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Le néo-antisémitisme du XXIème siècle n’est pas une vue de l’esprit : comment le combattre ?
©Reuters

Tribune

Une tribune d'Alexandra Laignel-Lavastine, docteur en philosophie et journaliste.

Alexandra  Laignel-Lavastine

Alexandra Laignel-Lavastine

Alexandra Laignel-Lavastine est docteur en philosophie et journaliste. Elle a notamment reçu en 2005  le prix de l'essai pour l'ouvrage "Esprits d'Europe : autour de Czesław Miłosz, Jan Patočka et István Bibó (2005)" aux éditions Calmann-Lévy

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Inaugurée ce mercredi 11 juin, voilà que l’exposition intitulée « Le Peuple, le Livre, la Terre : 3 500 ans de relations entre le peuple juif et la Terre sainte », annulée à la dernière minute en janvier dernier, devrait enfin pouvoir se tenir au siège de l’Unesco à Paris*! En espérant du moins qu’un Mérah ou qu’un Nemmouche n’ait pas l’heurde se faufiler parmi les convives… Conçue par l’historien Robert Wistrich, qui dirige le Centre international Vidal Sassoon pour l’étude de l’antisémitisme (SICSA) à l’université hébraïque de Jérusalem, et initié par le célèbre Centre Simon Wiesenthal, on se souvient en effet que cette exposition, qui entend pourtant promouvoir la compréhension mutuelle et la tolérance, avait été déprogrammée sans préavis par Madame Irina Bokova, la directrice générale de l’Unesco.

Alors même que les invitations avaient déjà été envoyées, celle-ciavait cédé à la sommation des vingt-deux Etats arabes membres de l’organisation. Le motif ? L’exposition historique aurait pu « nuire aux pourparlers en cours au Proche-Orient » (sic). Scandalisées par cette abdication pour le moins idéologique, plusieurs associations françaises et étrangères avaient alors donné de la voix, à l’instar de

Robert Wistrich lui-même, contraignant ainsi la branche éducative de l’Onu à « reporter » l’événement. L’écrivain et ancien haut fonctionnaire algérien, Boualem Sansal, limogé pour ses prises de position courageuses face à la montée de l’islamisme, avait lui aussi protesté contre cette annulation subite dans une lettre à la direction de l’agence onusienne. Il y exprimait sa « surprise » et sa « gêne » devant pareil « boycott », ayant « la faiblesse de croire que c’est la libre expression qui sert la paix ».

Et d’ajouter cette évidence qui, à Paris, passe toujours aussi mal, à savoir « combien l’absence de démocratie dans les pays arabes nourrit la violence. Eteindre le feu dans sa maison serait plus urgent que d’aller combattre des expositions culturelles à l’autre bout du monde ». De quoi perturber un rien nos bien-pensants de service dont la montre semble s’être arrêtée dans le tiers-mondisme des années 60 — d’un côté les méchants colonisateurs, de l’autre les victimes colonisées —, les mêmes étant par ailleurs tout prêts à s’insurger contre l’interdiction des spectacles antisémites et négationnistes d’un Dieudonné au nom de la «liberté d’expression » ? Ce serait sans doute trop leur demander…

Après avoir consacré deux ans de dur labeur à en rédiger les panneaux et à rechercher un consensus entre les parties, le très posé professeur Robert Wistrich, lui, est aujourd’hui un universitaire heureux. Considéré dans le monde entier comme une des sommités les plus en pointe en matière d’histoire de l’antisémitisme — partout sauf en France, où il est moins connu…—, cet homme au charme tout british et au français impeccable se réjouit que l’exposition voie enfin le jour.

Quelques jours avant son inauguration, il nous disait même à Jérusalem y voir « un tournant significatif étant donné l’ampleur prise par le discours visant à nier le moindre lien entre les Juifs et la Terre d’Israël », mais aussi un « pas important pour l’ouverture d’un vrai dialogue entre Juifs, chrétiens et musulmans ».». Il sera d’ailleurs reçu en audience à l’Elysée par le président François Hollande, quelques heures avant l’inauguration.

Un homme heureux, mais profondément inquiet au vu — à moins d’être tout à fait aveugle — de cette invraisemblable flambée de judéophobie planétaire qui se déploie depuis le début du XXIème siècle et qui s’est remise à tuer sur le sol français. Des massacres de Mohammed Merah en 2012 à la tuerie de Mehdi Nemmouche il y a quinze jours, en passant par l’assassinat d’Ilan Halimi par le « gang des barbares » et par « les Juifs sont des chiens » de notre « humoriste » emblématique passé de l’extrême gauche à l’extrême droite, voilà de fait une réalité que nous aurions été mieux préparés à affronter et à penser si le récent opus magnum du Pr Wistrich, A Lethal obsession : Antisemitism from Antiquity to Djihad (2010) avait trouvé un éditeur en France.

Or tous passent leur tour depuis quatre ans. C’est dire aussi à quel point, dans ce contexte de déni et de pieuse sidération face aux « enfants perdus du djihad » — certainement une petite crise d’adolescence ! —, les récentes gesticulations rhétoriques du président François Hollande (« Il faut d’abord agir par la prévention et la dissuasion »…) pouvaient sembler particulièrement creuses. Sans parler des déclarations du ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, selon lesquelles le terroriste de 29 ans aurait été « neutralisé dès son retour en France ». À moins que Marseille ne se soit miraculeusement transplantée sur la frontière franco-belge… On peut aussi se demander au bout de combien de « loups solitaires » — car en voilà encore un selon notre ministre ! — nos gouvernants se résoudront.

Enfin à parler de « meute », en clair d’un désastreux phénomène de société.

Plus sérieusement, et par un de ces curieux hasard du calendrier, le jour même de l’arrivée du pape en Israël, le 25 mai, s’ouvrait à l’université hébraïque du Mont Scopus — un lieu où étudiants juifs et arabes étudient côte à côte — un événement au moins aussi important que la visite du souverain pontife : soit un des plus ambitieux colloque jamais organisé sur les multiples facettes d’une haine antijuive relookée, souvent reconditionnée en antisionisme virulent.

L’organisateur de ce remarquable congrès réunissant une cinquantaine de chercheurs venus du monde entier ? Le professeur Wistrich —toujours lui — qui, trois jours durant, du 26 au 28 mai, a mené les débats de main de maître sans pour autant que les correspondants de presse étrangers ne s’y bousculent !**

L’inquiétude qui l’habite, partagée par la plupart des intervenants, se trouvait encore justifiée, s’il en était besoin, par l’attentat du samedi au Musée juif de Bruxelles et par le navrant résultat des élections européennes du dimanche qui ont vu Marine Le Pen arriver en tête. Et pour que la coupe soit pleine, l’armée israélienne arrêtait en Judée-Samarie, le vendredi 30 mai, à peine ce colloque terminé, un terroriste palestinien portant une ceinture d’explosifs à la ceinture, le premier kamikaze de ce genre à avoir été repéré depuis plusieurs années. Un colloque où nous avions une majorité d’esprits, de droite ou de gauche peu importe, avant tout soucieux de garder… le Nord, autrement dit le cap de l’universalisme hérité des Lumières !

Venant d’un pays, la France, où les intellectuels qui s’y efforcent eux aussi se voient très paradoxalement (dis)qualifiés comme « néo-réactionnaires », on pouvait se dire, en ce triste mois de mai 2014, que là réside désormais l’essentiel. Ou comment tracer une voie médiane qui ne le cède ni au coupable aveuglement face à l’antisémitisme d’origine arabo-musulmane, fut-il gauchement formulé «au nom de l’Autre ». Ni à la dangereuse tentation consistant à remettre l’avenir radieux du Vieux continent aux mains de l’extrême droite, autrement dit de ces nouveaux partis nationaux-populistes à qui nous avons réussi l’exploit de largement abandonner le monde.

Et la seule chose que nous autres, Européens, avons su faire de bien au XXème siècle, à savoir l’Europe ! L’Union européenne, qui investit une folle énergie à pas exister sur la scène internationale, n’est d’ailleurs pas en reste, elle qui peine toujours aussi lamentablement à se mettre d’accord sur une définition de l’antisémitisme… Résultat :elle a laissé la voie libre aux délires selon lesquels nous vivrions « sous occupation sioniste » (Dieudonné & co) à moins que ce ne soit sous « occupation islamiste » (Le Pen) ou sous la tutelle souterraine du « judéo-bolchévisme » (droites fascisantes des pays dits naguère « de l’Est », dont l’Ukraine). Au risque — aujourd’hui imminent —, de garantir le triomphe des Anti-Lumières.

On le sait pourtant : une société qui tolère en son sein un tel degré d’antisémitisme et de négationnisme est une société qui se menace elle-même. Et que l’on sache, cette dérive ne faisait pas partie du projet européen, né — faut-il le rappeler ? — sur les charniers de la Seconde Guerre mondiale. « Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? », écrivait déjà le philosophe Vladimir Jankélévitch en 1971. « Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort ».

Depuis, la « merveille » s’est accomplie au-delà des plus pessimistes prophéties. Comme si la nouvelle judéophobie, tout de même très présente dans la culture musulmane tant elle est intégrée au discours populaire — y compris dans nos banlieues —, venait rejoindre, en Europe, le désir, jamais aussi désinhibé, de vouloir se débarrasser du fardeau de la Shoah. Et comme si, pour beaucoup d’Européens, le Crime se révélait décidément trop lourd, la responsabilité trop écrasante.

Reste à savoir s’il faut voir dans ce sombre tableau l’indice des penchants schizophrènes ou plutôt des penchants suicidaires et autodestructeurs d’une Europe démocratique déchirée entre la haine (de soi comme de l’autre) et la honte. La question se pose. Raison de plus pour aller voir une exposition dont Robert Wistrich souhaite qu’elle puisse contribuer « à rapprocher l’ensemble des individus de bonne volonté ayant vraiment à cœur d’œuvrer en faveur de la paix au Proche-Orient » et, par là même, « de travailler de façon indirecte à l’apaisement des tensions intercommunautaires en Europe ».

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