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Le pacte commercial transatlantique, dernier avatar d’un économicisme myope
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Bonnes feuilles

Épuisés par la rigueur économique, de plus en plus défiants vis-à-vis de la construction européenne, les États ne comptent plus sur leurs dirigeants pour tâcher d’en infléchir le cours. Dès lors, ils pourraient bien être tentés d’y mettre un terme brutal, en recourant à des partis politiques pour lesquels "la Paix" est très loin d’être inscrite au frontispice de leur édifice programmatique. Extrait de "Europe, les États désunis", de Coralie Delaume, aux éditions Michalon (1/2).

Coralie Delaume

Coralie Delaume

Coralie Delaume est une blogueuse, journaliste et essayiste française. Elle est diplômée de l’Institut d'études politiques de Grenoble, elle devient ensuite journaliste et chroniqueuse pour plusieurs médias. Spécialiste de la gouvernance économique européenne, elle crée le blog L'arène nue en février 2011.

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C’est pourtant au nom de sa capacité supposée à faire triompher « l’intérêt général de l’Europe » que la Commission s’est vu confier par les États, au printemps dernier, un mandat pour négocier avec les États-Unis un traité de libre-échange. Celui-ci, qui devrait s’inspirer de celui discrètement signé fin 2013 avec le Canada, est supposé prendre effet dans deux ans à peine.

C’est une occasion supplémentaire de mettre à jour le double tropisme de l’Union, particulièrement de son personnel bruxellois : tropisme atlantiste d’un point de vue géopolitique, foi dans les vertus du néolibéralisme d’un point de vue économique. Deux grandes constantes dans l’histoire de l’Europe. Nous l’avons vu, l’une est héritée des conceptions d’après-guerre et de l’empreinte laissée par Jean Monnet. L’autre est une idéologie têtue qui, sans craindre les paradoxes, n’a de cesse de vouloir produire autoritairement des libertés, économiques surtout. Cette idéologie imprègne tous les textes, depuis le traité de Rome qui fonde le Marché commun jusqu’au traité de Maastricht, en passant par l’Acte unique de 1986. Tous multiplient les libertés, dans le genre de celles dont bénéficie « le renard libre dans un poulailler libre » : liberté de circulation des personnes mais surtout des marchandises, des services, liberté d’installation des entreprises, et, cerise sur le gâteau, libre circulation des capitaux.

La lumière crue que le projet de marché transatlantique ne pouvait manquer de jeter sur la véritable nature de l’Europe, n’a pas échappé aux promoteurs de l’idée européenne. Dès le mois de mai 2013, le journaliste Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles, défenseur inlassable de l’Union mais peu enclin à l’atlantisme, se désolait en ces termes sur son blog : « Si José Manuel Durao Barroso voulait fournir aux eurosceptiques un argument de campagne clef en main il ne s’y prendrait pas autrement. À un an des élections européennes de mai 2014, le président de la Commission n’a rien trouvé de mieux que de se lancer dans la négociation d’un vaste accord de libre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne . » Quant à l’ancien ministre (UMP !) Xavier Bertrand, il n’hésitait pas à qualifier le projet de marché de « piège pour l’Europe et pour la France  ».

Un piège, c’est certain. C’est sans doute pourquoi le projet d’une zone de libre-échange euro-américaine n’a, pour l’heure, jamais abouti. Il s’agit pourtant d’un serpent de mer, faisant l’objet de discussions aussi régulières que discrètes depuis des années. Il apparaît sporadiquement, sous diverses appellations – PET (Partenariat économique transatlantique), AMI (Accord multilatéral sur l’investissement), NPT (Nouveau Partenariat Transatlantique) – avant de disparaître à nouveau des écrans radars. Au début de l’année 2013, il refait surface.

C’est alors Barack Obama qui relance l’idée dans son discours sur l’état de l’Union de février 2013 : « Nous allons relancer les discussions sur un accord transatlantique global sur le commerce et l’investissement avec l’Union européenne parce qu’un commerce libre et équitable de part et d’autre de l’Atlantique soutiendra des millions d’emplois américains bien payés. » Immédiatement, les atlantistes de Bruxelles font retentir leur joie. Le président de la Commission affirme, comblé d’aise : « Le futur accord sera un véritable moteur pour nos économies. Il apportera 0,5 % de richesse en plus pour les Européens. » Comment l’a-t-il calculé ? Le retour sur investissement sera-t-il identique pour tous les pays du continent ou y aura-t-il, comme souvent, des gagnants et des perdants ? À cette heure, on ne sait toujours pas.

On ne sait pas non plus comment on va surmonter l’inconvénient majeur. Car il y en a un : le libre-échange n’est pas un jeu gagnant-gagnant. Le seul bénéficiaire est celui qui négocie en position de force, ce qui est le cas, en l’occurrence, de Barack Obama. Celui-ci n’est pas sans connaître les divisions qui opposent les Européens sur les questions commerciales. L’affaire des « panneaux solaires chinois » a dû finir de l’en convaincre : au printemps 2013, la Commission européenne entreprenait de taxer ces produits, soupçonnés de faire l’objet de dumping de la part de Pékin. La France y était très favorable, l’Allemagne vivement opposée. La querelle fut rude et la Commission, une fois n’est pas coutume, se rangea d’abord du côté français avant de conclure finalement un accord avec la Chine. En tout état de cause l’opposition franco-allemande, sur un sujet qui peut pourtant sembler anecdotique, révèle des divergences profondes entre les deux pays sur les questions marchandes.

Voilà une aubaine pour les Américains : négocier avec une Europe désunie, dont certains pays membres sont par ailleurs acquis à leur cause. C’est le cas de la Grande-Bretagne, bien sûr, qui a le goût du libre-échange et qui voit dans l’idée d’un marché transatlantique déréglementé une opportunité de développer les activités de sa City et de son transport maritime. C’est aussi le cas de l’Allemagne, dont la stratégie commerciale, nous le verrons, consiste à s’éloigner de plus en plus d’une Europe en crise et à tisser ailleurs les liens privilégiés dont son modèle mercantiliste a besoin pour continuer à se développer. Mais ce n’est pas le cas de la France, dont on imagine assez bien ce qu’elle aurait à y perdre, notamment dans les domaines de l’agriculture ou de l’industrie de défense. En revanche, le débat public – parce qu’il n’a pas eu lieu – n’a pas permis de déterminer ce qu’elle aurait à y gagner. Sera-t-elle simplement le dindon de la farce ?

Ce n’est pas impossible, d’autant que la petite victoire remportée avant le lancement des négociations par le président François Hollande sur la question de « l’exception culturelle » risque fort d’être un fusil à un coup. La France a en effet obtenu que les produits culturels soient d’emblée exclus du mandat de négociation de la Commission avec les États-Unis. Elle y avait mis un point d’honneur car il est dans sa tradition de refuser de considérer les œuvres de l’esprit comme des marchandises ordinaires, ce qui est heureux. Pourtant, le très libéral commissaire européen au commerce Karel De Gucht s’est empressé de moquer la démarche et de raconter partout combien la France était isolée, ne se gênant pas pour délivrer cet avertissement : le respect de l’exception culturelle promis à Paris n’est acquis que temporairement. Si l’on a très explicitement maintenu « les biens et services audiovisuels » à l’écart des tractations, si cette exclusion est le fruit d’un compromis passé entre États partenaires et souverains, le commissaire « indépendant », lui, ne se sent pas engagé. Au nom, sans doute, de cet intérêt général européen nébuleux dont la Commission, nous dit-on, se trouve garante, De Gucht entend se réserver le droit de mettre à nouveau l’exception culturelle dans la balance… si Washington l’exige.

Extrait de "Europe, les États désunis", de Coralie Delaume, aux éditions Michalon, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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