La locomotive allemande est-elle sur le point de caler ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
La locomotive allemande est-elle sur le point de caler ?
©Reuters

Perte de vitesse

L'inflation affiche son plus bas niveau depuis quatre ans en Allemagne en mai, selon les chiffres publiés ce lundi 2 juin. Les prix ont augmenté de 0,9% seulement sur un an en Allemagne le mois dernier, selon les données provisoires publiées par l'Office fédéral des statistiques, Destatis. Il faut remonter à juin 2010 pour trouver un taux d'inflation aussi bas. La première économie européenne ne va pas si bien finalement.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

Voir la bio »
  1. Atlantico : Le secteur manufacturier allemand a connu en mai son rythme de croissance le plus faible des sept derniers mois, nouveau signe que la croissance de la première économie en Europe devrait ralentir au deuxième trimestre, selon les résultats définitifs de l'enquête mensuelle menée par Markit auprès des directeurs d'achat, publiée lundi 2 juin. Ces résultats sont-ils le symptôme d'un mal plus profond ? De quelle nature est-il ? Quel est l'état économique réel de l'Allemagne ?

Mathieu Mucherie : Le problème ne vient pas des enquêtes de conjoncture : les PMI, l’IFO et le ZEW restent assez élevés, encore compatibles d’ailleurs avec une croissance très soutenue. Ces enquêtes comportent un biais d’optimisme depuis quelques années et ne nous disent rien les réalités macroéconomiques ; comme Milton Friedman le notait en son temps, quand on veut savoir ce qui se passe, on n’écoute pas ce que les gens racontent, on regarde comment ils se comportent. Est-ce que l’on observe un boom des investissements productifs et des gains de productivité très dynamiques en Allemagne depuis quelques années ? Réponse : non.

La réussite de ce pays en Europe continentale date de 2010, pas avant, et relève à la fois du mythe mercantiliste (l’économie réduite aux exportations nettes) et de la fable du borgne au pays des aveugles (2010, c’est comme par hasard le début de la crise des "périphériques"). Conjoncturellement, l’industrie allemande ralentit car l’économie mondiale se comporte très moyennement. Structurellement, elle doit ralentir car la fameuse transition promise outre-Rhin (des exports vers la consommation intérieure) n’a pas lieu, et car les partenaires européens sont en crise (y compris les plus "allemands", les hollandais et les finlandais).

  1. L'inflation est au plus bas depuis 4 ans, les prix ont augmenté de 0,9% sur un an. Qu'est-ce que cela révèle ?

Attention, vous présupposez que le CPI (la mesure BCE, l’indice des prix à la consommation) est l’alpha et l’oméga de la mesure du phénomène inflation… or c’est la mesure la plus mauvaise, la plus "backward-looking" (la pensée rétroviseur), et la plus biaisée, celle qui mélange le prix les mouvements de prix relatifs et la vraie inflation. Pour être sérieux, on devrait aussi regarder les PPI (les prix à la production), qui aujourd’hui sont partout négatifs en Occident (et en Chine) sur 12 mois glissants, et regarder les prix d’actifs (les logements plus que les actions, d’ailleurs). Une petite étude de l’agrégat monétaire large M3 et des chiffres pourris sur le crédit confirmerait le diagnostic : pas d’inflation en vue, et, en fait, plus gravement, pas d’inflation possible, ce qui ne pose pas un problème gravissime en Allemagne (d’une part, le déflateur du PIB et les prix d’actifs s’en tirent mieux que le CPI outre-Rhin, et d’autre part les préférences des agents sont nettement déflationnistes), mais ce qui pose pour ses "partenaires" un problème à la fois démocratique (il parait que la cible officielle est censée avoisiner les 2%/an, on va la violer sur 2013-2018 et c’est la BCE qui nous le dit dans ses propres prévisions, et ce en toute impunité) et financier (difficile de se désendetter dans un contexte pareil, et très difficile d’investir quand les taux réels sont plus hauts que la croissance).  

  1. Quels autres signes de faiblesse l'économie allemande montre-t-elle aujourd'hui ?

Oh, presque rien : juste la démographie, la demande domestique, les gains de productivité, les finances publiques (bien moins saines qu’on ne le dit), et la soutenabilité d’un modèle de croissance fondé sur la capacité d’absorption des autres (les autres à qui on donne des leçons).

  1. Dans le Bade-Wurtemberg (sud), l'inflation sur un an est revenue à son niveau d'août 2010, à 0,7%; même chose en Hesse (ouest), tandis qu'en Bavière (sud) elle est même descendue à 0,6% et que dans le Brandebourg (est), elle s'est établie pour la première fois depuis mars 2010 sous 1% (à 0,7%), ont annoncé les offices régionaux des statistiques concernés. En Rhénanie du Nord-Westphalie (ouest), la hausse des prix a atteint 1,1%, mais c'est là aussi son plus bas niveau depuis septembre 2010. Comment expliquer ce net recul ?

La masse monétaire progresse peu depuis 6 ans, même en Allemagne : pourquoi voulez-vous avoir la moindre inflation ? A moins de croire au mythe de l’inflation non-monétaire, "par les coûts" (par les salaires, par le pétrole). Même dans ce cadre absurde, la probabilité serait faible : modèle économique de salaires comprimés, déflation des matières premières depuis plusieurs années à l’échelle globale... 

Petit rappel au passage : Taïwan fait moins d’inflation que l’Allemagne depuis plus de 15 ans. Et, en plus, la croissance du PIB réel (en moyenne annuelle) depuis 1996 est de 4,2% à Taiwan, contre 1,3% en Allemagne…

  1. Quelle stratégie l'Allemagne va-t-elle adopter pour faire face ?

Pas besoin de stratégie quand on a une banque centrale qui agit en fonction de vos intérêts et quand vos principaux partenaires ne peuvent plus dévaluer. Il suffit de surfer sur les réformes Schröder sans rien faire (Angela, 2005-20xx) et il ne reste plus ensuite qu’à camoufler les vilaines taches à 600 milliards d’euros l’unité qui gâcheraient un peu le festin médiatique si elles remontaient un peu trop visiblement (les structures de défaisance des Landesbanken, les coûts non financés du vieillissement et de la sortie du nucléaire).  

  1. Quelles pourraient-être les conséquences sur la zone euro ? L'Allemagne pourrait-elle être amenée à revoir ses positions en termes de politique monétaire ?

L’Allemagne revoir ses positions monétaires ? Il y a plus de chances de voir Jean-Claude Trichet présenter ses excuses pour les hausses de taux de 2008 et de 2011… Pourquoi revoir des positions quand elles sont gagnantes (sur le seul terrain qui compte, c'est-à-dire dans les apparences médiatiques, et en relatif par rapport aux partenaires européens) ? Et quand elles correspondent à merveille à l’image que ce pays entend maintenir, et à l’image qu’il se fait des démons de son passé ? Une fois n’est pas coutume je vais citer un auteur français très à gauche qui a bien compris la nature du problème : Lordon : "… il faut vraiment avoir la passion des oeillères pour ne pas voir que l’Allemagne s’est fabriquée une croyance autour de la monnaie, qui l’érige en enjeu si élevé que la moindre concession en cette matière lui est simplement impossible. Si elle a accepté d’entrer dans l’euro, ce n’était qu’à la condition sine qua non de pouvoir dicter à la monnaie européenne son architecture institutionnelle, décalquée sur la sienne propre. Que l’Allemagne se soit perdue dans l’idée (fausse) que son hyperinflation de 1923 a été l’antichambre du nazisme, quand la déflation de 1931 l’a été bien plus probablement, la chose n’a aucune importance : elle y croit, et elle agit conformément à cette croyance. Nul ne peut lui reprocher d’avoir l’histoire qu’elle a, ni d’adhérer aux récits qu’elle s’en est donnés. Nul ne peut lui reprocher d’en avoir conçu une vision singulière de ce que doit être un ordre monétaire, et de refuser d’entrer dans un ordre qui en différerait. Mais l’on peut assurément reprocher à Berlin d’imposer ses idées fixes à tous ! Et, s’il est parfaitement légitime de laisser l’Allemagne poursuivre ses obsessions monétaires, il est tout aussi légitime de ne pas désirer les poursuivre avec elle. Particulièrement quand ces principes monétaires ne conviennent pas aux structures économiques et sociales des autres pays, et, en l’occurrence, en conduisent quelques-uns au désastre. Car certains Etats membres ont besoin de dévaluation ; certains, de laisser se creuser les déficits ; certains, de répudier une partie de leur dette ; d’autres d’inflation. Et tous ont surtout besoin que ces choses-là redeviennent des objets possibles de délibération démocratique !".  

Il y a bien une voie pour forcer un peu les choses, mais c’est une voie risquée : une politique de la chaise vide en zone euro pour exiger que l’Allemagne (hégémon monétaire) prenne, en échange de la non-dévaluation que nous respectons, les responsabilités traditionnelles d’un hégémon monétaire : un marché ouvert et non une stratégie mercantiliste, une banque centrale prêteuse en dernier ressort et non une stratégie Bundesbank-BCE. Une voie qui demande du courage et une bien meilleure confiance en nos capacités monétaires… et sur laquelle je reviendrais d’ici peu sous forme de livres numériques (il faut bien faire un peu d’auto-pub en ces temps de déflation). 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !