainsi @500 (at 500 beats)…

Paradoxalement, d’autres tentatives d’imposer une heure décimale viendront du camp capitaliste, quand il s’agira, pour quelques patrons, de pousser plus loin la rationalisation des gestes de chaque ouvrier sur une chaîne de production : difficile de calculer, puis d’additionner des temps courts simultanés en base duodécimale (12 : les heures) et en base sexagésimale (60 : minutes et secondes), sachant qu’on divise par ailleurs les secondes sur une base 10 (dixième, centième, millième, etc.). On a donc construit, à l’aube du fordisme, des chronographes capables de décompter le temps en secondes décimales…

Les amis de Robespierre et de Lénine n’ont cependant pas inventé les heures décimales : il y a trois mille ans, les Chinois mesuraient déjà les heures décimales () grâce à leurs clepsydres (horloges à eau), alors que les anciens Egyptiens divisaient également la journée en 10  heures décimales.

Dire l’heure, c’est régler et maîtriser la vie de ceux qui s'y plient. Sous l’Occupation, la France s’est mise à l’heure allemande (elle y est d’ailleurs toujours). En 1884, quand toute la planète avait adopté le système de découpage de la planète en 24 fuseaux horaires, avec le méridien de Greenwich (Royaume-Uni) comme base, la France avait boudé cette "heure anglaise" pour s’en tenir au méridien de Paris jusqu’en 1911.

L’inversion du sens des heures "à la bolivienne" est une tentation tout aussi ancienne. L’adoption des premiers cadrans solaires, qui voient l’ombre des heures défiler circulairement de droite à gauche (en fonction de la rotation du soleil dans le ciel de l’hémisphère nord), a rendu plus familière le défilement des heures de la droite vers la gauche : les cadrans solaires étaient visibles partout et compréhensibles par tous. Il s’agit d’une pure convention, généralisée dès le XVIIe siècle, mais largement contournée auparavant, notamment pour des raisons religieuses.

Dans les cultures qui écrivent de droite à gauche, la lecture circulaire de l’heure de la gauche vers la droite paraît la plus "logique". Ce qui explique des horloges inversées hébraïques ou arabes, comme celle de l’ancien hôtel de ville du quartier juif de Prague ou celle de la grande mosquée de Testour, en Tunisie. Cette inversion de l’heure pour s’en réapproprier le cours apparaît également dans les tentatives islamistes de créer – à la place du temps officiel UTC – une "heure de La Mecque" qui deviendrait le méridien zéro du temps planétaire : les aiguilles des nouvelles horloges chargées de décompter ces heures mecquoises tourneraient à l’envers pour bien marquer la rupture avec les temps anciens.

En réalité, on trouve dans bien des églises chrétiennes, notamment en Italie, des horloges qui décomptent les heures de la gauche vers la droite : édifiée en 1443, celle du Duomo de Florence (cathédrale Santa Maria del Fiore) n’a qu’une aiguille, qui commence son tour du cadran au coucher du soleil – lequel change tous les jours, d’où la nécessité de recaler régulièrement cette horloge (une fois par semaine au Duomo). C’est un souvenir du temps où les codes de l’heure telle que nous la pratiquons aujourd’hui n’étaient pas encore formalisés.

Faut-il regretter le joyeux désordre de ce temps gyrovague et de ces heures à géométrie variable ? L’insistance historique des malfaisants et des "guides" à reformater un temps sédimenté au cours des cinq derniers millénaires incite à la prudence, mais c’est parfois pour notre bien : Calvin, le "grand réformateur" de Genève, a inventé la ponctualité en exigeant des Genevois qu’ils consacrent à Dieu "chaque minute de leur vie". À une époque où les cadrans n’avaient pas d’aiguille des minutes, c’était problématique, mais les Suisses en ont profité pour inventer l’horlogerie moderne à deux ou trois aiguilles !

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