Ukraine : 1914, le retour... 2014 sera-t-elle l’année du suicide de l’Occident au profit des émergents ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le sommet européen qui se tient aujourd'hui aura bien du mal à dissimuler le manque d'influence des puissances occidentales face au récent coup de poker russe en Crimée.
Le sommet européen qui se tient aujourd'hui aura bien du mal à dissimuler le manque d'influence des puissances occidentales face au récent coup de poker russe en Crimée.
©Reuters

Big bang

Organisé à toute vitesse, le sommet européen de Bruxelles a pour objectif de réfléchir aux sanctions à adopter à l'égard de la Russie. Une réaction sur le tard dont les effets seront au mieux anodins et qui révèle au grand jour la fin de la toute puissance occidentale sur les dossiers internationaux.

Atlantico : Le sommet européen qui se tient aujourd'hui aura bien du mal à dissimuler le manque d'influence des puissances occidentales face au récent coup de poker russe en Crimée. Au regard des évolutions de ces dernières semaines, peut-on commencer à expliquer concrètement pourquoi l'Occident n'a pas su imposer son agenda sur une crise d'une telle importance ?

François Géré : Pour imposer un agenda il faut en avoir un. Ce qui n’a jamais été le cas par rapport à l’Ukraine, en particulier parce qu’il n’existe aucune politique européenne commune. L’OTAN n’a pas pour mission de définir une telle politique. Chaque pays de l’Union européenne est divisé en interne je pense notamment à la France et à l’Allemagne sur la nature des relations à entretenir avec la Russie. En Allemagne, Madame Merkel, tout en s’efforçant de conserver d’excellentes relations commerciales avec Moscou, a singulièrement durci le ton quant à la dérive autoritaire poutinienne. Mais depuis la grande coalition avec le SPD, l’Allemagne en revient à l’amitié à tout prix (du gaz) dans la lignée du chancelier Schroeder. Par ailleurs on ne peut que constater l’échec de la stratégie dite de "reset", entreprise au début du premier mandat d’Obama à l’égard de la Russie. Il n’y a eu aucun progrès sur la réduction des armes nucléaires parce que les Etats-Unis, même sous Obama, n’ont pas abandonné la progression d’une défense antimissile stratégique que rejette vigoureusement Moscou. Les Etats-Unis s’en remettent, cas par cas, à une relation de coopération avec la Russie sans que l’on puisse percevoir une continuité d’orientation stratégique.

Enfin les Etats occidentaux font preuve d’une extraordinaire inconséquence dans la manière dont ils conduisent la lutte contre le terrorisme jihadiste et l’évolution des rapports de force au Moyen Orient. Dans le cas iranien on constate une forme, encore fragile, d’ajustement ; mais dans le cas de la Syrie l’incohérence de l’organisation des réunions de Genève se révèle pénalisante. On en voit le prix aujourd’hui : comment coopérer avec la Russie sur le dossier syrien alors que l’on se déchire sur la Crimée ?

Emmanuel Lincot : L’Occident n’est pas un bloc. L’Allemagne n’a pas dérogé au rôle que commença à lui faire jouer en son temps le chancelier Willy Brandt. Savoir être un pont entre l’Europe de l’Ouest et la Russie. La diplomatie allemande reste très active dans la résolution de la crise ukrainienne. Elle semble même prendre le relais des initiatives de Nicolas Sarkozy dans le contexte, en 2008, de l’agression russe contre la Géorgie. De deux choses l’une : la diplomatie française est aujourd’hui plus prudente vis-à-vis de Moscou et mesure avec un certain recul l’impact somme toute relatif de ses démarches tant il est vrai que Vladimir Poutine avait réussi à affaiblir Tbilisi en lui arrachant deux territoires - l’Ossétie et l’Abkhazie - devenus depuis des Etats fantoches. Sébastopol est la réitération expérimentée d’un scénario de reconquête qui vise pour la Russie à consolider sa maîtrise de points qu’elle juge stratégiques. Seconde remarque : malgré les protestations d’usage, et l’appel à des sanctions, le désintérêt des Etats-Unis pour les affaires européennes se confirme. Barack Obama a deux priorités en matière de politique étrangère : la Chine et l’Iran. Pékin a une position plus nuancée qu’on le croit dans la crise ukrainienne vis-à-vis de son allié russe. Le non-respect de la souveraineté de Kiev en Crimée l’embarrasse et elle ne s’en cache pas. Par ailleurs, Washington aura besoin de la médiation russe pour peser davantage auprès de Téhéran sur le dossier du nucléaire. L’administration américaine ne peut donc se permettre de se mettre définitivement à dos la diplomatie russe. L’heure est au compromis et, côté français tout particulièrement, à la réflexion.

Vincent Laborderie : L’Occident ne peut imposer son agenda tout simplement parce qu’il n’en a pas. La première raison à cela, c’est que personne n’avait prévu ni même vaguement envisagé que Poutine ordonne l’invasion de la Crimée. Bien sûr on s’attendait à une réaction de la Russie suite au changement de pouvoir à Kiev, mais celle-ci disposait d’une large gamme instruments et de moyens de pression autres que l’action militaire. On ne fait donc que réagir et l’on est d’autant plus dans l’expectative que l’incertitude quant aux objectifs véritables de Poutine est maximale. Veut-il seulement garder le contrôle de la Crimée ou déstabiliser l’Ukraine ? Intervenir (militairement ou non) dans l’est de l’Ukraine ? C’est cette incompréhension et cette incapacité d’analyse qu’Angela Merkel a révélé lorsqu’elle a dit à Obama que Poutine se trouvait sur une autre planète. La seconde raison est que "l’Occident" n’existe pas. Il y a bien sûr des différences d’approche entre les Etats-Unis et l’Union Européenne mais surtout à l’intérieur de celle-ci. Les ex-pays du bloc de l’est et la Suède sont les plus motivés pour imposer des sanctions à la Russie mais les autres Etats-membres sont réservés. Et la Russie a toujours su jouer de ces divisions.

Comment les émergents se positionnent-ils sur les enjeux diplomatiques qui occupent actuellement les Occidentaux ?

François Géré : Il n’existe aucune position de politique étrangère commune entre le Brésil, l’Afrique du Sud, la Chine et la Russie dès lors que se présente un cas concret. Si besoin était de le démontrer il suffirait d’évoquer l’isolement diplomatique de la Russie et le remarquable désaveu de Pékin à l’égard de l’ingérence russe en Crimée. Les Chinois ont le mérite de la cohérence : ils rejettent par principe toute ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat souverain.

Emmanuel Lincot : A Pékin, tout particulièrement, on observe la réintégration de la France dans l’OTAN avec effarement. Libre à nous de nous repositionner et de mesurer quelles sont nos véritables priorités tant en matière de défense que dans nos choix de politique étrangère. Nous pouvons culturellement et historiquement partager des vues communes avec Washington mais notre avenir, nos intérêts vitaux, ne sont certainement pas ceux des Américains. La crise en Ukraine montre que nous n’avons pas su la prévenir. C’est un échec qui est lié à notre incapacité de penser notre stratégie d’une manière indépendante. Cette hauteur de vue que nous avons perdue est un fait dommageable y compris vis-à-vis des Américains qui ont besoin, tout comme les pays émergents, d’une pluralité d’approche et de compréhension des enjeux internationaux.

Vincent Laborderie : Il faut distinguer deux niveaux d’analyses. Du point de vue géopolitique, les pays émergents se soucient peu de savoir si l’Ukraine va basculer du côté européen ou du côté russe. En revanche, en intervenant comme elle l’a fait en Crimée, la Russie a violé toutes les règles de comportement du système international. Si on laisse une puissance, grande ou moyenne, intervenir militairement chez ses voisins parce qu’un nouveau gouvernement ne lui convient pas, le risque de déstabilisation est majeur - en particulier en Afrique et en Asie. En outre, la Russie a envoyé ses soldats sans l’assumer. Tout le monde sait que Poutine ment lorsqu’il prétend que les troupes encerclant les bases ukrainiennes ne sont pas constituées de soldats russes. Ce faisant, cette action militaire enfreint non seulement la charte des nations unies mais aussi les conventions de Genève. En somme, la Russie a agit comme un Etat voyou. Ceci explique le camouflet qu’elle a subit mardi au Conseil de Sécurité de l’ONU. Par conséquent, même si la Russie garde in fine le contrôle sur la Crimée, cet épisode aura grandement détérioré sa crédibilité en tant que partenaire fiable et de bonne foi. A mon sens, elle ne peut, à terme et d’un point de vue global, que sortir affaiblie de son aventure ukrainienne.

1914 avait consacré le suicide de l'Europe au profit des Etats-Unis. Un siècle plus tard, sommes-nous en train d'assister au suicide de l'Occident au profit des puissances émergentes ?

François Géré : A ce stade le terme de suicide me semble quelque peu exagéré. Au demeurant l’Europe a réussi à se suicider deux fois car il y a eu une seconde guerre mondiale. Les Empires coloniaux se sont ensuite effondré sous les coups de l’émancipation des peuples d’Asie et d’Afrique. Mais grâce en partie à l’assistance et à la protection militaire des Etats-Unis, l’Europe occidentale ayant fait sa paix a connu une période de prospérité exceptionnelle (les fameuses et un peu surévaluées "Trente glorieuses"). Si les Empires périssent et les Etats disparaissent les peuples demeurent bien vivants toujours susceptibles de réveil de leur vitalité conservée.

Emmanuel Lincot : Si l’Europe s’est faite, c’est bien pour conjurer les deux cataclysmes mondiaux qui constituent, en définitive, une seule et même guerre, et qui aura duré trente ans. En revanche, pour paraphraser une expression chère à Aaron Friedberg, le passé tragique qu’ont connu les Européens pourrait être l’avenir des puissances émergentes, asiatiques notamment. Les dépenses militaires y croissent considérablement. Songez que le budget de la seule Corée du sud consacré à la programmation militaire a dépassé celui de la France. Cette situation est très dangereuse et la montée des nationalismes dans la région ne présage rien de bon d’autant que les instances de concertation entre ces Etats sont peu nombreuses. Rien de comparable en cela avec l’Union Européenne. Cette dernière va, je crois, s’engager davantage dans le domaine de la coopération économique et politique avec les pays asiatiques à travers les initiatives du Asia-Europe Meeting (ASEM) car son avenir se joue aussi dans cette partie du monde. A la France d’en assigner le cap et de recouvrer le rôle d’inspiratrice qui lui convient au mieux.

Vincent Laborderie :Les Etats-Unis sont encore la puissance dominante du système international et pour longtemps. Ils doivent cette position d’abord à leur puissance intrinsèque (économique et militaire), mais surtout au fait qu’ils apparaissent comme une puissance rassurante par rapport à leurs concurrents. La Chine fait peur à ses voisins comme la Russie fait peur aux siens. Les puissances régionales de second rang (Japon et Corée du Sud par exemple) ont donc tendance à rechercher la protection des Etats-Unis contre une puissance régionale jugée menaçante. L’action de la Russie en Crimée ne peut, à moyen terme, que renforcer le lien entre les pays d’Europe centrale et orientale et les États-Unis. Une autre possibilité consiste à voir, face à la menace russe, les Européens s’unifier aux niveaux militaires et politiques. Mais il y aurait pour cela un fossé énorme à combler entre nouveaux et anciens Etats membres concernant la perception de la menace russe. Ce scénario est très peu probable, sauf si la Russie décide d’envahir l’est de l’Ukraine.

Quelle forme pourrait prendre ce suicide et quelles en seraient les principales phases ?

François Géré : N’enterrons pas trop vite ceux qui ne sont pas encore morts. L’Union européenne traverse depuis huit ans une crise majeure qui se poursuit en dépit des déclarations volontaristes de prompt rétablissement que rien ne corrobore. Dans le meilleur des cas ce déclin comportant évidemment des variations selon les Etats, va recréer des différentiels de puissance et des réorientations d’intérêts. J’ignore si l’UE en sortira plus unie, plus cohérente et plus forte mais je sais que les poids respectifs seront notablement différents. Le déficit de puissance des Européens s’inscrit dans un contexte de crise mondiale ; laquelle s’insère dans la  mutation de très longue durée que constitue l’avènement de l’ère de l’information. Le véritable enjeu est de savoir comment les Européens vont se situer par rapport aux Etats-Unis, à la Chine. Si l’UE, ce qui est peu probable mais pas impossible, manquait cette mutation alors là on pourrait parler de suicide historique.

Vincent Laborderie :On peut imaginer le scénario catastrophe d’une guerre ouverte entre la Russie et l’Ukraine. Dans cette hypothèse, il n’est pas certain qu’un pays comme la Pologne resterait militairement passif. On pourrait alors avoir un engrenage similaire à celui de 1914 et une guerre au cœur de l’Europe. Ce scénario catastrophe est bien sûr hautement improbable. Ce qu’il faut craindre plus concrètement, c’est une distance accrue entre les Etats-membres anciennement occupés par l’armée rouge et qui ont toujours très peur de la Russie, et les Européens de l’ouest. La désunion pourrait alors être consommée entre ces derniers, "retraités de la grande histoire" préoccupés uniquement par leur prospérité et des pays d’Europe centrale et orientale qui ont des préoccupations sécuritaires fortes.
Le rôle de l’Allemagne en tant que lien entre ces deux Europe est central.

Par ailleurs, Zbigniew Brzeziński, un des principaux théoricien de la géopolitique américaine, a récemment regretté que l'Occident n'ait pas su jouer un rôle constructif en Ukraine, n'employant que la seule coercition et l'argument démocratique pour justifier une telle action. Est-il temps de repenser, faute de conséquences irréversibles, notre logiciel diplomatique ?

François Géré : Zbig avait raison lorsqu’il mettait en garde dans son dernier livre "Strategic Vision" quant à la situation ukrainienne et alertait sur la stratégie poutinienne d’absorption de ce pays dans la grande construction slavo-asiatique qui constitue le grand dessein du dirigeant russe. Mais BRZ proposait en alternative géopolitique la création d’un immense ensemble eurasiatique de Vancouver à Vladivostok (ce qu’avait suggéré à la fin de la guerre froide par George Bush père et James Baker) permettant de regarder en face les turbulences des conflits entre grandes puissances asiatiques. Pour séduisantes et stimulantes qu’elles soient, ces visions dépassent les moyens des Etats concernés et la capacité intellectuelle de leurs dirigeants.

Dans le cadre global de transformation que j’ai évoqué il convient de revenir à des données basiques, celles que considère très pragmatiquement le président Poutine qui par ailleurs a lui aussi de "grandes visions". Or, les Etats-Unis ne cessent de clamer qu’ils prêtent un moindre intérêt à l’Europe occidentale et centrale. Ils ne veulent plus payer pour la sécurité des Européens. Or les Européens réduisent de manière drastique leurs budgets de défense. Depuis quinze ans ils s’avèrent incapables de fusionner les ressources encore importantes dont ils disposent, éparpillées sur des tâches secondaires. Certains Etats européens ont décidé de faire l’impasse sur la défense. De l’autre côté, à tort ou à raison, la Russie augmente son budget de défense, modernise ses capacités nucléaires et conventionnelles, reconstitue et améliore les moyens de projection de forces qu’elle avait perdu il y a vingt ans. Sachant que, par principe, notre nature géostratégique a horreur du vide, se crée de facto un déséquilibre d’une extrême gravité entre l’Europe (l’UE qui n’a aucune politique de défense) et la Russie. La crise ukrainienne nous en donne un premier aperçu encore limité eu égard à la faiblesse structurelle russe mais d’ici quelque temps une autre expérience pourrait se révéler infiniment plus pénible.

Emmanuel Lincot : Je ne suis pas sûr que l’ancien Conseiller du Président Carter soit légitime en matière de politique étrangère quand on sait les choix désastreux qui ont été les siens, et notamment pour ce qui concerne la politique américaine au Moyen Orient. Toutefois, il faut que nous nous rendions à cette évidence : notre politique est aveuglée par des préjugés idéologiques qui entravent notre action. Et quand je dis "notre" action, je pense avant tout à celle de la France dont les angles morts et les contradictions, en matière de politique étrangère, n’ont cessé de se multiplier au cours de ces dernières années. L’Ukraine est un révélateur de nos faiblesses. A nous d’en tirer les leçons. 

Vincent Laborderie : Il est surtout temps pour les européens de raisonner en termes géopolitiques et plus seulement selon des critères économiques en voyant uniquement les coût et bénéfices immédiats. Il faut désormais tout faire pour ancrer l’Ukraine à l’Ouest et offrir une perspective d’adhésion, même si elle est lointaine et hypothétique. On a déjà fait l’erreur de se couper de la Turquie pour des raisons économiques et, autant le dire clairement, de racisme plus ou moins assumé. C’est une perte géopolitique énorme. Il importe de ne pas avoir la même attitude avec l’Ukraine, d’autant que les Etats membres voisins de ce pays ou qui craignent la Russie ne nous le pardonnerait pas.

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