Baby Loup et voile intégral : de petites victoires juridiques qui ne règlent pas le défi des dérives communautaristes<!-- --> | Atlantico.fr
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La CEDH a validé l'interdiction du voile intégral en France.
La CEDH a validé l'interdiction du voile intégral en France.
©Reuters

Le ver est dans le fruit

Il faut aller plus loin que la victoire de la crèche Baby Loup sur son employée voilée et la décision favorable de la CEDH concernant l'interdiction du voile intégral en France.

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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C’est une petite crèche de banlieue qui, mine de rien, comme le souligne sa directrice courageuse Natalia Baleato, "a permis de pointer de grands défis qui se présentent à notre société, à travers l’enjeu de la laïcité". La directrice de la crèche avait procédé au licenciement d’une employée qui s’était soudainement présentée à son poste en portant le voile, alors que le règlement intérieur sans ambiguïté écartait les manifestations philosophiques et religieuses des personnels : "le respect des principes de laïcité et de neutralité - s’applique - dans l’exercice de l’ensemble des activités" en rapport avec les enfants. L’employée voilée a contesté le licenciement en portant plainte pour discrimination.

La crèche était implantée au cœur d’un quartier très populaire à forte diversité de Chanteloup-les-Vignes (78), ouverte 24h/24, qui poursuivait le but d’aider avant tout ces femmes de condition modeste, souvent seules pour élever leur(s) enfant(s), à accéder au marché du travail et à leur maintien dans l’emploi quels que soient leurs horaires. L’exigence de neutralité des personnels allait nécessairement avec ce but, afin de garantir que personne ne puisse se sentir jugé en venant utiliser les services de cette crèche, mais respecté, traité de façon égale, comme c’est le beau projet de notre République.

Voilà ce qui a fait cinq années d’affrontements judiciaires qu’une loi aurait suffit à éteindre et clarifier ! Enfin, la Cour de cassation, après avoir donné tort dans un premier temps à la directrice de la crèche, a reconnu le bien-fondé du règlement intérieur de celle-ci et ainsi, la décision de licencier l’employée voilée, par son Arrêt du 25 juin dernier. Une décision qui quatre ans plus loin est venue confirmer la première décision de 2010 du Conseil des prud'hommes de Mantes-la-Jolie (78). Entre temps, sous la pression communautariste, les intimidations et les menaces, la crèche a du déménager à Conflans-Sainte-Honorine (78).

Ce 1er juillet, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a rendu une décision importante, en rejetant la demande d’une femme en voile intégral qui se plaignait de ne pas pourvoir le porter, et contestait la loi du 11 octobre 2010 qui l’interdit en France. La Cour a souligné que la préservation des conditions du "vivre ensemble" était un objectif légitime à la restriction contestée qui ne contredisait pas la Convention européenne des droits de l’homme. La République laïque en sort certes renforcée, mais après s’être affrontée à combien de contradictions et de procès.

Le Conseil français du culte musulman (CFCM) avant le vote de la loi de 2010, tout en disant réprouver le port du voile intégral, s'opposait à une loi qui le bannirait de la voie publique. La seule chose négociable était de ne pas pouvoir se cacher le visage dans les administrations et les services publics. C’était le moins qu’il pouvait alors proposer, car en cas de dissimulation de son identité par l’usager lors d’une demande faite à un fonctionnaire pour une aide nominative, il n’avait déjà pas à y répondre. Le Conseil français du culte musulman disait ne pas souhaiter "que cette pratique s'installe sur le territoire national" et vouloir œuvrer "par l'intermédiaire de ses imams et de ses cadres religieux pour faire reculer cette pratique en France" (Le Huffington Post, le 1/02/2010). Le résultat serait à évaluer, car ce n’est pas ce type de double langage qui est apte à éclairer les musulmans de France sur l’exercice de leur culte et ses limites au regard du vivre-ensemble et de la loi. La preuve, il en a fallu une qui l’interdise et confirmée par la Haute cour européenne, pour au moins permettre de faire entendre ce qui peut faire sens autour de ces valeurs communes qui fondent notre pacte républicain, qu’il n’est pas  un luxe de rappeler : liberté, égalité, fraternité.

Le CFCM aurait pu s’émouvoir, comme beaucoup de personnes dans notre pays, y compris sans aucun doute de nombreux musulmans inquiets de ces dérives, du fait qu’on impose à des femmes d’être mises hors société par l’effacement de leur identité, comme enterrées vivantes ! Un pays de liberté comme le notre doit pouvoir garantir pour tous sur son sol que cette pratique archaïque ne soit absolument pas possible. Peu importe que la personne qui le porte le souhaite ou non, il en va de ce que nous partageons comme idées de faire société, au premier rang desquelles se trouve "l’égale dignité de tous les êtres humains".

Dans le prolongement de ces décisions positives, qui sont dues au moins pour une large part à la mobilisation des forces laïques, il est temps de se ressaisir concernant la laïcité, oui, il est temps ! Comme l’appel lancé il y a quelques jours dans le journal Marianne l’a souligné, les politiques se sont trop souvent défaussés sur les juges et ce n’est pas fini.

L’exemple le plus flagrant est celui de l’actuel ministre de l’Education nationale, Benoît Hamon, qui a renvoyé il y a peu la question de l’accompagnement des sorties scolaires par des mères voilées à un traitement au cas par cas, reléguant la circulaire Chatel qui en permettait l’interdiction. Une circulaire produite dans le prolongement de la décision du Tribunal administratif de Montreuil de 2011, qui avait donné raison à une école de la ville qui avait entendu faire respecter le principe selon lequel, dans ou hors de ses murs, l’école publique accueille les enfants sur le fondement de la laïcité, et ainsi, qu’aucune manifestation religieuse ostensible ne puisse s’imposer à eux de la part d’encadrants, fussent-ils des parents. Le Tribunal pour cela s’était appuyé sur la notion de "participation au service public".

Malheureusement encore, c’est le Conseil d’Etat dans un avis, qui devait estimer que les parents accompagnant les sorties scolaires ne sont pas soumis, par principe, à la neutralité religieuse. Il rappelait cependant que "les exigences liées au bon fonctionnement du service public de l’éducation peuvent conduire l’autorité compétente, s’agissant des parents qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, à recommander de s’abstenir de manifester leurs appartenances ou leurs croyances religieuses". On sait que des rectorats ont adopté ce principe et d’autres non, avec des contentieux en cours. On voit bien la responsabilité politique pointée ici du doigt, à organiser comme elle le fait par sa démission, le désordre et la contestation de nos plus précieuses valeurs, si importantes pour tous. C’est une République à géométrie variable qu’on nous propose, ainsi mise en danger, en livrant nos principes à des décisions de justice. Voilà qui ne peut qu’encourager le recours au contentieux judiciaire comme instrument systématique de contestation de la laïcité, au regard de pratiques religieuses pourtant contraires à la liberté de conscience des enfants, une liberté de conscience qu’est censée défendre notre école laïque et républicaine.

A l’Université, force est de constater que les incidents se multiplient autour de la présence de signes religieux et de la revendication d’y exercer sa religion. La fermeture récente par le Directeur de l’IUT de Bobigny (93) d’un local associatif, normalement réservé à des activités sociales et culturelles, qui avait été transformée en salle de prière, a eu pour conséquence qu’ils reçoivent des menaces de mort ! Dans les cours, il n’est pas rare de voir contesté le contenu de l’enseignement sous le prétexte que cela froisserait la liberté de religion des étudiants concernés. La question n’est-elle pas posée, que la neutralité soit la règle dans les salles de cours, afin de préserver la sérénité d’un enseignement qui ne devrait en aucune façon être troublé par des pressions religieuses ? C’est ce qu’avancent dans leur avis sur "l’enseignement supérieur et la laïcité" les anciens membres de la mission laïcité du Haut conseil à l’intégration, parmi d’autres recommandations, édité dans un ouvrage publié en mai dernier intitulé, "Faire vivre la laïcité" (1).

Une proposition qui n’a rien d’un tabou à lever si on y regarde d’un peu plus près. Il se trouve bien inscrit dans la loi, dans le Préambule de la Constitution de 1958 précisément, que "la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation et à la culture ; l’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’Etat".

L’Observatoire nationale de la laïcité, mis en place par le président de la République, n’est pas en reste, lorsqu’il affirme dans un guide en direction des structures socio-éducatives que la liberté de manifestation religieuse y serait pour les salariés la règle. Une thèse reprise dans les Actualités sociales hebdomadaires (ASH de juin 2014), le journal de référence des travailleurs sociaux, dans un dossier consacré à la laïcité dans les Etablissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS), bien que modéré par l’exposé de différents points de vue engagés dans ce débat. Curieusement, bien des arguments  manquent encore là, à cette réflexion.

Rappelons tout d’abord qu’aujourd’hui la règle de la neutralité domine dans les pratiques des salariés de ces établissements. On peut s’interroger alors de ce que l’on cherche ainsi à encourager en invitant au contraire? Pour en arriver à cette affirmation de la liberté de manifestation religieuse dans les établissements socio-éducatifs privés, on ne tient ici compte que d’une chose, du cadre associatif privé de ceux-ci, alors qu’il en va aussi des droits de leurs usagers. Ce qui est particulièrement vrai concernant un public d’enfants considéré comme vulnérable. Ces enfants, n’ont-ils pas effectivement des droits, comme celui à la liberté de conscience signifié à l’article 14.1 de la Convention internationale des droits de l’enfant ? Sans compter encore avec leurs parents qui sont censés être seuls, comme le Code civil l’exprime, à pouvoir les guider dans leurs choix privés, comme l’est celui d’une religion, selon leur âge relativement à leur faculté à exprimer leur avis. 

La loi 2002-2 du 2 janvier 2002, qui rénove l’action sociale et médico-sociale, a fait passer le droit de l’usager des ESSMS au premier plan. Il est question dans le cas d’un enfant, en lien avec son tuteur légal, d’obtenir son consentement éclairé pour tout ce qui concerne son accompagnement, du respect de son libre choix, de son autonomie. Autant d’exigences qui impliquent sa liberté de conscience, droit fondamental protégé par la norme constitutionnelle. Ce qui est venu renforcer une déontologie du travail social qui comprenait déjà une nécessaire réserve du professionnel, se trouvant dans une posture d’ascendance et donc d’influence sur l’usager, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un enfant, requérant une attitude de neutralité religieuse et philosophie pour le respecter.

On doit bien pouvoir donc mettre des limites aux manifestations religieuses dans ces établissements, si cela est justifié par la nature de la tâche à accomplir et proportionné au but recherché, comme le prévoit le Code du travail. Imposer la neutralité religieuse et philosophique aux personnels qui accompagnent des enfants dans des structures socio-éducatives correspond donc, contrairement à l’affirmation de la liberté de manifestation religieuse que défend l’Observatoire de la laïcité, une "exigence professionnelle essentielle et déterminante", en conformité avec le Code du travail.

Sans compter encore avec le fait que ces établissements sont essentiellement financés par la puissance publique!

La laïcité est partagée comme une dimension essentielle de notre modernité. Bien sûr, elle se définit à travers le droit de croire ou de ne pas croire mais plus encore, la supériorité de l’intérêt général et du politique sur les différences, dans le prolongement du principe d’égalité de tous devant la loi, indépendamment de la couleur, de la religion, de l’origine ou du sexe. Elle est l’affirmation qu’en ce qui concerne les droits et libertés fondamentales des personnes, il n’y a pas de compromis possible avec les religions ou tout autre corps intermédiaire cherchant à se substituer à leur libre choix. Cette modernité est particulièrement remarquable, à travers la place qui a été faite aux femmes dans notre société sous le signe de l’égalité des sexes. Préserver, développer la laïcité ne se fera pas sans prises de conscience et une forte mobilisation à tous les niveaux, et pas sans le recours à la loi parfois pour la faire respecter.

Rappelons que 84 % des Français se disaient favorables à une loi interdisant les signes religieux ou politiques dans les entreprises privées (sondage BVA) en octobre 2013, et que 87% d’entre eux soutenaient la crèche Baby Loup dans sa décision de licenciement de la salariée voilée. Les Français se montraient là à l’avant-garde de la défense d’une laïcité qu’ils considèrent comme précieuse et les politiques qui ne les entendent pas, à l’arrière-garde de notre République.

1 -Faire vivre la laïcité - Ouvrage collectif sous la direction d’Alain Seksig - Avant-propos d’Elisabeth Badinter 

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