Christiane Taubira, la passionaria républicaine qui rêvait du ministère de la Parole<!-- --> | Atlantico.fr
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La ministre de la Justice Christiane Taubira.
La ministre de la Justice Christiane Taubira.
©Reuters

Paroles, paroles

Dans son ouvrage récemment paru, "Paroles de Liberté", Christiane Taubira confie au lecteur son parcours, ses aspirations et sa vision de la République. Atlantico vous livre l'analyse critique (et constructive) du blogueur Ali Devine.

Ali Devine

Ali Devine

Ali Devine est professeur d'Histoire dans un lycée de banlieue parisienne. Il anime un blog éponyme, incandescent et iconoclaste.

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Je pense que Christiane Taubira (et comment lui en voudrait-on) se plaît dans le statut qui lui a été conféré par la gauche politique, médiatique et intellectuelle depuis la triste affaire de la « banane ». Ils ne sont pas si nombreux, les personnages publics qui peuvent, en France, hors de toute campagne électorale, susciter des meetings en leur faveur et faire acclamer par une assemblée choisie un discours nébuleux mais manifestement rédigé et prononcé sous l’influence d’une dose massive d’euphorisants. Après les batailles héroïques livrées aux méchants homophobes, et avant de retourner peut-être à l’ordinaire bien terne du Ministère de la justice (réformer le pénal, placardiser un magistrat, etc), la publication d’un livre en forme de profession de foi est une bonne méthode pour continuer d’occuper le terrain et recueillir encore quelques louanges. Méthode agréable, qui plus est, car Mme Taubira est une incontestable lettrée, dont la culture affleure à chaque phrase, et qui produit sans effort apparent des phrases telles que :

« cette parole de l’Etat vient, tel un couteau à lames multiples et rotatives, fouiller, ulcérer, meurtrir la plaie creusée par ce largage qui démolit l’espoir en petites écorchures et l’endolorit par mille mortifications quotidiennes. »

On est flamboyant ou on ne l’est pas.

Ecrit dans une certaine urgence, le livre de Mme Liberté, Paroles de Taubira, à moins que ce ne soit l’inverse, se compose de deux parties. Dans la première, l’actuelle garde des Sceaux jette un coup d’œil rétrospectif sur son itinéraire et, en particulier, sur l’influence que le racisme (subi ou observé) a exercé sur son parcours personnel. C’est de ce long chapitre que je rendrai compte à présent. Dans la seconde partie, Mme Taubira expose de façon plus générale sa vision de la République française et de la marche du monde. J’en parlerai une autre fois, à condition qu’Atlantico s’engage à prendre en charge mon suivi psychologique ultérieur.

Dès son enfance et sa jeunesse, Christiane Taubira a eu à souffrir du racisme. Elle consacre plusieurs pages à décrire les vexations, les discriminations et les insultes qu’elle a subies à l’époque où elle faisait ses études, à Paris pour l’essentiel, pendant les années 70. « Cible de regards appuyés » comme tous les étudiants colorés, témoin de « ratonnades organisées par les étudiants d’extrême-droite qui poursuivaient les étudiants africains jusque derrière les tables de la bibliothèque du sixième étage », traitée de « sale négresse » dans le métro, barrée des meilleurs emplois et obligée de se loger n’importe où par les préjugés des bailleurs, elle ne décrit pourtant pas cette période de sa vie comme malheureuse. Son immersion dans une culture cosmopolite et son engagement enthousiaste dans le mouvement tiers-mondiste illuminait alors son esprit. Les livres et l’idéal comme moyen de survivre à la bêtise et à l’injustice : belle histoire.

Belle histoire, où, curieusement, le rôle des institutions n’est pratiquement pas évoqué, sinon à travers les remarques consternantes et les actes arbitraires de certains professeurs. Pourtant je ne peux m’empêcher de trouver admirable qu’une jeune femme noire issue d’une famille pauvre et nombreuse d’un lointain outre-mer, venue chercher en métropole un savoir qui lui sera dispensé en toute gratuité, retire de cette aventure un diplôme de troisième cycle en sciences économiques, un autre en sociologie et ethnologie, et un troisième en agroalimentaire ; titres qui lui permettront de devenir professeur à l’âge de 26 ans et d’entreprendre dans sa Guyane natale une carrière brillante à tous les points de vue. Cela suggère que le système n’est pas si mauvais, qu’il sait reconnaître le mérite sous n’importe quelle couleur de peau. Et en tout cas qu’il vaut bien mieux que les comportements imbéciles des quelques racistes croisés en chemin.

Autre grande étape dans le parcours humain et intellectuel de Christiane Taubira : sa candidature à l’élection présidentielle. « Je fus ramenée à ma peau en 2002 », déplore-t-elle. « Le club médiatique » lui aurait alors assigné un rôle diminutif et humiliant : celui de « candidate des minorités ; candidate de l’Outre-mer ; candidate des Sans-voix. Femme noire. » Ce reproche est singulier. On se souvient en effet dans quelles circonstances Mme Taubira a été amenée à concourir à cette élection. Députée ultramarine peu connue du grand public (toute son activité à l’Assemblée ayant porté sur la défense des intérêts guyanais et les questions mémorielles), elle avait été choisie par une partie des radicaux de gauche avec l’arrière-pensée évidente de réussir un joli coup politique ; Bernard Tapie, ami de Mme Taubira et empêché de concourir par ses propres ennuis judiciaires, ayant résumé l’affaire avec la brutale franchise dont il est coutumier : « C’est fabuleux, tu es une femme et tu es black ! »

Par la suite on ne peut pas dire que la femme black ait fait grand-chose pour décoller cette étiquette. La partie la plus étoffée et la plus argumentée de son programme était consacrée à la façon dont la France doit assumer et promouvoir sa diversité. Sa profession de foi commençait par les mots suivants : « Ceux qui veulent nous faire peur n’y peuvent rien. La France se déploie dans le monde et le monde est dans la France. Par son histoire coloniale, mais aussi méditerranéenne et européenne, elle vibre de toutes les identités venues s’enlacer sur son sol. (…) Bouquet de couleurs, de cultures, de croyances, la France est comme d’autres nations, un pays mêlé. Les cultures sont d’égale dignité. Les identités particulières ne menacent nullement le sentiment de commune appartenance. Elles l’irriguent. »Et caetera, et caetera. Dans son principal clip de campagne, Mme Taubira reprenait textuellement plusieurs passages de cet éloge béat de la diversité rédemptrice. Elle y insérait également le témoignage d’une jeune femme apparemment issue de la diversité maghrébine, qui se plaignait qu’il y avait des listes d’attente partout et que ça commençait à bien faire. Lors d’une interview sur France 2, à un mois du premier tour, on lui a demandé quel aspect de son programme elle aimerait léguer aux futurs finalistes de la compétition électorale ; elle répondit : « il est important qu’on comprenne bien que la France est plurielle, qu’elle est diverse dans sa composition sociale, qu’il y a une très grande diversité culturelle, d’identités, de croyances et de territoires, et qu’il faut en tirer les conséquences. » Bref, Mme Taubira n’était peut-être pas la candidate des minorités, de l’Outre-mer et des Sans-voix, mais elle admettait sans difficulté qu’elle entendait représenter les « identités particulières » et la jeunesse multiculturelle. Nuance !

Le malentendu est illustré par un entretien réalisé une semaine avant le premier tour par les journalistes politiques de France 2. Les trois ou quatre premières questions portent effectivement sur la dimension identitaire de la candidature Taubira, à tel point que l’intéressée finit par laisser pointer un certain agacement. Mais les questions posées montrent bien qu’il était difficile de ne pas commencer par là. Olivier Mazerolle : « Votre caractéristique principale, c’est d’être la seule candidate en provenance des DOM-TOM. Vous êtes guyanaise. Est-ce la raison pour laquelle vous avez qualifié votre candidature d’évènement porteur d’une dimension historique incontestable ? » Gérard Leclerc : « Vous vous présentez comme la candidate des déçus de la politique, des exilés de la citoyenneté et des marginaux de la République. Qu’est-ce que ça signifie ? » Finalement, le message implicite de la candidature Taubira semble avoir été fort bien perçu par l’électorat : ses moins mauvais scores, elle les a réalisés outre-mer et en banlieue parisienne.

Puis vinrent les émeutes de 2005. Mme Taubira fut choquée qu’on les explique uniquement par des facteurs ethniques, religieux ou culturels. Et sur ce point, au risque de surprendre le lecteur, je dois reconnaître que je suis d’accord avec elle. Quoi qu’aient pu montrer la restitution chronologique des évènements (ce n’est pas la mort de deux jeunes à Clichy-sous-Bois, mais des incidents dans la mosquée de cette même commune qui ont provoqué la généralisation des affrontements avec la police) ou les enquêtes sociologiques sur le profil des émeutiers (Hugues Lagrange par exemple a montré qu’ils sont en grande majorité issus d’une immigration récente et très mal intégrée), on ne peut rendre compte de cet épisode de notre histoire par des analyses à l’emporte-pièce.

Le problème est que Mme Taubira donne de ces évènements une explication tout aussi simpliste. Pour elle, les émeutiers de 2005 voulaient tout simplement… « exiger des droits de citoyens ». Car comme les révoltés du passé dont ils sont les incontestables héritiers, nos lanceurs de cocktails Molotov ont « décid[é] une nuit sans lune de frapper à la porte de la République en faisant grand bruit dans l’espoir d’être entendus. » Ils protestaient en fait contre « une discrimination d’Etat, assortie d’auto-absolution sur les défaillances et incuries des politiques publiques qui ont détruit la mixité sociale et la diversité culturelle, déserté ces territoires en en supprimant les services d’éducation, de santé, d’accompagnement social (…) » A se demander vraiment avec quels fonds avaient été construits les écoles, gymnases, médiathèques nombreuses que les émeutiers de 2005 firent flamber à travers toute la France.

A cette date, les dépenses sociales atteignaient déjà 30 % du PIB national, ce qui plaçait la France en tête des pays de l’OCDE. On est aujourd’hui plus proche de 35 %.

Au moment des émeutes, j’enseignais dans un rude collège de Seine-Saint-Denis. Dans les salles de classe, on parlait évidemment beaucoup des évènements, et nombre d’élèves, comme de juste, sympathisaient avec les émeutiers. J’essayais de les convaincre qu’ils n’avaient rien à voir avec ces pyromanes, mais ils n’en démordaient pas, et répétaient en boucle le même argument : « Franchement msieu, c’est clair que l’Etat fait rien pour nous ! Après y’en a, y zont la haine, ben c’est normal. » Je leur répondais que c’était à mon avis totalement faux. La mère de l’émeutier a en effet profité d’une prise en charge de sa grossesse alors que le futur voyou n’était encore qu’un fœtus de quelques centimètres ; elle a comme les autres bénéficié d’échographies, de soins et de conseils gratuits jusqu’à la salle de travail. Son enfant une fois né a pu fréquenter les centres de PMI et les crèches où des critères sociaux décident bien souvent de l’attribution des places ; l’Etat l’a vacciné contre la rougeole, a guéri ses otites, l’a accueilli huit heures par jour dans un lieu agréable et protégé. Puis il lui a fait une place dans ses écoles, où son séjour coûte à la collectivité 10.000 euros par an environ. C’est encore la puissance publique qui finance la bibliothèque où l’émeutier empruntera peut-être, un jour, un des livres qu’il n’aura pas réussi à brûler, le stade où il passe ses samedis, l’association qui occupe ses dimanches. Bref l’Etat n’est pas si mauvais bougre, et c’est bien de l’ingratitude que de l’accuser de ne rien faire pour les pauvres gens ; en fait peu de parents sont aussi prévoyants, aussi bienveillants pour leur progéniture.

Pour en revenir à Christiane Taubira, le plus cocasse dans son argumentaire est qu’elle tombe lourdement dans les clichés qu’elle reproche à ses adversaires, les méchants racistes trafiquants de stéréotypes. Que penser en effet d’une phrase telle que : « (…) la population, luttant contre la déshérence, s’arc-boutant jour après jour pour éviter les balles perdues, l’endoctrinement et l’enrôlement des fils, l’intimidation et l’asservissement des filles, la population éperdue et opiniâtre se démenait dans un mutisme fulminant pour retenir les ruines et éviter de s’effondrer à son tour » ? Ne représente-t-elle pas la vie dans nos belles banlieues multiculturelles sous un jour particulièrement sinistre ? Les sous-entendus qu’elle contient au sujet du machisme et de l’intégrisme religieux supposés de leurs habitants n’ont-ils pas des relents nauséabonds ? Je laisse le lecteur juger et, le cas échéant, s’indigner comme il convient.

Après les émeutes de 2005, Mme Taubira évoque encore les discours de Dakar et de Grenoble, et les affronts qu’elle eut à subir après 2012 malgré le prestige théoriquement protecteur de sa fonction. Mais c’est l’épilogue de l’ouvrage qui retient surtout l’attention. La Ministre de la Justice expédie en effet un éloge obligé de l’action gouvernementale en onze lignes de pur plastique, d’où suinte le plus parfait ennui. Ses propres fonctions ne paraissent pas la passionner davantage, puisqu’elle ne les évoque à demi-mots qu’à travers l’affaire Dieudonné, « sinistre sbire » à qui « il faudra continuer à (…) infliger sanctions judiciaires et pécuniaires » (oui, c’est vrai que ce pourrait être une bonne idée de faire appliquer les décisions de justice ; heureusement que Manuel Valls est là pour s’en charger, hein ?) Mme Taubira ne retrouve sa lyre que pour chanter les quartiers populaires où elle a cessé de vivre depuis quarante ans : « dans ces lieux, là où la misère n’a pas supplanté la pauvreté, la créativité est vive et polymorphe, elle s’épanouit dans les arts de rue et les beaux-arts, foisonne dans les spectacles vivants et l’écriture, résonne dans la musique et la danse, elle bourgeonne et fructifie dans l’économie sociale et solidaire », etc. Et le livre se conclut sur un appel à l’énergie républicaine qui relève à mon avis de la mystique plus que de la politique.

Finalement, à travers ce texte, Mme Taubira revendique un double statut. Elle est l’une des grandes figures d’une majorité gouvernementale qui, pour quelques temps encore, détient pratiquement tous les leviers de commande politique en France, et n’en fait pour l’instant pas grand chose. Mais elle veut rester ce qu’elle était au temps de sa candidature présidentielle, une pasionaria républicaine libre de tenir un discours porté sur le symbole plus que sur le concret, et de défendre les humiliés contre un système périmé et affreux. Au Ministère de la Justice elle garde la nostalgie du Ministère de la Parole.  

Cet article a également été publié sur le blog Ali Devine

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