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131 jours au fond d'un trou sans lumière : comment les Talibans m'ont kidnappé
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Bonnes feuilles

Kaboul, Afghanistan, le 12 novembre 2012. Alors qu'il rentre chez lui, une voiture blanche s'arrête à sa hauteur et deux hommes obligent Pierre Borghi à y monter sous la menace d'une arme. En deux secondes, sa vie vient de basculer et le pire est arrivé : Pierre est prisonnier, otage des talibans. Ce qu'il ne sait pas à ce moment-là, c'est que sa captivité va durer 131 jours. 131 jours seul, pieds et poings liés, au fond d'un trou. Extrait de "131 nuits otage des Talibans", de Pierre Borghi, aux éditions First (1/2).

Pierre  Borghi

Pierre Borghi

Pierre Borghi a longtemps travaillé pour des ONG. C'est au cours d'un voyage en Afghanistan qu'il a été enlevé et détenu comme otage pendant plus de 100 jours. Il raconte sa captivité dans "131 nuits otage des talibans – Kabul rock radio", publié chez First. Un voyage particulier, une plongée subjective au cœur de l’Afghanistan et de son quotidien complexe et tragique. En 2013, Pierre Borghi réussi à échapper à ses ravisseurs, mais son affaire est très peu médiatisée car pour faciliter les négociations avec ses ravisseurs, ses proches avaient accepté la demande des autorités françaises de ne pas médiatiser son enlèvement. Un peu plus d’un an après, il raconte sa période de captivité dans 131 nuits otage des talibans – Kabul rock radio, publié chez First, afin de tourner la page, de décrire cette histoire d’une manière qui soit la sienne, "qui lui laisse le temps de s’exprimer, de raconter les choses" comme il les a vécues.

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"Don’t speak !"

Ce que je devine être la crosse du pistolet écrase mon oeil. Je sens le déchirement de la peau, que la tension et le choc ont été un peu trop violents pour la cohésion de mes cellules épidermiques. Le choc est violent mais indolore, doucereux presque. Le coup ne me démonte pas, par contre, c’est un signe clair : on n’est pas là pour rigoler, et j’ai plutôt intérêt à rester calme si je veux m’en sortir. Je joue le KO. Je me concentre pour me faire aussi flasque que possible. Je sais que mon bras droit émerge audessus des genoux des deux barbus qui me maintiennent entre leurs jambes et les sièges de devant.

L’un d’eux me le plie, me menace : "Remove your hand, or we kill you!" je ne réagis pas, et le laisse me le tordre pour le planquer sous la couverture qui me recouvre. Le sang me coule sur le visage, dans l’oeil. J’espère qu’ils ne me l’ont pas abîmé. Je n’ai pas mal, et je ne sais pas si c’est à cause de la dose anormale d’adrénaline que je suis en train de libérer, ou bien si c’est parce qu’il a touché le globe oculaire, dans lequel il n’y a pas de nerfs. Un moment d’ultra-conscience. Tout s’est passé très vite, et j’ai tout compris très vite. Merde ! Merde ! Merde ! Merde, merde, merde ! C’est à toi que ça arrive ! Merde ! sont à peu près les seules pensées que je peux produire sur le moment. Et pourtant, très vite, se met en place la machinerie de survie. À partir de maintenant, il va falloir rester calme et rationnel. Fais pas de conneries, ne te fais pas tuer pour des clopinettes. Le processus est conscient. La bascule de l’autre côté est immédiate. Analyser, tout ; mesurer les actes et les paroles, au millimètre, pour passer la nuit. Et ne penser qu’à survivre : Ça y est, tu plonges dans la guerre, et de l’intérieur encore.

Le barbu agressif n’arrive pas à dissimuler mon bras fl asque aussi bien qu’il le voudrait. Il me bourre de coups. Les côtes, le ventre, la face. Je suis en tension, et loin de m’assommer, les impacts me permettent de rester dans le réel et de penser à toute allure. Si je me plie et me tends sous les premiers chocs, je fais l’effort de me détendre rapidement, pour qu’il arrête de me frapper et se calme. Ça ne mènerait à rien de jouer au héros maintenant. Je ne suis pas en mesure de faire quoi que ce soit pour retourner la situation. "I didn’t see you. I can’t recognize you. Take everything and let me go, please. — Shut up. Don’t speak, don’t move; we kill you."  Merde. Soit je finis à poil dans un caniveau de Kaboul, probablement plus mort que vif, soit je suis pris pour une période indéterminée. Merde ! La voiture roule un moment. Des virages, des arrêts rapides. On est en ville, et Kaboul ne fait pas spécialement de place dans le trafic pour les voitures de ravisseurs. Impossible de dire de quel côté on tourne, ni où on va. Déjà, le moins que l’on puisse dire, c’est que je n’ai pas une vue terrible sur le paysage, recouvert d’une couverture, tassé entre les deux rangées de sièges d’une Toyota Corolla blanche, et que mon sens de l’orientation est malmené par les manières rustiques de mes hôtes. Tout ce que je peux dire, c’est qu’on ne s’arrête à aucun des check-points supposés verrouiller ce quartier de Kaboul. L’injonction revient : "Don’t speak, don’t move."

Après vingt minutes, peut-être une demi-heure, la voiture s’arrête. Les portes avant s’ouvrent et claquent. On me couche, la tête dans la banquette sous la couverture. Un des types me passe un bandeau sur les yeux, rudement, sans considération pour mon oeil amoché – non pas que je m’attende à de grands égards – et m’attache les mains dans le dos. Une voix s’approche de mon oreille : "If you want to live, you don’t speak, you don’t move, you don’t make problems. Understand?" Je chuchote en hochant la tête : "Ok." Les choses sont claires.

En silence, les mecs me sortent de la voiture. Je trébuche, manque de me ramasser, ce qui me vaut un autre coup dans le ventre."Shhh, we kill you!" Ils me tirent et me poussent jusqu’au coffre, et m’y plient, bien serré. Et à ma grande surprise, un de mes ravisseurs s’y glisse avec moi. Et je ne suis pas un gringalet, nous voilà bien tassés, mais c’est la première observation intéressante de ma captivité : on rentre à deux dans un coffre de Corolla !

Extrait de "131 nuits otage des Talibans", de Pierre Borghi, aux éditions First, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

Atlantico a posé trois questions à l'auteur, Pierre Borghi

Atlantico : Vous publiez ce mois-ci chez First "131 nuits otage des Talibans" aux éditions First. Dans ce livre vous décrivez votre captivité. Votre détention n'a pas été médiatisée. Pensez-vous qu'il s'agissait de la bonne stratégie ?

Pierre Borghi : Un soir à Kaboul je rentrais, cela se passait dans la zone sécurisée. Je suis rentré, j'avais bon espoir de faire quelques centaines de mètres paisiblement car la situation était calme. Une toyota corola blanche s'est arrêtée et mes ravisseurs m'ont braqué avec une arme et mis dans le coffre. Là, ils m'ont emmené "au trou".  J'étais en Afghanistan pour chercher du travail dans ma branche, dans l'humanitaire, l'urbanisme. J'avais un certain nombre de contacts. La non-médiatisation était une stratégie technique. Dans les premiers mois de détention, cela évite de faire du bruit, cela évite que la famille soit trop exposée, de faire monter la valeur d'échange de l'otage, et ma garde était moins serrée.

Ceux qui m'ont capturé, appartenaient à un groupe crapuleux. C'est du business sur des expats, ces groupes s'attaquent également aux notables afghans. Après j'ai été remis à d'autres groupes qui m'ont gardé pour diverses raisons. Il y a eu plusieurs échanges. Je n'ai perçu directement ce qui se passait. Ce sont les informations qui m'ont été transmises par la suite. Les services français m'ont cherché. Il y a eu des moyens mis à disposition pour les gens qui me recherchaient. Mais une chose est sûre, le contribuable n'a pas payé pour ma libération. Par ailleurs, je me suis échappé.  

Comment avez-vous repris une vie normale après cette captivité ?

J'ai passé un an à écrire. J'ai eu la chance qu'un éditeur me fasse confiance. J'ai eu une vie moins agitée. J'ai essayé de me reconstruire avec mes proches, ma famille. Pour ce qui est du choc, du traumatisme, je ne fais pas de cauchemars, je n'ai pas d'angoisses. Je n'ai pas peur de voyager ou de m'expatrier à nouveau. Pour ce qui est de la reconquête de ma liberté et de la "normalité",  j'ai l'avantage de m'être échappé. Quand j'ai fait le saut de ma libération, j'ai en quelque sorte repris moi-même les choses en main.

Pourquoi avoir eu besoin d'écrire et quels sont les messages que vous avez voulu faire passer ?

J'avais ce besoin cathartique, ce besoin de cracher cette histoire en dehors de moi. Je peux désormais me permettre d'oublier, je n'ai plus besoin de m'en rappeler. Par rapport à une médiatisation épidermique, c'est un moyen de faire passer l'ensemble des messages, la manière dont je l'ai vécu. J'ai travaillé en Afghanistan durant une période relativement longue en Afghanistan, et cette détention n'est pas le souvenir que je veux garder l'Afghanistan. Les "barbus" ont leurs motivations pour faire ce genre de choses mais il se passe beaucoup d'autres choses dans ce pays. Je pense que j'y retournerai mais pas tout de suite. J'ai une grande affection pour ce pays et dans lequel il y de grandes aspirations pour la paix.  

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