Solutions diplomatiques
Ukraine : l’Europe sera-t-elle à la hauteur de son grand moment de vérité ?
Guillaume Klossa, fondateur d'EuropaNova, met en garde contre le triomphe de "l’esprit munichois" et appelle l’Union européenne à prendre ses responsabilités sous peine d’acter son déclin.
Guillaume Klossa
Penseur et acteur du projet européen, dirigeant et essayiste, Guillaume Klossa a fondé le think tank européen EuropaNova, le programme des « European Young Leaders » et dirigé l’Union européenne de Radiotélévision / eurovision. Proche du président Juncker, il a été conseiller spécial chargé de l’intelligence artificielle du vice-président Commission européenne Andrus Ansip après avoir été conseiller de Jean-Pierre Jouyet durant la dernière présidence française de l’Union européenne et sherpa du groupe de réflexion sur l’avenir de l’Europe (Conseil européen) pendant la dernière grande crise économique et financière. Il est coprésident du mouvement civique transnational Civico Europa à l’origine de l’appel du 9 mai 2016 pour une Renaissance européenne et de la consultation WeEuropeans (38 millions de citoyens touchés dans 27 pays et en 25 langues). Il enseigne ou a enseigné à Sciences-Po Paris, au Collège d’Europe, à HEC et à l’ENA.
Atlantico : Dans quelle mesure la crise actuelle en Ukraine avec la Russie est aussi un moment décisif pour l’Union européenne ?
Guillaume Klossa : Ce qui est certain, c’est que depuis 20 ans et l’affaire de la Tchétchénie, Vladimir Poutine teste les réactions de la communauté internationale de manière continue et progressive. Il s’est rendu compte à partir de 2008 et de l’affaire syrienne – et le non-respect de l’engagement d’Obama – que les Etats-Unis n’étaient plus prêts à intervenir dans la plupart des dossiers internationaux. Il en a pris acte pour pousser une stratégie de retour au territoire impérial russe, avec le grignotage progressif de divers territoires de l’ancienne URSS. Nous sommes au bout d’un processus visant à restaurer le pouvoir russe alors que le pouvoir des Américains diminue. Puisque la protection européenne est confiée à l’OTAN, donc aux Etats-Unis, et qu’ils ont signifié clairement qu’ils n’interviendraient pas sur le territoire ukrainien, Vladimir Poutine a compris qu’il avait toute latitude pour annexer les deux "républiques populaires" de Donetsk et Lougansk et de remettre en question les accords de Minsk.
Le sujet de l’Union européenne aujourd’hui, est qu’à partir du moment où le soutien américain n’est plus aussi évident qu’il l’était, elle doit se poser la question de l’organisation de sa politique étrangère et sa sécurité. Le traité de Lisbonne lui permet de développer une vraie politique étrangère européenne mais pour cela, il est essentiel de passer à la majorité qualifiée sans quoi un seul Etat peut tout bloquer. Dans le nouvel équilibre mondial, des Etats comme la France, malgré sa place au Conseil de sécurité de l’ONU, ou l’Allemagne, ne sont pas du tout écoutées par des puissances militaires comme la Russie. La force de nos pays est insuffisante, il donc faut créer une force critique en matière de politique étrangère et de sécurité qui puisse se faire respecter. Les Russes sont experts pour diviser les européens et jouer sur les différences même infinitésimales entre la France et l’Allemagne.
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Comment envisager cette force critique ? Est-elle-même envisageable ?
Bien sûr qu’elle est envisageable. Il y a 70 ans, personne n’imaginait que les européens se constitueraient en puissance européenne et deviennent la première puissance commerciale, la première puissance industrielle en bien à forte densité technologique au monde, la première puissance normative également. Tout cela était inconcevable. Aujourd’hui, nous devons retrouver un désir de l’inconcevable et une volonté de réinventer l’avenir. Nous sommes minés par les débats publics nationaux qui sont concentrés sur la souveraineté et le repli national. Des débats qui vont dans le sens de ce que veulent la Russie et la Chine. Ces deux pays ont intérêts à ce que l’UE se replie. Et nos politiques sont en train de jouer leur jeu. Nous sommes face à nos responsabilités politiques et nos responsabilités dans l’histoire. Voulons-nous à nouveau sortir de l’histoire où prendre la place qui est celle de la civilisation européenne dans la dynamique mondiale ?
Faut-il prendre le risque d’aller au bras de fer avec la Russie ?
Le bras de fer avec Vladimir Poutine, nous y sommes déjà. Nous sommes dans une situation qui ressemble beaucoup à Munich en 1938. Les européens se comportent un peu comme Chamberlain à l’égard d’Hitler. On croit gagner du temps et on précipite en fait une guerre beaucoup plus ample. Aujourd’hui, c’est l’esprit munichois qui triomphe. Il faut rompre cet esprit munichois. Cette rupture ne peut se faire que si les Européens se mettent à penser de manière collective et prospective. Si on ne fait pas ce qu’il faut faire on engage la crédibilité de l’occident dans sa globalité, pas seulement la crédibilité de l’Europe. L’alternative est de faire ce qu’il faut ou d’acter son déclin. Pour l’instant, nous sommes plutôt en train d’acter notre déclin mais ce n’est pas irréversible. Il nous faut surseoir à nos reflexes premiers et prendre la mesure de la situation. Le risque est celui d’une neutralisation de l’Europe et la création d’un nouvel axe fort Russie-Chine. C’est l’objectif de la Russie. Elle veut retrouver sa place centrale dans la globalisation, son territoire impérial et neutraliser et diviser les européens. L’Europe continue d’offrir un modèle alternatif, un rival systémique au modèle russe.
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Emmanuel Macron a déclaré vouloir des sanctions, l’Allemagne a annoncé suspendre Nord Stream. A l’heure actuelle, les réponses ne peuvent-elles être que nationales ?
Les réponses à l’échelle de la France ou de l’Allemagne ne sont pas suffisantes. Il faut un plan systémique et un front complètement commun. Les Russes sont experts pour profiter des divisions donc à partir du moment où il n’y a pas de position commune défendue par un mandat européen, le rapport de force est faible et au désavantage des européens. C’est d’ailleurs ce qu’à très bien compris Valérie Pécresse ce mardi sur France inter quand elle a dit qu’il fallait une réponse essentiellement européenne avec une coordination totale pour ne pas donner le sentiment aux Russes que les gouvernements ne faisaient pas front commun. Emmanuel Macron a tout intérêt à cela. Il ne doit pas y avoir l’épaisseur d’un papier à cigarette entre les positions françaises, italiennes, polonaises, etc. Ce n’est possible que si on a une politique étrangère commune à la majorité qualifiée. La vraie question qui se pose aux européens est : veut-on exister comme puissance dans le monde et pas seulement comme agglomérat de puissances nationales. Même si elles ont chacune une partition à jouer, elles ont besoin d’un chef d’orchestre pour veiller à sa cohérence. Et cela ne peut être que l’Union européenne.
Lorsque l’on voit Josep Borrell, le haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères évoquer sur France info, « des sanctions personnelles, qui vont toucher les responsables des décisions prises, les parlementaires russes" et "les responsables du secteur militaire" et "des institutions financières bancaires russes". Est-ce dans ce sens qu’il faut aller ? Est-ce insuffisant ?
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On est obligé d’aller dans ce sens mais je pense qu’il faut provoquer un électrochoc. Il faudrait donner un mandat à Josep Borrel pour lui donner toute latitude pour négocier avec les Russes. Il faut donner des signaux beaucoup plus forts. Ces sanctions économiques sont nécessaires mais ce ne sont pas elles qui vont changer la donne car la Russie s’est habituée aux sanctions économiques et est en train de se réorienter vers l’Asie et la Chine afin de réduire l’impact de ces sanctions. Elles sont donc nécessaires mais pas suffisantes. Il faut passer à une autre échelle de puissance. Cela demande un débat politique pour savoir comment faire. Le traité de Lisbonne le permet donc nous avons les instruments, il n’y a pas besoin de réformer les traités. Aucun politique français n’évoque ces solutions, mais elles sont débattues en Allemagne. Lors de l’audition d’Emmanuel Macron au parlement européen. Le président du PPE a mis en évidence les contradictions des européens qui s’ils veulent plus de puissance doivent se poser la question de la majorité qualifiée.
Si on ne le fait pas maintenant, sera-t-il trop tard ?
Comme disait Machiavel, si on veut orienter les évènements, il faut prendre les devants. Les Russes et les Chinois ont aujourd’hui une analyse très fine de Machiavel que nous avons perdu. Ils sont dans des stratégies d’anticipation de mouvements de rééquilibrages globaux. L’UE s’est construite comme puissance économique et commerciale pendant 70 ans. Elle doit désormais la compléter avec une politique étrangère, de sécurité et de défense commune. Il faut se poser la question de comment l’articuler avec l’OTAN et de mettre en place un processus de transition qui pourrait mettre 20 ou 30 ans. Aujourd’hui, les Européens n’ont pas la capacité de prendre en main leur défense.
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Le ministre des Affaires étrangères ukrainien Dmytro Kouleba a indiqué avoir « appelé l’Union européenne à mettre de côté toute hésitation, toute réticence et tout le scepticisme existant dans des capitales européennes et à donner à l’Ukraine la promesse de sa future adhésion ». Est-ce envisageable ? Cela pourrait-il faire partie de la stratégie européenne ?
Ce qui est certain, c’est que si les Russes annexent des territoires ukrainiens importants, la perspective de l'adhésion ou en tout cas d'une association forte de l'Ukraine à l'UE se pose de manière véritable. Le risque est que si on laisse faire, la prochaine étape soit l’annexion totale de l’Ukraine. A partir du moment où il y a une annexion de fait d’une partie de l’Ukraine, le Donbass et la Crimée, le reste du territoire ukrainien n’a-t-il pas vocation à créer une nouvelle république qui s’installe dans la dynamique européenne soit comme état associé, soit comme état membre.
Propos recueillis par Guilhem Dedoyard
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