La social-démocratie dans l’impasse de la crise : comment penser le monde quand il n’y a plus de croissance à redistribuer<!-- --> | Atlantico.fr
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François Hollande et Jean-Christophe Cambadélis.
François Hollande et Jean-Christophe Cambadélis.
©Reuters

Logiciel planté

Alors que dans les années 1980, "social démocrate" pouvait être la pire des insultes, les socialistes français sont aujourd'hui nombreux à s’identifier à ce courant de pensée politique. Pourtant, ils peinent à déterminer une orientation claire et la réalité de la crise ne les y aide pas.

Fabien Escalona

Fabien Escalona

Fabien Escalona est enseignant en science politique à Sciences Po Grenoble, collaborateur scientifique au Cevipol (Bruxelles).  Il est co-directeur du Palgrave Handbook of Social Democracy(Palgrave Macmillan, 2013) et auteur de La social-démocratie, entre crises et mutations (Fondation Jean Jaurès, 2011).

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Atlantico : En présentant son Pacte de responsabilité, Hollande s'était de lui-même qualifié de "social-démocrate". Mais l'évolution des réalités économiques a-t-elle rendu la social-démocratie anachronique ? Pourquoi rencontre-t-elle de telles difficultés à répondre aux enjeux actuels ? Cela tient-il au fait que la social-démocratie repose sur le principe de redistribution qui ne fonctionne finalement que dans les périodes fastes ?

Fabien Escalona : Se qualifier de "social-démocrate" avait surtout une signification politique. C’était une façon d’embarrasser la droite, qui a toujours versé des larmes de crocodile sur l’absence supposée d’aggiornamento idéologique de la part de la gauche française. Il s’agissait aussi de signifier à l’aile gauche du PS que le président de la République ne comptait guère s’embarrasser de la défense d’une quelconque spécificité du socialisme français, que cette tendance a toujours eu à cœur.

Sur le fond, il est clair que ce qu’on a appelé le "modèle" ou le "compromis" social-démocrate a vécu, parce que les acteurs autant que l’environnement de ces compromis ont changé. Fin des partis de masse, crise générale et durable du mouvement ouvrier, effondrement du bloc communiste... tout ceci est bien connu, et il faut évidemment y ajouter le déclin des taux de croissance. Ceux-ci ont en effet été exceptionnels pendant le boom de l’après-guerre, qui a aussi été un moment d’apogée pour les démocraties représentatives. Il est donc tentant de rapprocher la "grande fatigue du capitalisme" avec celle des régimes européens actuels. Cela dit, c’est un problème qui concerne tous les grands partis de gouvernement, pas seulement les sociaux-démocrates. Ceux-ci sont pris, comme d’autres, dans un dilemme que la science politique discute de plus en plus, entre les contraintes de l’exercice du pouvoir et la représentation démocratique dont les partis de gouvernement tirent leur légitimité. Les états d’âme actuels de nombreux députés PS s’expliquent par leur rôle d’interface entre l’exécutif et les citoyens : ils craignent qu’en accordant leurs voix au premier, celles des seconds continuent à s’évaporer.

Pour terminer sur le principe de redistribution que vous évoquez, ce n’était qu’un outil parmi d’autres du compromis social-démocrate, qui peut être utilisé dans d’autres contextes. De plus, sa pertinence est encore défendue par certains économistes pas forcément révolutionnaires, notamment par Thomas Piketty et ses collègues, qui ont montré les dangers d’une concentration excessive des patrimoines. Ce qui a changé, en revanche, c’est le niveau de conflictualité à assumer pour appliquer ce principe. Toute la question est alors celle du rapport de force qu’un gouvernement veut ou peut assumer. C’est donc une question de politique, de chocs entre puissances sociales, qui ne peut pas être tranchée in abstracto par la science économique.

Jean-Christophe Cambadélis s'est lui-même exprimé dans Le Monde sur les difficultés que le PS traverse pour se repenser (voir ici). L’essoufflement du logiciel social-démocrate ouvre-t-il un boulevard à la gauche radicale ?

Un boulevard, non, une fenêtre d’opportunité, plus certainement. Ce n’est peut-être pas un hasard si la structuration de la gauche radicale à l’échelle européenne a connu des sauts qualitatifs durant les quinze dernières années, alors même que s’est achevé le bref retour en grâce des sociaux-démocrates à la fin des années 1990. Hormis l’ascension de Syriza en Grèce, les constructions les plus marquantes ont été celles de Die Linke en Allemagne et du Front de gauche en France, toutes deux impulsées par des dissidents de la social-démocratie. Mais il faut bien reconnaître que, si l’on met de côté encore une fois le cas de la Grèce, les transferts de voix sociale-démocrates vers la gauche radicale ont été modestes là où ils se sont produits. Les coalitions ou les partis de gauche radicale ont leurs propres difficultés. Parmi celles-ci, on peut mentionner la cohérence et l’attractivité de la vision du monde qu’ils proposent, les multiples sensibilités dont ils doivent gérer la coexistence, ou l’affaiblissement historique de leurs relais dans la société.

Le malaise de la social-démocratie touche-t-il la gauche au-delà des frontières françaises ?

Bien sûr, le malaise du PS illustre celui d’une famille de partis, comme on peut s’en rendre compte à travers le panorama que nous avons dressé avec Jean-Michel De Waele et Mathieu Vieira, dans une note à la Fondation Jean Jaurès. Attention, il s’agit encore d’une grande famille, qui est présente dans quasiment tous les pays de l’Union Européenne (UE). Mais son érosion électorale et militante est évidente, tout comme sa recherche d’une alternative aux politiques et à l’imaginaire des droites est inaboutie. Il est fort probable que le groupe social-démocrate au Parlement européen regagnera quelques députés le 25 mai prochain, mais la reconquête ne sera que partielle par rapport à ce qu’il représentait dans les années 1990. De plus, il y a des signes forts inquiétants : au-delà de l’effondrement du Pasok en Grèce, il est frappant que les travaillistes néerlandais n’aient rassemblé qu’un dixième des voix aux dernières élections municipales, et soient annoncés sous la barre des 10% dans des sondages pour les élections européennes.  

En situation de crise, et soumise à des impératifs de rigueur budgétaire par ses engagements européens, la France a opté par la volonté de son président pour un Pacte de responsabilité qui doit se traduire par 50 milliards d'économies et 20 milliards de baisses de charges sur les entreprises. Faut-il y voir un reniement du modèle social-démocrate pourtant si cher à François Hollande ?

Tout comme Gaël Brustier appelle à se méfier du "verbalisme républicain", il ne faut pas être dupe du verbalisme social-démocrate. Je ne crois pas, en vérité, que le modèle social-démocrate soit particulièrement cher à François Hollande. Le compromis qu’il a souhaité entre le patronat et les syndicats de salariés n’a pas grand-chose à voir avec ceux qui se nouaient dans le cadre des Etats sociaux keynésiens d’il y a 40 ans. Dès les années 1980, il faisait partie de ceux qui pensaient que la gauche se devait de respecter les "grands équilibres" et de jouer le jeu de la compétition mondiale. Il est vrai, cependant, que des militants ou même des élus ont pu être déboussolés par l’écart entre la politique de l’offre telle qu’elle est actuellement calibrée et ce qui avait été annoncé pendant la campagne présidentielle. Mais s’ils ont été attentifs aux ambiguïtés que leur candidat avait su cultiver, il est difficile de croire qu’ils tombent complètement de leur chaise.

Peut-on considérer qu'une prise de conscience est actuellement en cours plus largement dans les rangs socialistes ? Sur quoi pourrait-elle aboutir : une refonte du concept de social-démocratie, un renoncement pur et simple au principe et la réinvention autour d'un nouveau logiciel de pensée mais sur quelles bases et à quelle échelle ? Quelles lignes du PS pourraient alors l'emporter ?

La prise de conscience se fera par l’épreuve des urnes voire de la rue, plus que par des raisonnements intellectuels. Les échecs électoraux passés (aux municipales) et probablement à venir (les européennes puis les départementales et les régionales) sont autant de secousses qui participeront à reconfigurer les équilibres internes au PS et à la gauche. Une refonte doctrinale semble tout de même encore improbable. D’une part, la fonction idéologique du parti est abandonnée depuis longtemps. D’autre part, les courants de pensée de gauche qui tentent de formuler des réponses à la hauteur de la crise de civilisation que l’on vit (néo-républicains, convivialistes, éco-socialistes) n’appartiennent pas aux milieux sociaux-démocrates. Il y aurait un travail d’acculturation très important à opérer. Même l’aile gauche socialiste reste sur une posture keynésienne peu innovante, bien qu’elle soit compréhensible en temps de crise. Dans le rapport de forces actuel, elle est en tout cas minoritaire dans le parti (dans un rapport d’un tiers/deux tiers) par rapport au bloc qui a soutenu Désir hier comme Cambadélis aujourd’hui.

Pour élargir au niveau européen, il est frappant de voir qu’aucun leader ou parti n’a pris le relais d’une Troisième Voie aujourd’hui démonétisée, mais qui avait représenté à l’époque une vraie proposition, fondée sur une certaine lecture du monde. Aujourd’hui, c’est plutôt le dés arroi et le flottement qui dominent, dans des formations sociale-démocrates qui n’ont plus que leur compétence de "gouvernants" à faire valoir, alors même que le contexte de crise la rend de plus en plus difficile à exercer.  Des tentatives ont bien lieu pour reformuler le projet social-démocrate, comme par exemple à travers le concept de "société décente". Mais elles restent isolées, encore faibles, et surtout elles ne parviennent pas à connecter ensemble le type de projet défendu, le bloc sociologique visé pour porter ce projet, et le cadre politique dans lequel ce projet peut être mis en œuvre. De ce dernier point de vue, la question de l’UE reste un grand problème stratégique, comme nous l’avons déjà expliqué dans ces colonnes. La social-démocratie poursuivrait sa mission historique si elle cherchait à assurer l’exercice de la souveraineté populaire sur tous les espaces pertinents pour que les citoyens reprennent en main leur vie. Or, ce cadre institutionnel majeur qu’est l’UE organise justement la dépolitisation de pans entiers de politiques économiques. Savoir s’il est possible de remédier à cet état des choses pose encore une fois la question du niveau de conflit acceptable par les sociaux-démocrates.

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