Les juges et la stratégie Al Capone contre les politiques : la fin justifie-t-elle toujours l'acharnement des moyens dans un Etat de droit ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Photo d'illustration / Al Capone.
Photo d'illustration / Al Capone.
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Justice zélée

L'acharnement judiciaire, ou la multiplication des poursuites pénales pour faire "tomber" un justiciable, même coupable, sont-ils compatibles avec les principes démocratiques ?

Philippe Chanial

Philippe Chanial

Philippe Chanial est sociologue et enseignant à l'université de Caen. Rédacteur en chef de la revue du MAUSS, il est l'auteur de "La sociologie comme philosphie politique. Et reciproquement ...", La Decouverte, 2012

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Atlantico :  L'acharnement judiciaire, ou la multiplication des poursuites pénales pour faire "tomber" un justiciable, même coupable, sont-ils compatibles avec les principes démocratiques ?

Philippe Chanial : L’expression « acharnement judiciaire » est à manier avec des pincettes. Elle pourrait faire penser à l’acharnement thérapeutique, comme s’il s’agissait d’infliger des souffrances sans raison à des victimes sans pouvoir. Il me semble en effet que dans sa mission, qui consiste tout de même à rechercher la vérité sur des faits pour ensuite leur appliquer la loi, la justice doit être « acharnée », c'est-à-dire résolue, infatigable et inflexible. Et non complaisante, surtout à l’égard des puissants. En démocratie, la justice est au service de l’égalité des citoyens – la loi doit être la même pour tous -  et au non de la défense de privilèges. Ce n’est donc pas l’ « acharnement » en tant que tel qui pourrait être problématique, c’est d’abord l’attitude inverse. Dans les trop nombreux pays où la justice est corrompue ou aux ordres, elle ne montre guère d’acharnement à rechercher la vérité et à punir les coupables …

Une bonne justice, est-ce une justice où une fin "louable" (comme punir les délinquants et les criminels) permet de justifier tous les moyens ? Quel est le bon équilibre, la bonne place de la justice dans une démocratie ?

A l’évidence, en démocratie, la fin ne justifie pas tous les moyens. C’est le principe même de l’Etat de droit et toute l’importance de la protection des droits individuels et des limites qu’elle doit imposer d’abord aux pouvoirs publics. Et c’est la justice qui est la gardienne de ces droits, la protectrice de ses limites. C’est elle qui assure ce contrôle. D’où la question récurrente : qui contrôle les contrôleurs ? Ou, comment s’assurer que la justice soit juste ?  Il y a là un évident paradoxe ou une sorte de cercle vicieux. En démocratie, il est inévitable et doit être assumé. Il n’y a pas – ou plus – de Jugement Dernier ou de Juge Suprême… Et tant mieux. Mais nous ne sommes pas pour autant désarmés. Le droit s’impose aussi à ceux qui administrent le droit. Les procédures judiciaires, par exemple, ont leurs règles et leurs sanctions. Les magistrats ne sont pas au-dessus des lois. Par ailleurs, si la justice doit constituer un « pouvoir » autonome et « séparé », ce n’est pas le pouvoir judiciaire qui définit le droit, mais le souverain. Nous, le peuple, et nos représentants. Enfin, la justice aussi, ça se réforme, comme la santé ou l’éducation. Le principe de la séparation des pouvoirs ne rend pas l’ordre judiciaire intouchable pour autant.

La justice, dans sa mission du "bien", peut-elle se permettre d'insister sur un fait mineur pour condamner un suspect inatteignable sur un fait plus important ? Cette stratégie est-elle compatible avec l'idée de justice ?

Il faudrait ici avoir une bien meilleure connaissance des techniques d’enquête judiciaire que la mienne. Le danger est celui d’une justice justicière, qui s’exercerait au mépris du droit pour mieux, en reprenant votre expression, « faire tomber les coupables ». Comme on ferait tomber des têtes… Pour autant, on aurait tort de se satisfaire d’une conception irénique ou naïve du travail judiciaire. La vérité ou la culpabilité ne tombent jamais toutes cuites, il faut aller les chercher et pour cela surmonter bien des obstacles et parfois suivre des chemins de traverse. Pour autant, les enquêtes judiciaires ne font pas le jugement final et, que je sache, les procédures sont, par principe, contradictoires. Les avocats de la défense sont aussi les gardiens de la justice. Et c’est de la confrontation, de la dispute des arguments et des preuves qu’une vérité, toute humaine, donc imparfaite, peut émerger. La justice est discutée, délibérée en démocratie. Personne n’y a le monopole du juste, du légitime ou du bien.

Quels sont les éléments précis, les lignes de fracture, qui permettent de faire clairement la différence entre une bonne justice, et une dérive totalitaire de ce pouvoir ?

Ce terme de « dérive totalitaire » me pose un sérieux problème. Nous savons ce qu’ont été les régimes totalitaires d’hier. Dans ceux-ci, partis uniques, pouvoirs militaires etc. prétendaient détenir ce monopole du juste, du légitime, du bien, du vrai etc. Les procès y étaient autant de mascarades. N’oublions pas les camps et les exécutions sommaires ou les pratiques de torture. Car alors nous n’aurions rien appris de l’histoire. La justice, en ce sens, ne peut basculer dans une telle « dérive totalitaire » que lorsqu’elle est soumise au pouvoir. Et à un pouvoir lui-même totalitaire. Nous en sommes loin, bien heureusement… La pratique des écoutes téléphoniques, par exemple, n’est pas anodines. Pour autant, ce n’est pas la même chose lorsqu’elle est mise en œuvre par la justice, conformément à un certain cadre légal et à des fins d’enquête, ou par le pouvoir politique, contre le droit et à des fins … politiques.

Y a-t-il des cas où il peut sembler légitime de faire du "zèle" dans l'acharnement judiciaire pour certaines situations exceptionnelles (comme mettre fin aux agissements d'un dictateur par exemple) ?

Pour prolonger ce que je viens d’évoquer, il me semble en effet que la légitimité de la justice, en démocratie, se joue dans sa capacité à faire valoir le droit pour tous (et par tous, d’ailleurs, avec l’institution du jury populaire). D’où ces tensions incessantes entre la justice et les pouvoirs – politique et économique d’ailleurs –, entre la justice et les puissants. Il faut alors manifester une certaine ténacité, une certaine détermination, termes que je préfère à celui de « zèle ». Pour, une nouvelle fois, ne pas mélanger coupables et victimes, pensons ici à la tenacité de certains magistrats pour retrouver et juger certains tortionnaires des dictatures sud-américaines. Ou aux aventures judiciaires de Berlusconi en Italie qui illustrent combien la lutte est âpre et de tous les instants pour lutter contre la corruption.

Est-ce à la justice de s'auto-réguler pour sauvegarder un fonctionnement démocratique, ou est-ce plutôt le devoir des citoyens d'être vigilants face aux dérives de l'institution ?

Les mécanismes d’auto-régulation sont évidemment essentiels. Et ils sont nombreux, ne l’oublions pas (collégialité, procédure contradictoire, appel des décisions, déontologie et instances disciplinaires). Pour autant, cette régulation interne peut aussi être renforcée de l’extérieur, par la loi. Cela est tout aussi légitime, voire nécessaire. Par ailleurs, la vigilance citoyenne, ici comme ailleurs, est indispensable. La justice est bien rendue « au nom du Peuple ». Par contre, une méfiance systématique, attisée à des fins politiques, viendrait saper les bases de nos démocraties. Saper toute confiance dans ses institutions et favoriser le pouvoir du plus fort – ou de ceux, et ce sont souvent les mêmes, qui parlent le plus fort. Ce serait alors une terrible régression démocratique, dans ce pays où l’indépendance de la justice reste, encore, problématique.

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