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Pourquoi nous perdons collectivement beaucoup, beaucoup plus que des emplois quand l’industrie dépérit
©REUTERS/Aly Song

Semaine de l’industrie

Chacun sait que l'industrie est bénéfique en termes de PIB et d'emploi. Mais ce qui est moins connu, c'est qu'elle agit également de manière positive sur l'innovation et la démographie.

Atlantico : Le professeur en économie politique Dani Rodrik juge que l'industrialisation permet de mettre en place certains aspects essentiels à une démocratie saine comme, notamment, une opposition droite-gauche (voir ici). Qu'en est-il ? De quelle façon la démocratie est-elle liée à l'industrie ?

Robin Rivaton : Je ne suis pas très à l'aise avec de tels raccourcis. D'une part, même si elle semble assez affaiblie, la démocratie n'est pas morte et reste un système politique qui fonctionne. Nous ne pouvons pas résumer l'affaiblissement d'un système aussi complexe par le passage de l'économie industrielle à l'économie de services.

La démocratie s'est construite dès le XIXème siècle, bien avant que le secteur industriel ne soit majoritaire dans la population. Elle a au contraire connu sa plus profonde remise en cause dans les années trente, au moment où le secteur secondaire prenait le pas sur le secteur primaire (agriculture et mines). Il s'agit d'une représentation idéalisée de la société industrielle qui serait une société parfaite, pleinement démocratique.

Néanmoins, l'affaiblissement du modèle démocratique et le passage à une économie de services - au passage rappelons que le basculement entre tertiaire et secondaire a eu lieu en 1971 - trouvent leur origine dans les mêmes causes. L'individuation de la société conduit à l'individuation des revendications politiques et sociales qui ne peuvent plus être satisfaites par une réponse homogène, qu'elle soit le fruit d'un service public uniforme ou d'un syndicalisme de masse.

Cette semaine était consacrée à promouvoir l'industrie. On lui attribue de nombreux bienfaits notamment en termes de croissance mais ils ne se limitent pas à la stricte sphère économique. Quelles en sont aujourd'hui les vertus méconnues ?

Michel Volle : Le mot "industrie" est associé à des connotations d'engrenages et de cheminées d'usine. Si l'on considère son étymologie (elle subsiste dans l'adjectif "industrieux") ce mot désigne l'ingéniosité dans l'action, en particulier dans l'action productive. Un pays peut-il se payer le luxe de  ne pas produire, de ne pas être "industrieux" ? S'il le fait; il devra dore adieu au bien-être matériel.

C'est là une évidence. Ce qui est moins évident, c'est ce qu'est l'industrie aujourd'hui. Les techniques fondamentales étaient auparavant celles de la mécanique, de la chimie et de l'énergie. Depuis 1975, ce sont la microélectronique, le logiciel et l'Internet. La mécanique et la chimie ne sont pas supprimées, certes : elles sont informatisées, tout comme l'agriculture a été mécanisée au XIXe siècle.
Industrialiser aujourd'hui, c'est informatiser, c'est automatiser. Il en résulte une transformation du rapport entre la société et la nature - et donc de la nature elle-même, qui est ce à quoi les intentions et les actions humaines sont confrontées. Les conséquences anthropologiques sont profondes : la psychologie des personnes, la sociologie des pouvoirs, les techniques de la pensée sont transformées.

Lorsque la nature change, cela fait naître des possibilités nouvelles et aussi des risques nouveaux : les folies que commet la Finance n'auraient pas été possibles si l'informatique ne lui avait pas offert sa puissance et son ubiquité.

Robin Rivaton : Depuis quatre à cinq ans, les décideurs politiques ont enfin réintégré la nécessité d'une industrie forte, au sens de la production de biens matériels, pour la croissance économique.

En corolaire, ces effets économiques puissants ont des répercussions dans la sphère sociale. Du fait de la montée en gamme des métiers dans l'industrie et de l'introduction des machines pour les tâches à faible valeur ajoutée, les salaires industriels sont plus élevés que dans le secteur des services les plus créateurs d'emplois, restauration, hôtellerie, services à la personne. L'emploi y est généralement plus stable du fait de cycles de production longs – aéronautique, défense, transports – qui permettent de planifier sur de longues périodes la production, même si la flexibilité croissante de l'appareil de production tend à amoindrir cet avantage. Les carrières y sont plus structurées et progressives car l'expérience se traduit par une productivité supérieure donc les salariés expérimentés sont plus recherchés à la différence du secteur des services où les salariés peuvent être considérés comme interchangeables. Ainsi, les industriels ont intérêt à mieux former leurs salariés.

Quels liens existent entre industrie et démographie et développement du territoire ? Selon quels mécanismes l'industrie et la démographie interagissent-elles ?

Robin Rivaton : La démographie étant le mécanisme social qui fait intervenir le plus de variable, il est très difficile voire impossible d'identifier le rôle particulier de l'industrie. Il n'est pas évident de distinguer ce qui concerne le niveau de revenus de la profession, et même une fois cela fait, la catégorie socio-professionnelle ouvriers ne concerne pas que l'industrie.

Pour illustrer la prédominance d’autres critères que ceux du secteur d’activité, l’espérance de vie des femmes des ouvrières en moyenne un an et demi supérieure à celle des cadres de sexe masculin.

Michel Volle : Avec l'Internet, la ressource informatique est devenue ubiquitaire : elle ignore la distance géographique. Son rapport avec le territoire est donc une dialectique des contraires, et il est bien plus profond que le seul équipement en fibre optiques. le téléphone, devenu un ordinateur mobile équipé d'un GPS, devient l'outil de la gestion des déplacements et des flottes de véhicules. La documentation des monuments et des lieux leur associe une "réalité augmentée". 

Le rapport avec la démographie passe par l'emploi. Celui-ci a changé de nature avec l'automatisation des tâches répétitives : la main d’œuvre, qui était l'auxiliaire de la mécanique, est remplacée par un cerveau d’œuvre assisté par l'informatique. Il se consacre essentiellement à la conception des nouveaux produits d'une part, et d'autre part aux services qui leur permettent de dégager des "effets utiles" entre les mains des clients.

Les tâches de conception sont réalisées dans des "bassins de compétences", métropoles dotées de ressources universitaires et de centres de recherche. Les services sont assurés au plus près des clients, et donc disséminés sur tout le territoire.

A quelle hauteur l'innovation est-elle aujourd'hui assurée par l'industrie ? Comment ces innovations rayonnent-elles dans d'autres secteurs d'activité ?

Robin Rivaton : L'industrie représente les deux tiers des dépenses totales de recherche et développement du pays. Le recul des activités industrielles à cause des délocalisations affaiblit la capacité d’innovation de l'économie tout entière.

Beaucoup de personnes pensent que l'innovation découle uniquement de la recherche et développement. Mais l'innovation est beaucoup plus large et inclut des éléments aussi disparates que la recherche et développement, la construction, la fabrication, l’emballage, la logistique, la distribution, le marketing. L’industrie est présente dans tous ces aspects avec un travail d’amélioration continue sur le volet de production, tel que le lean management mis en en place dans les usines. Ces efforts expliquent pourquoi les gains de productivité sont principalement localisés dans l’industrie.

Michel Volle : L'économie informatisée (que nous nommons "iconomie") est fortement innovante, car chaque entreprise a pour stratégie de se tailler une position de monopole temporaire sur un segment des besoins. Le régulateur doit faire en sorte que ce monopole dure assez longtemps pour rentabiliser l'innovation, mais pas trop car sinon l'entreprise s'endormirait sur ses lauriers. Si la régulation est bien réglée, l'innovation tourne à plein régime.

Elle concerne la production des biens (l'impression 3D supplante les machines à commande numérique cinq axes), celles des services, les nouveaux matériaux, la biologie (on parle de "bioinformatique", car toutes les manipulations sont automatisées).

Est-il possible d'avoir une vision exhaustive de ce que l'économie dans son ensemble mais aussi la société perdraient à un affaiblissement, voire une disparition, de l'industrie ? Que nous apprennent d'ailleurs les expériences étrangères à cet égard ?

Robin Rivaton : Il n'y a pas d'expérience étrangère à pointer du doigt puisque la France se trouve être une exception mondiale en terme de faiblesse de l'industrie dans la production nationale. A moins de 11% de valeur ajoutée industrielle dans le PIB en 2013, nous sommes parmi les trois plus mauvais élèves de l'OCDE, exception faite des micro-Etats qui sont logiquement spécialisés dans les services.

La disparition totale de l’industrie est impossible car il y aurait toujours un volant de production qui ne peut être importé. Je pense par exemple aux produits agroalimentaires qu’il est difficile ou cher de transporter sur de longues distances, comme les produits frais transformés ou les matériaux de construction.

L’histoire a montré les conséquences directes de pays perdant leur industrie – l’Inde au début du XIXème siècle par exemple avec le remplacement de sa production de textiles par des importations anglaises. Le pays est obligé d’acheter à l’étranger tous ses besoins en produits manufacturés, ce qui conduit à une balance commerciale très déficitaire que les services ne peuvent compenser. Cela est d’autant plus vrai que les biens manufacturés se confondent de plus en plus avec des services à forte valeur ajoutée. Ce n’est plus un ascenseur qui est vendu mais la maintenance, la certification, l’entretien associés.

Michel Volle : Si l'industrie disparaît, le pays lui-même cesse d'exister et perd le droit à la parole dans le concert des nations. C'est ce qui est arrivé à la Chine au XIXe siècle : alors qu'elle était auparavant le pays le plus riche du monde (un tiers du PIB mondial), elle a refusé de s'industrialiser et elle a disparu pendant un siècle de l'économie mondiale.

Ne pas s'industrialiser, c'est prendre la voie du sous-développement - et ceux qui prônent la "décroissance" ne mesurent sans doute pas le sacrifice humain que cela implique. Certaines entreprises ont délocalisé la production dans des pays à bas salaire pour continuer à employer de la main d’œuvre, et s'épargner les efforts d'organisation et les investissements qu'exige l'informatisation et l'emploi du cerveau d’œuvre. C'est là une solution paresseuse, et qui a fait prendre du retard à notre économie.
Les pays raisonnablement informatisés montrent la voie de l'industrie moderne : Danemark, Finlande, Singapour, la Corée du Sud, etc. Ils ne sont pas plus grands que la France : dire que notre pays est trop petit pour avoir une stratégie industrielle est donc un non-sens. 
En conclusion quelques remarques. Les "industrialistes" (Gallois, Beffa etc.) en restent presque tous à l'image ancienne de l'industrie : engrenages et cheminées d'usines, emploi de la main d’œuvre, etc. Ils ne voient pas assez clairement que l'industrie a changé, qu'elle s'est automatisée et informatisée, que l'informatique est devenue la technique sur laquelle toutes les autres (mécanique, chimie, biologie, matériaux, BTP, transport et services) s'appuient.
Le mot "numérique", que l'on utilise si volontiers aujourd'hui, masque lui aussi cette réalité car l'informatisation ne consiste pas seulement à "numériser" des documents. En jugeant "ringards" les mots exacts, qui sont "informatique" et "informatisation", on s'interdit de penser et d'organiser les conditions pratiques de la réussite industrielle, la formation des compétences, l'organisation des relations dans l'entreprise.

L'entreprise, lieu du rapport entre la société et la nature, est le théâtre de l'informatisation - les grands systèmes de la nation (santé, éducation, justice) sont de ce point de vue-là des entreprises. C'est donc sur cette institution que la stratégie économique doit se focaliser, en la considérant dans ses processus et son organisation, c'est-à-dire dans sa microéconomie. Une politique qui manipule uniquement les commandes de la macroéconomie - les taux de taxe, les subventions etc. - sera fatalement inopérante.

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