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Comment la télévision en est venue à ne pas manquer à ceux qui ont arrêté de la regarder
©Freepik

Sans regret

Centre de toutes les attentions il y a à peine 20 ans, la télévision perd ses adeptes. Les plus réticents s'en détournent définitivement sans remords pour aller vers les autres médias qui, eux, leurs fournissent la culture ou le divertissement qu'ils recherchent.

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico : La télévision ne manque pas à ceux qui s'en détournent. Quels facteurs permettent de l'expliquer ? Qu'y gagnent-ils concrètement ?

Nathalie Nadaud-Albertini : Tout dépend du profil de ceux qui se détournent de la télévision. S’ils appartiennent à la catégorie de ceux qui effectuent une sorte d’acte militant, ce ne sont pas des facteurs intrinsèquement liés aux programmes qui expliquent l’absence de manque. C’est le sentiment de se libérer de quelque chose que l’on considère comme nuisant à la réflexion, à la culture, aux relations sociales et humaines. Pour les autres, l’évolution de l’accessibilité sur d’autres médias, Internet notamment joue un rôle important. Puisque pour ceux-là il s’agit de regarder la télévision autrement, à des moments choisis, sur d’autres supports, et des programmes qu’ils choisissent. Alors qu’avant la disponibilité des téléspectateurs en fonction des créneaux horaires allaient déterminer le programme regardé. Les téléspectateurs ne choisissaient pas les programmes qui leur plaisaient le plus, ils choisissaient ceux qui leur déplaisaient le moins. Avec la VOD, la catch up TV, on peut regarder le programme que l’on souhaite au moment que l’on souhaite. De plus, alors qu’avant un programme était regardé par tout un foyer, aujourd’hui, avec le transmédia, chacun peut regarder le programme qu’il souhaite, sans subir le choix des autres.

Ce sont donc le gain de liberté et la possibilité de choix qui font que regarder la télévision de façon classique avec un téléviseur et une grille de programmes ne manquent pas. 

Il y a 20 ans la télé s'imposait comme le média qui nous permettait de s'informer sur tout. Aujourd'hui, on trouve ailleurs ce que seule la télévision nous donnait avant. Alors que l'abandon de la télévision s'inscrivait auparavant dans un choix idéologique, peut-on dire qu'aujourd'hui cet abandon s'impose de lui-même et répond à une évolution globale de l'environnement ?

Non. Pour plusieurs raisons. La première : le choix idéologique existe toujours, à ceci près qu’il s’étend aux différents médias sur lesquels on peut regarder la télévision.

La seconde : pour certains, la télévision ne se regardent que devant un téléviseur, pas sur un autre support. Pour eux, regarder la télévision de cette façon est une habitude ancrée et ils n’ont pas envie de la changer. Ou plus exactement, ils trouvent très étrange de regarder la télévision sur un ordinateur, même si c’est pour voir en replay un programme qu’ils n’ont pas pu voir.

La troisième : la télévision n’est pas qu’un média d’informations. Elle est aussi un média de divertissement. Et tous les téléspectateurs ne sont pas technophiles ou n’ont pas la possibilité de regarder sur un autre support. Si vous prenez les personnes qui sont hospitalisées et fatiguées, pour se distraire, elles vont avoir plus tendance à regarder la télévision, si possible de divertissement, parce que c’est une façon simple de se changer les idées, de ne pas penser à la maladie. Et quand elles rencontrent d’autres malades ou quand des proches viennent les voir, plutôt que de parler de leur maladie, elles vont avoir tendance à parler de ce qu’elles ont vu à la télévision, parce que ça évite de penser et de faire penser à ce qu’elles vivent de difficile pour communiquer avec les autres sur un sujet léger. Autrement dit, la fonction de la télévision est aussi de permettre de communiquer sans trop s’impliquer, un peu comme la conversation météo, mais en moins stéréotypé. La télévision reste un moyen de socialisation, dans les moments où le lien à tendance à se défaire ou à être difficile à gérer.

Et, dans les cas dont je parle et que l’on oublie souvent, le fait de suivre régulièrement un programme de télévision qui plaît aide réellement les personnes : ça leur permet de trouver un repère dans le temps, et aussi de s’identifier à certains personnages qui peuvent aider. A titre d’exemple, une jeune femme m’a expliqué qu’elle avait été gravement malade et longuement hospitalisée entre l’âge de 17 et de 19 ans. Elle m’a expliqué que c’est une série et un personnage en particulier qui lui ont donné le courage de réussir à remarcher normalement. Si le téléviseur n’avait pas été dans sa chambre et si le programme en question ne s’était pas imposé à elle, elle ne serait jamais allée le chercher, car elle n’en avait ni la force, ni l’envie. 

Existe-t-il un profil type de ces personnes qui se détournent de la télévision ?

D’une manière générale, ce sont des personnes relativement jeunes (étudiants, célibataires vivant en collocation, jeunes couples, ou couples avec enfants assez jeunes), provenant d’un milieu plutôt urbain à tendance bobos, essentiellement issus de milieux  plutôt aisés et ayant où l’on a facilement accès à la culture et aux sorties, et insérées dans un tissu relationnel actif.

Il ne faut pas généraliser trop rapidement non plus. Il existe aussi des personnes aujourd’hui âgées qui ne sont pas d’un milieu très aisé mais qui ont toujours fait le choix de ne pas avoir la télévision. C’était un choix idéologique qui a tendance à se transmettre dans les familles.

Que perd-on à la disparition de la télévision ?

Je dirais que si la télévision disparaissait, on perdrait une base commune qui permet de nouer des liens entre des personnes qui ne se connaissent pas et qui cherchent un élément pour communiquer. Par exemple, dans les cours d’école, de collège, de lycée, à la machine à café dans les entreprises, on parle de télévision, parce que ça permet d’amorcer une conversation ou de se retrouver sur un sujet qui ne ramène pas au travail (sauf pour les spécialistes des médias…) et qui n’oblige pas trop à parler de soi. Si chacun regarde un programme différent, on pourra échanger bien sûr en parlant aux autres de ce que l’on regarde et en les invitant à découvrir, mais il n’y aura pas de base commune immédiate et familière. Parler de programmes télé, c’est comme parler de personnes que tous connaissent. Ça permet de créer une familiarité propice à la création de lien.

Dans le même ordre d'idée, on perd aussi le fait de regarder ensemble, en famille, un même programme. Plus tard, cela crée des souvenirs qui lie. Un père et sa fille se souviendront que quand elle était petite, ils regardaient ensemble tel programme le week-end, pour se reposer après avoir pratiqué tel sport ensemble. A trop individualiser les programmes, on perd des petits moments de vie ensemble. Dans l'instant, ils semblent anodins, c'est avec le temps qu'ils prennent de la valeur, notamment quand les êtres avec qui on regardait ont disparu.  Dès lors, regarder la rediffusion de tel programme, c'est un peu retrouver la personne, partager encore quelque chose avec elle.

La télévision va au-delà des programmes qu'elle propose. Elle crée des liens entre les personnes, et c'est surtout en cela qu'elle est précieuse. 

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