"Un crime sexuel" : Jennifer Lawrence a raison, il est plus que temps que le droit s’empare de la question des photos de nu piratées sur Internet<!-- --> | Atlantico.fr
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Suite à un piratage informatique, Jennifer Lawrence s'est retrouvée en photo nue sur le Net.
Suite à un piratage informatique, Jennifer Lawrence s'est retrouvée en photo nue sur le Net.
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Domaine privé

Jennifer Lawrence, dont des photos intimes avaient été publiées à son insu sur internet, s'est récemment exprimée sur le sujet. Pour elle, il s'agit d'un véritable "crime sexuel", bien que les cadres juridiques américains et français n'aillent pas (encore ?) dans son sens.

Etienne  Drouard

Etienne Drouard

Etienne Drouard est avocat spécialisé en droit de l’informatique et des réseaux de communication électronique.

Ancien membre de la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés), ses activités portent sur l’ensemble des débats de régulation des réseaux et contenus numériques menés devant les institutions européennes, françaises et américaines.

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Atlantico : Dans un entretien accordé à Vanity Fair, Jennifer Lawrence est revenue sur la publication de ses photos intimes sur internet, en qualifiant cet acte de "crime sexuel". En droit américain comme en droit français, ce terme est-il vraiment abusif ?

Etienne Drouard : Il me paraît légitime qu’en tant que victime, Jennifer Lawrence évoque la notion de crime sexuel pour commenter l’immensité du préjudice -irréparable- qu’elle ressent et subit.

En droit américain, les notions de "sexual offence" ou de "sexual crime" peuvent, selon les circonstances, viser des faits de nature différente, qui vont de la diffusion illicite de contenus à caractère sexuel, aux attouchements non consentis ou au viol. En droit français, les délits et les crimes liés à la sexualité d’une personne majeure -ou entre personnes majeures-, visent l’atteinte physique (attouchements, viol) et/ou morale (harcèlement sexuel ou moral et préjudice moral) à l’intégrité du corps et la négation de la volonté de la victime.

La représentation ou la diffusion illicite de contenus à caractère sexuel ou pornographique mettant en scène une personne majeure, relève, en France, de délits et non de crimes. On peut attribuer la discussion juridique entre les "crimes" évoqués par Jennifer Lawrence et les "délits" réprimés par le droit français, à une différence de traduction entre l’anglais et le français pour qualifier juridiquement des infractions pénales comparables de part et d’autre de l’Atlantique.

Seule l’efficacité de la réponse -pénale et sociétale- compte.

Elle évoque notamment le fait que des tiers ait pu disposer de son corps à son insu. Pourquoi le cadre juridique français n’est-il pas au même diapason que son équivalent américain ?

Son ressenti est parfaitement compréhensible, mais, en droit, les tiers ont disposé de l’image de son corps, pas de son corps lui-même.

Le droit français ne considère pas, à ce jour, la diffusion illicite d’un contenu de nature sexuelle, comme une infraction de nature sexuelle et corporelle, mais plutôt comme une infraction aux droits de la personnalité. On considère ce type de contenu sous l’angle du préjudice moral, mais pas sous l’angle d’un préjudice corporel touchant à la sexualité de la victime -ou de l’auteur.

>> Lire également en deuxième partie d'article : Comment savoir si vos photos et données sont vraiment en sécurité sur votre smartphone

Cela ne veut pas dire que le droit français est moins protecteur que le droit américain. Bien au contraire. Les limites à la liberté d’expression sont bien plus dures en France qu’aux Etats-Unis et les atteintes aux droits de la personnalité, même si elles ne constituent "que" des délits et non des "crimes" dans ce domaine précis en France, n’en sont pas moins lourdement sanctionnées par le droit pénal français, qu’il s’agisse d’atteintes au droit à la vie privée, à la confidentialité des données personnelles, à l’image, à la considération, à la dignité, à l’honneur.

Le retard américain dans ce domaine se comble, mais n’est pas encore arrivé au stade d’une loi fédérale. C’est le constat douloureux que peux faire Jennifer Lawrence aux Etats-unis.

Le phénomène de "revenge porn" ou "involuntary porn" touche quasi-exclusivement des victimes féminines, dont les ex-partenaires diffusent des photographies intimes pour leur porter préjudice. Le seul terrain juridique permettant, dans tous les Etats américains, une riposte de la victime de ce phénomène, est la violation d’un copyright. Il s’agit alors de prouver, sur le terrain de la propriété intellectuelle, que la diffusion des contenus serait illicite parce qu’elle a été réalisée sans l’autorisation de l’auteur du contenu -et à condition que cet auteur ne soit pas l’ex-partenaire lui-même.

Après la Californie -qui a adopté une loi spécifique contre le "revenge porn" fin 2013-, douze autres Etats américains ont à ce jour adopté des législations comparables pour punir la diffusion de contenus à caractère pornographique sans le consentement de la personne représentée : l’Arizona, le Colorado, le Delaware, la Géorgie, Hawaii, l’Idaho, le Maryland, l’Etat de New York, la Pennsylvanie, l’Utah, la Virginie et le Wisconsin.

Ces différences entre le droit américain et le droit français s’expliquent par l’histoire et la culture juridique de la liberté d’expression (garantie par les Constitutions américaine et française) et de la vie privée (qui n’est pas un droit fondamental inscrit dans la Constitution américaine).

Le fait de qualifier ces infractions de "crimes sexuels" pourrait-il avoir une incidence bénéfique sur leur nombre ?

La qualification de "crime sexuel" pourrait donner à réfléchir, non seulement au législateur, mais aussi aux auteurs de ce type de diffusion. Chaque voyeur et chaque relayeur de ces contenus pourrait ainsi prendre davantage conscience de la profonde gravité de ce qu’il fait. Cette piste mérite d’être creusée, mais avec rigueur, car l’enfer est parfois pavé de bonnes intentions.

Sur le papier, le droit français est rigoureux et sanctionne deux types de situation.

Tout d’abord, la diffusion non autorisée par la victime : l’article 226-22 du Code pénal sanctionne jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 300 000 € d’amende la divulgation non autorisée d’une donnée personnelle, lorsque cette divulgation porte atteinte à la considération ou à l’intimité de la vie privée.

Ensuite, la diffusion de certains contenus susceptibles d’être perçus par des mineurs : l’article 227-24 du Code pénal punit de trois ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende -peines maximales- le fait de fabriquer, de transporter, de diffuser ou de vendre un message susceptible d'être vu ou perçu par un mineur et qui serait à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine ou d’inciter des mineurs à se livrer à des jeux les mettant physiquement en danger.

Quels peuvent être les recours pour les victimes aujourd'hui ?

Rien ne sera jamais aussi efficace que la compassion des internautes et leur contribution au nettoyage du web lorsque se développe un mouvement de solidarité avec une victime, qui entraîne la création de multiples contenus destinés à repousser très loin dans les résultats des moteurs de recherche, les contenus pornographiques illicites. J’ignore si Jennifer Lawrence va bénéficier de cette réaction collective de soutien. Je le lui souhaite, comme une contrepartie positive de sa célébrité. Ce qui lui est arrivé peut arriver à n’importe qui aujourd’hui -célébrité ou anonyme- et cause des troubles personnels graves, de réclusion et de honte pour la victime.

L’un des premiers cas similaires sur le web s’est produit en France en 2007, lors de la diffusion de photographies intimes de Laure Manaudou. En 72 heures, des milliers de site Internet qui se faisaient passer pour des relayeurs des photographies de la championne -elle n’avait pas 20 ans !- diffusaient des photographies et textes de soutien pour appeler au boycott des clichés intimes de Laure Manaudou. Ce cas d’école, qui fut accompagné par des avocats qui pensaient autrement (Didier Poulmaire, Olivier Menant -qu’ils soient cités au moins une fois !-), a transformé la manière dont les juristes croyaient détenir une solution judiciaire à ces phénomènes.

Pour tenter d’être efficace à bref délai, il faut lutter sur le web par le web, en utilisant les mêmes procédés que les auteurs et diffuseurs de contenus illicites, sans renoncer à l’action judiciaire.

Les recours juridiques doivent être utilisés pour apporter une réponse de la société, incarnée et garantie par l’Etat. On peut tous regretter que la durée d’une procédure pénale, ainsi que le coût et l’incertitude liés à l’identification des diffuseurs d’un contenu illicite. On peut aussi se lamenter des limites de l’application du droit français hors de nos frontières. Ces contraintes dissuadent la plupart des victimes de croire en la justice. Elles ont besoin d’une reconnaissance rapide, même sans efficacité miraculeuse, de leur statut de victime. Le temps est le facteur-clé.

Toutefois, je ne crois pas qu’il faille en toutes circonstances durcir la législation applicable en France. La coopération judiciaire doit être plus profonde et plus rapide, le signalement des infractions plus massif, la collaboration avec des associations plus fluide, etc. La priorité devrait être donnée à l’efficacité des collaborations entre les pouvoirs publics et avec les acteurs privés, plutôt qu’aux larges consensus parlementaires qui ajoutent du papier à du papier, sans ressources supplémentaires.

Je regrette que l’intervention du Parlement et des medias se complaise trop souvent à discréditer l’action des juges pour tenter de les remplacer par des mécanismes expéditifs et aléatoires. On peut toujours envisager de durcir les peines, voire de passer d’une répression d’un délit à celle d’un crime. Mais les textes qui prévoient, y compris sans intervention judiciaire, le blocage des sites internet, ont largement démontré que rien n’est simple sur le web, quels que soient l’arsenal répressif et la légitimité des luttes qu’il s’agit de mener : contre la pédopornographie, l’apologie du terrorisme, etc.

Il me paraît préférable de mener plusieurs stratégies complémentaires : la voi(e)x du web, la voie judiciaire et la voie associative.

Sur ce dernier point, je donnerais pour exemple -parmi de nombreux autres- un site internet gratuit créé par un de mes associés et ami à Seattle, David Bateman, grand spécialiste de la lutte contre la cyber-délinquance. Le site www.cyberrightsproject.com qu’il a ouvert récemment est animé par des dizaines d’avocats de notre cabinet qui interviennent gratuitement ("pro bono") aux Etats-Unis, devant les tribunaux américains, afin d’obtenir la suppression de contenus de "revenge porn". Nous travaillons depuis quelques semaines à l’ouverture d’un volet français sur ce site. J’espère que ce type de démarche, qui allie l’institution judiciaire et l’intervention non lucrative de professionnels chevronnés-, rencontrera le soutien des pouvoirs publics français.

Plus ce type d’initiative se multipliera, plus les victimes auront accès au droit.

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