Poutine a plus besoin d'une Crimée indépendante que de l'annexer<!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine, le président russe.
Vladimir Poutine, le président russe.
©Reuters

Des frontières parfois floues

Le 11 Mars 2014, Moscou jugeait l'indépendance auto-déclarée de la Crimée légale. Le rapprochement Crimée-Russie semble inévitable, et pourtant Vladimir Poutine n'y a pas forcément intérêt...

Kevin Limonier

Kevin Limonier

Kevin Limonier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique Il est également enseignant en géopolitique à l'université russe d'Etat de sciences humaines (RGGU, Moscou).

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Atlantico : La Crimée  est aujourd'hui sous contrôle russe, pourtant  Vladimir Poutine ne l'annexe pas. Peut-on dire que la Crimée constitue une porte d'entrée pour la Russie vers l'Ukraine ?

Kevin Limonier : Absolument. C'est avant tout une porte d'entrée historique. En 1783, sous Catherine II, La Crimée est annexée puis colonisée par l'Empire Russe. Dès cette époque , Catherine II fait construire des villes, comme Sébastopol ou Simféropol, des noms de consonance  grecque qui viennent rappeler le projet de renouer avec les racines grecques de l'orthodoxie.

Au-delà de ça, la Crimée est effectivement une porte d'entrée vers l'Ukraine dans la mesure où Sébastopol est un véritable monument à ciel ouvert de cette communauté de destins russophones qui incarne un certain vivre ensemble qui a disparu en 1991, mais demeure. Le socle de ce vivre-ensemble est une histoire commune à tous les peuples de l'Ex-URSS. Sébastopol incarne véritablement l'héroïsme russe de la Seconde Guerre mondiale. Il s'agit d'une des batailles les plus féroces. Et depuis la chute de l'Union Soviétique (particulièrement depuis une dizaine d'années), la commémoration de cette victoire et de ce sacrifice commun est devenue le point d'ancrage de cette identité partagée. Celle-ci dépasse bien évidemment les frontières de la Russie actuelle : elles épousent celles qu'avaient l'Union Soviétique ou l'Empire russe. C'est quelque chose qui se cristallise à Sébastopol.

Pour bien comprendre pourquoi la Crimée est essentielle à la Russie tant qu'elle souhaite rester en Ukraine, il faut se pencher sur le problème de la flotte de la Mer Noire, basée à Sébastopol. En avril 2010, Dmitri Medvedev (à l'époque Président) a signé avec Viktor Ianoukovytch l'accord qui renouvelait le bail de la location des installations militaires de Sébastopol. La multiplication du prix était faramineuse. Ce qui se chiffrait en millions (ou centaines de millions) de dollars s'est chiffré en milliards (voire centaines de milliards) de dollars. Poutine avait d'ailleurs déclaré aux Ukrainiens que pour ce prix-là, il aurait "volontiers bouffé" leur Président.

La question qui se pose est la suivante : pourquoi avoir payé si cher pour  neuf bateaux ? Une dizaine de navires dont l'état de maintenance opérationnelle est relativement faible, tout en sachant qu'il existait également des infrastructures côté Russe. Il aurait été bien plus économique de s'installer à Novorossiisk, et la décision n'est certainement pas motivée par des raisons militaires ou stratégiques, puisque la Crimée a perdu tout son potentiel stratégique avec la mort de l'URSS. C'est parce que sans la flotte de Mer Noire, Sébastopol n'est rien. Sébastopol est une ville qui a été faite par et pour les marins. Sans la flotte, il n'y a plus ce monument qui incarne cette espace russophone uni dans un culte du sacrifice raconté en Russe. C'est une façon de préserver une certaine vision de l'identité Russe produite par le pouvoir, et c'est l'occasion pour les Russes de poser éternellement à l'Ukraine la même question : avec qui voulez-vous être ?

La Russie investit le débat identitaire Ukrainien. Le maintien de ces quelques bateaux est le moyen le plus radical dont disposaient les Russes pour maintenir une très forte influence en Ukraine. On est dans le domaine de la mémoire et de l'identité. Sébastopol, comme la Crimée, c'est avant tout ça.

L'Ukraine et la Crimée s'éloignent progressivement, mais un scénario de scission totale est-il vraiment envisageable ? Quelles en seraient les conséquences ?

En toute honnêteté, je n'y croyais pas du tout il y a encore quelques semaines. Mes enquêtes de terrain, diverses et variées, et mes pérégrinations en Crimée m'avaient bien montré que les gens ne sont pas fondamentalement pour le rattachement à la Russie.

Pour autant, la guerre médiatique à laquelle on assiste aujourd'hui est particulièrement féroce. Elle a une énorme influence sur la façon dont les Criméens et les Criméennes vont se représenter le problème, qui somme toute est très complexe. Ils sont pris entre le marteau et l'enclume, qui sont l'un comme l'autre instrumentalisés. Il ne s'agit ni d'un unique marteau, ni d'une unique enclume. De la façon dont les choses sont présentées, on en revient à cette éternelle question qui était déjà posée auparavant, de façon sous-jacente, via la flotte de la Mer Noire. Cette question qui fait d'ailleurs l'objet du référendum. Aujourd'hui, ça parait probable. Tout change, et on assiste aujourd'hui à une violence symbolique nouvelle qui fait bouger les choses très vite. Ce qui n'était pas possible depuis des années le devient en quelques semaines.

Un rattachement de la Crimée à la Russie n'est pas quelque chose que l'Ukraine pourrait empêcher. Elle n'a pas la force pour ça, et ne souhaite pas mourir pour la Crimée. On peut supposer que les Européens, et par extension les Américains ne bougeront pas non plus. En revanche, si la Crimée est rattachée à la Russie, cela provoquerait un gros problème en termes d'interprétation du droit international. Via la Crimée, les Russes envoient un message aux Occidentaux. En 2007, les Russes accusaient les Occidentaux de détourner les valeurs fondamentales du droit international à leur avantage, en déformant une certaine vision des droits de l'Homme qui devenait complètement favorable à l'Occident, et nettement moins à l'égard de la Russie. C'était la déclaration d'indépendance du Kosovo, dont la Russie ne voulait vraiment pas. Aujourd'hui, c'est une sorte de "revanche". L'affaire de Crimée va inaugurer une nouvelle phase dans cette guerre des valeurs que se livrent l'Occident et la Russie. Si demain la Crimée rejoint la Fédération de Russie, ce sera un précédent non pas juridique, mais éthique. Du point de vue de l'éthique internationale, il faut s'attendre à beaucoup de changements.

Quelles sont les raisons qui poussent Poutine à ces mouvements de troupes ?  Pourquoi occuper la scène médiatique maintenant ? Pourquoi radicaliser ainsi son action ?

Il faut revenir un peu en arrière pour comprendre comment fonctionne la Russie, de l'intérieur. Quand Vladimir Poutine arrive au pouvoir en 2000, le pays est tenu par les oligarques. Sa force a été de s'appuyer sur les réseaux du KGB et de, petit à petit,  contraindre ces oligarques à lui prêter allégeance ou de les "enterrer". Le système ressemblait fortement à un univers féodal : le gouverneur de telle région était une sorte de seigneur féodal avec tous ses obligés. S'est alors constitué un système d'échange d'allégeances et d'obligations (un permis de construire contre de l'argent, par exemple).

Contrairement à ce que prétend Vladimir Poutine, il n'a pas du tout détruit ce système. En vérité, il s'en est servi pour recomposer une nouvelle architecture parallèle à l'ordre administratif et l'ordre hiérarchique classique, pour tenir le pays. D'une part, il a su se débarrasser des oligarques et d'autre part il a utilisé les formidables ressources de la rente énergétique russe, qui commençait à avoir un certain impact sur l'économie. Cela a donné lieu, notamment, à des programmes de relance dans tous les secteurs de l'économie, le retour à un Etat fort ; Russie souveraine et maîtresse de son destin. Il a fallu mettre beaucoup d'argent sur la table, créer le programme spatial, et relancer tout ce qu'il était possible de relancer. Pour autant, le système fonctionnait toujours de la même façon : un système de rétro-commission qui s'est mis en place à tous les échelons. Cette hiérarchie parallèle était irriguée par l'argent de la rente énergétique. Quand on construit un rond-point à 40 millions de roubles, on en retrouve la moitié dans la poche d'influents. Un système classique de corruption qui n'existe évidemment pas qu'en Russie. Le pouvoir fédéral fermait les yeux en échange d'une certaine fidélité pour maintenir le système sous la coupe du Kremlin. Le fait que Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine, se soit constitué d'abord comme un groupement de personnalités influentes et ensuite comme un parti politique avec un programme et une idéologie est assez parlant sur cette façon de voir les choses.

Quel rapport avec la Crimée, me dira-t-on ? Depuis la crise financière de 2008, la Russie a extrêmement pâti de la chute du cours des hydrocarbures. Si on s'attarde sur les courbes, on s'aperçoit qu'en 2009 la Russie connaît une récession historique. Avec la baisse du prix des hydrocarbures, il y a eu moins de ressources pour financer cette hiérarchie parallèle. Donc plus de concurrence pour s'approprier ces ressources. Et les obligés qui avaient besoin de payer leurs propres obligés… Tous ces gens-là se sont mis à prospecter de nouvelles ressources ailleurs, à prendre des risques. Quitte à se mettre à dos une partie de l'électorat (que dix années de croissances et de stabilités sous Vladimir Poutine ont menés à de nouvelles aspirations). C'est l'émergence d'une vraie classe moyenne en Russie, avec une volonté de transparence et d'égalité sociale. Ces éléments, couplés à l'explosion des réseaux sociaux ont permis l'arrivée de gros scandales dans tout le pays. La colère a commencé à monter.  Les manifestations de décembre 2011 ont été le révélateur de la crise du système de manipulation par la rente, contesté par une classe moyenne de plus en plus importante. Cela coïncide avec le retour au pouvoir de Vladimir Poutine, qui a dû se rapprocher de son électorat traditionnel, particulièrement attaché à cette communauté de destins russophones que nous évoquions tout à l'heure. Depuis, il a dû occuper la scène médiatique, pour faire du "Poutinisme" un spectacle, comme avec les Pussy Riots, la loi contre la propagande homosexuelle, les JO de Sotchi…

L'issue de la crise Ukrainienne a surpris les Russes autant qu'elle a surpris le monde. Mais Vladimir Poutine, en très fin stratège, a su retourner la situation à son avantage en confortant cet électorat et en continuant sa stratégie de radicalisation à l'égard de l'Occident et de tout ce que représente l'Ouest. L'affaire de Crimée est une fuite en avant, qui prends des proportions gigantesques. Vladimir Poutine, comme ses obligés l'ont été, est contraint de devenir de plus en plus audacieux. C'est une des raisons fondamentales du comportement russe aujourd'hui, à l'égard de la Crimée.

Finalement, que traduit cette affaire ? Peut-on résoudre des problèmes de politique intérieur au travers de politique extérieure ?

Non, pas du tout. C'est une fuite en avant. Le vrai problème de la Russie, c'est ce système de domination par la rente. La Russie est un pays rentier aujourd'hui, or un rentier n'innove pas, ne crée pas de richesse. Un rentier ne va pas de l'avant. Vladimir Poutine a toujours voulu faire de nouveau de la Russie une grande puissance. Mais la manière dont le système s'est constitué de lui-même (il n'est pas maître de toute chose) fait que la Russie est aujourd'hui incapable de devenir une grande puissance. Elle ne peut pas, car elle n'est pas capable d'innover. Quand l'unité de gaz tombe à moins de 115 dollars, le budget Russe n'est plus à l'équilibre, et qu'il s'agisse l'armée, de l'éducation ou de tous les autres programmes, ils sont tous totalement conditionné par ce yoyo de la rente énergétique. Il y a eu des tentatives, bien sûr, qui se sont heurtées au mur de ce système de domination par la rente énergétique. C'est, à mon sens, la bête noire de la Russie.

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