Trump élu, UE explosée, euro en vrac, aggravation de la crise des migrants et terrorisme tous azimuts : comment 2017 pourrait nous plonger dans un monde totalement nouveau (et très désagréable…)<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Trump élu, UE explosée, euro en vrac, aggravation de la crise des migrants et terrorisme tous azimuts : comment 2017 pourrait nous plonger dans un monde totalement nouveau (et très désagréable…)
©Allociné

Vers un monde apocalyptique

Voilà à peine quatre mois que l'année 2016 a commencé et déjà de nombreux événements laissent présager du pire. Dans ce sujet de prospective, nous avons imaginé que ce pire se produisait dès 2017. Il vous reste donc encore quelques mois pour vous préparer...

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe, professeur à l'université à Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Populations et Territoires de France en 2030 (L’Harmattan), et de Géopolitique de l’Europe (Armand Colin).

Voir la bio »
UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

Voir la bio »

Atlantico : Alors que nous sommes aujourd'hui confrontés à un faisceau d'incertitudes, comment peut-on imaginer ce que serait en 2017 un monde où Donald Trump aurait été élu président des États-Unis, où Vladimir Poutine serait encore plus décomplexé, où les flux migratoires s'accélèreraient vers l'Europe, où l'Union européenne se disloquerait et où les menaces terroristes s'aggraveraient ?

Jean-Paul BetbezeCe qui se passe en politique, avec la probabilité (faible) de l’élection de Donald Trump et la réélection (probable) de Vladimir Poutine vient en large part de la situation économique que nous vivons. Cette situation est, en fait, une révolution où les biens et les services (informatiques) circulent plus et plus vite que jamais, où il faut donc s’adapter et innover plus vite que jamais, sauf à perdre son emploi. En même temps, les pays industrialisés vieillissent, ce qui pèse sur leur dynamisme et leurs finances. Voilà pour la révolution technologique en cours, une révolution que les pays industrialisés ont tenté de freiner par des crédits, notamment à l’immobilier, aux Etats-Unis ou en Espagne par exemple. Révolution technologique +  crise bancaire et financière =  les bases économiques et sociales de nos sociétés souffrent. C’est le chômage de masse, dont celui des jeunes, c’est l’affaiblissement des couches moyennes. Ajoutons à cela, hors pays industrialisés, ce qui se passe avec " les printemps arabes ". Ce sont ces " départs " de dictateurs qui " tenaient " leurs pays et les laissent ruinés, en proie aux exactions et aux groupes terroristes qui non seulement prolifèrent, mais plus encore s’organisent.

Nous sommes, en Europe et en France, au milieu de ces deux crises. La crise financière, économique et sociale des pays industrialisés fait écho à la crise militaire, politique, économique, sociale et religieuse des pays émergents. Le pourtour de la Méditerranée est la rencontre de ces deux crises, avec ses violences et ses migrations, sans exemple depuis la Deuxième Guerre mondiale, sans vraie préparation bien(sûr, entre pays ruinés d’un côté et pays qui peinent à sortir de crise de l’autre.

Dans ce contexte, on peut toujours penser à une situation qui se détériorerait encore, conduisant à une explosion mutuelle, à une guerre effective. Alors, les déficits budgétaires et les politiques monétaires ne pourraient plus cantonner les problèmes actuels. Alors, chacun essaierait de se Brexiriser, de se claquemurer, de se protéger. Alors c’est la récession pour tous, tant nous sommes dépendants pour tout ce que nous faisons et mangeons des autres, dans ce maillage international qui a fait notre croissance. Alors la violence " gagne " et c’est la guerre entre industrialisés et émergents. La montée populiste illustre cette crainte.

Mais le pire n’est jamais sûr, car le pire n’est jamais seul. Il vient toujours avec ses réponses, ses solutions. Hitler a amené la Résistance, sans que, même des experts, n’aient vu le risque. " Mais non ", " pas possible ", " trop négatif ", " attendons "… on connaît. Si tu veux la paix, prépare la guerre disaient les anciens. Or, nous avons réduit nos dépenses militaires et laissé monter notre chômage. Aujourd’hui, c’est fini. Ce qui se passe avec les derniers attentats, à Paris et Bruxelles, montre une accélération des échanges des polices et surtout une montée de la conscience sur ce qui se passe autour de nous. Et de la nécessité de résister et de réagir. C’est le courage du quotidien qui est la vraie réponse, pour endiguer les problèmes actuels. En même temps, il faudra bien montrer comment, ici, c’est la socialisation par l’emploi qui est la vraie solution, avec le développement des PME, TPE et autoentrepreneurs, avec toutes les réformes que ceci implique, ces réformes que nous refusons encore. Donc nous allons vivre une période de " montée des périls " et de " conscience des solutions ", en reconnaissant que les périls montent, pour l’instant, plus vite.

Gérard-François DumontLe risque de convergence de tous ces événements géopolitiques possibles pourrait aboutir à la multiplication des conflits. Le pape François a d'ailleurs considéré que nous étions déjà entrés dans une Troisième Guerre mondiale qu’il appelle " par morceaux »[1]. Cette expression signifie qu’il s’agit non d’une guerre entre deux blocs ou deux coalitions, mais d’une guerre aux foyers dispersés. La géographie des lieux de conflit ouvert n’est pas clairement circonscrite car elle se modifie au gré des violences commises sur les différents continents.

Un monde plus déstabilisé tiendrait aussi à l’évolution de nombre de conflits aujourd'hui contenus. Ces derniers, qui concernent par exemple des pays ne reconnaissant pas leurs frontières, et qui peuvent donner lieu à des combats sporadiques ou à des crises diplomatiques, se trouvent souvent, pour le moment, dans une situation de statu quo ou quasiment de statu quo. Or, même si un traité de paix reste l’objectif toujours souhaitable, le statu quo se révèle souvent la moins mauvaise des solutions pour éviter qu’un conflit contenu devienne un conflit ouvert[2]. À l’inverse du statu quo, un risque géopolitique proviendrait, d’une part, de l’évolution des situations de relatif statu quo vers des conflits ouverts et, d’autre part, de l’apparition d’un nombre accru d’actes de guerre sur des territoires plus divers, notamment par suite de l’expansion du totalitarisme islamiste, surtout si ce dernier recourt à des attentats.

Comment l'ordre mondial serait-il bouleversé par la présence Donald Trump à la tête des États-Unis en 2017, notamment au regard de sa volonté de désengagement de l'OTAN ? Quelles en seraient les conséquences pour la Russie – qui pourrait se sentir plus libre de ses mouvements, notamment en Ukraine – mais également pour les pays européens, et la France en particulier ?

Gérard-François Dumont Le changement fondamental en train d'intervenir est lié au fait que les pays de l'UE devraient se sentir obligés de considérer qu'ils ne peuvent plus bénéficier systématiquement du parapluie militaire garanti par les États-Unis depuis soixante-dix ans. Jusqu'à présent, profitant des avantages de la pax americana, les pays européens, après que le Parlement français ait écarté en août 1954 le traité de Communauté Européenne de Défense (CED),  se sont reposés sous ce parapluie. Non seulement ils n'ont donc pas mis en œuvre une politique de défense pour assurer eux-mêmes leur propre sécurité, mais ils ont même réduit leurs budgets militaires et policiers, persuadés qu’en cas de problème géopolitique majeur, les États-Unis interviendraient pour les aider, comme cela a été le cas au cours des deux Guerres mondiales, puis au moins tout au long de la guerre froide face au totalitarisme communiste. En se mettant à l’abri derrière l’OTAN, les pays européens  ont omis leur mission première, qui est de posséder une véritable défense de leurs territoires avec leurs propres armées.

Or, d’une part, les États-Unis ont changé de priorités géographiques. Ils s'intéressent désormais essentiellement à l’Asie et au Pacifique. Aussi bien dans le cas de Donald Trump que d'Hillary Clinton, il y a une volonté d’utiliser les forces des États-Unis d’abord là où se trouvent les principaux intérêts américains. Et ces derniers se sont largement modifiés, pour deux raisons : d’abord, le développement des pays émergents et ensuite, le paysage énergétique bouleversé par l’évolution vers l'autonomie énergétique des États-Unis en matière d'hydrocarbures. De ce fait, le Moyen-Orient ne revêt plus les mêmes enjeux pour les États-Unis qu'à l'époque où ils dépendaient de cette région pour l'énergie. Les hydrocarbures de schiste constituent un changement structurel influant considérablement sur la géopolitique des États-Unis, qui sont même devenus exportateurs d'hydrocarbures : la première livraison d’éthane liquéfié en provenance des États-Unis pour l’Europe s’est effectuée le mercredi 23 mars 2016 à l’usine pétrochimique de Rajnes en Norvège.

D’autre part, quel que soit le président (ou la présidente) des États-Unis élu(e) en 2017, ce grand pays entre dans une période d'isolationnisme relatif. Depuis sa naissance, l'histoire de la politique étrangère des États-Unis alterne entre des phases où le pays veut jouer un rôle considérable sur le plan international et d'autres marquées par un certain isolationnisme. Autant, à l’époque de la guerre froide, les États-Unis se comportaient en gendarme du monde non communiste, puis, après l’éclatement de l’Union soviétique des années 1990 et du début des années 2000, comme le gendarme du monde entier, autant, après les nombreux insuccès des États-Unis en Somalie, en Afghanistan ou en Irak, les discours de Donald Trump comme d'Hillary Clinton donnent une prééminence à un certain repli des États-Unis, à un certain isolationnisme, en matière d’interventions militaires à l’étranger mais aussi en matière économique. Sur ce dernier point, l'évolution des débats sur le Traité trans-Atlantique (Transatlantic Trade and Investment Partnership – TIPP) est notable. Du côté de l’Union européenne, nombre d'associations et d’hommes politiques dénoncent ce traité en discussion, alors que son contenu n’est nullement arrêté, parce qu’il ferait la part belle aux États-Unis, rendant l’Europe encore plus dépendante. Or, même aux États-Unis, de plus en plus de dirigeants politiques semblent ne pas vouloir non plus du TTIP, donc d’un partenariat transatlantique de commerce et d’investissement, ce qui rappelle l’année 1948, lorsque les États-Unis ont refusé la création d’une Organisation internationale du commerce, après la signature, au mois de mars, de la Charte de La Havane.

Sur les grands dossiers géopolitiques européens actuels, comme les relations UE-Russie, celles des pays européens avec le Moyen-Orient et l’Afrique, ou la crise migratoire, nous ne pouvons guère attendre une forte implication des États-Unis pour aider à parvenir à des solutions. Les États-Unis n'ont nullement l'intention de s’impliquer fortement dans un arbitrage entre pays européens et Russie, ou entre ceux-ci et les pays du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord. Pour trouver des solutions, les pays européens vont devoir  penser en termes géopolitiques. Fini le temps où, largement endormis par une longue période de paix, les pays européens se contentaient d’une rhétorique de bons sentiments, justifiant l’ouverture généralisée des frontières et l’octroi de droits au monde entier. Fini le temps où les pays européens pensaient que le monde allait tranquillement s’apaiser comme eux-mêmes, comme si la question des rapports de force allait inévitablement s’éloigner. Or, il ne faut pas compter sur les autres pour défendre ses propres intérêts. Cette défense requiert de peser dans le champ géopolitique et, pour cela, de définir une stratégie supposant de s’assurer des atouts, dont des moyens de sécurité intérieure et de sécurité extérieure. À cet égard, en ce mois de mars 2016, nous voyons bien qu'il se passe quelque chose d'anormal en mer Égée, entre la Grèce et la Turquie : l’UE a du faire appel à l’OTAN, faute de pouvoir déployer elle-même des moyens propres.

Les pays européens sont encore trop dans un état d'esprit qui ne leur permet pas de voir la réalité géopolitique en face. Par exemple, quelle que soit l’analyse que l’on peut porter sur la situation en Ukraine[1], la réalité est que la Russie ne rendra jamais la Crimée car ce pays, le plus vaste du monde, mais assez enclavé au plan maritime par rapport aux mers chaudes, considère qu’il en a impérativement besoin pour son ouverture. Que l’on juge justifié ou non ce sentiment russe, toute avancée de l’UE (ou de l’OTAN) vers l’Ukraine ne peut l’ignorer. Le réalisme géopolitique suppose de connaître comment la Russie ressent son positionnement. Du côté de Moscou, depuis un quart de siècle, c’est, à tort ou à raison, le sentiment d'encerclement qui domine après l’adhésion à l'OTAN de plusieurs pays limitrophes, même si cette adhésion était justifiée pour des pays retrouvant enfin leur souveraineté après des décennies de domination communiste. Aussi, pour éloigner ce qu’elle vit comme un risque d’encerclement, et faire comprendre que l’OTAN devait arrêter de s’étendre, Moscou a fait la guerre de 2008 en Géorgie et la leçon de cette guerre n’a pas été retenue. Dans le cas d'une diminution de l’engagement des États-Unis, ce sentiment d'encerclement serait sans doute moindre. Mais, pour l’écarter, il faudrait une décision officielle des États-Unis comme de l’OTAN, véritablement actée, selon laquelle ils renonceraient à toute extension de l'OTAN.

La Russie peut-elle aller plus loin par de nouveaux actes militaires sur le territoire européen ? Ce pays considère qu’il a été humilié par l’attitude des États-Unis et de leurs suiveurs européens dans les années 1990. Si l’attitude de l’Occident est ressentie comme accentuant ce sentiment d’humiliation, ou si Moscou veut cacher ses insuffisances économiques internes par des actions extérieures, tout est possible. Dans le cas contraire, pourquoi un traité de paix intra-européen, celui dont j’aurais voulu que Helmut Kohl et François Mitterrand prennent l’initiative en 1990, ne serait-il pas possible?

Jean-Paul BetbezeDonal Trump a fait une déclaration sur " la fortune " que coûte l’OTAN aux Etats-Unis, en demandant aux Européens de contribuer bien plus à leur sécurité. Il a ajouté que " nous ne pouvions plus nous le permettre ". Mais, Trump ou pas Trump, élu ou pas, le message doit être entendu. Les Etats-Unis regardent moins la Russie, mais bien plus la Chine, et entendent protéger le Japon. La politique américaine a commencé de " pivoter ", comme dit Barak Obama. L’Europe doit donc se protéger plus, et pas seulement de la Russie. Les attaques peuvent venir de partout, civiles ou militaires, physiques ou " cyber ". La Russie qui nous inquiète n’a pas vraiment les moyens de s’étendre. La Crimée lui coûte, le Donbass aussi. Ce qu’elle veut, c’est une Ukraine en crise durable, qui nous coûte surtout à nous. Elle souhaite aussi que ces pays limitrophes, membres de son ancienne Union, réfléchissent à deux fois avant de s’éloigner d’elle. Elle cherche des pays tampons. Elle montre aussi, avec la Syrie, qu’elle peut servir, en tenant compte certes de ses propres intérêts – bien sûr. Mais elle surtout en crise démographique profonde, et de plus en plus dépendante de la Chine : ne jamais l’oublier.

Du point de vue européen, quel pourrait être le résultat d'une déconstruction du projet d'Union européenne, sous la pression des crises migratoire, économique et terroriste ?  Comment les relations intergouvernementales européennes en seraient-elles modifiées ?

Gérard-François Dumont : Le scénario de déconstruction de l’UE est d'ores et déjà l'œuvre pour la simple et bonne raison que l'UE ne fonctionne plus comme une famille, ce qui avait été en partie le cas dans le passé et a été la raison des réussites de son intégration. Il y a un principe fondamental : on lave son linge sale en famille. Or, depuis quelques années, quasiment toutes les semaines, nous entendons un dirigeant d'un des pays de l'UE critiquer ouvertement un dirigeant politique d'un autre pays de l'UE, souvent dans des termes particulièrement violents. Comme la solidarité dans les actions passe d’abord par la solidarité verbale, faute d’un code de bonne conduite verbale, les tensions intra-européennes s’exacerbent  et risquent de continuer à s’exacerber.

L'une des principales fautes de l'UE consiste à n'avoir développé qu’une seule stratégie ces trois dernières décennies, celle relative à l'élargissement : élargir était l’alpha et l’oméga. Et qu’importe si les modalités d'élargissement étaient contradictoires, à l’exemple de la période probatoire pour les nouveaux membres en matière de libre circulation des travailleurs. Et qu’importe si les pays concernés étaient véritablement prêts ou non, à l’exemple de la Grèce dont Bruxelles savait que les comptes publics étaient faux lors de son entrée dans la zone euro. Et qu’importe si tel ou tel pays souffrait d’un niveau élevé de corruption ; son entrée dans l’UE allait, de façon miraculeuse, voir s’y effondrer les pratiques de corruption. Les élargissements annoncés ne faisaient pas non plus l’objet d’un diagnostic géopolitique, et pas seulement celui concernant la Turquie[1], dont on sait l’usage qu’elle a fait des milliards d’euros qu’elle a déjà perçus et qu’elle continue de percevoir chaque année de l’UE, notamment pour " faire progresser les libertés " (sic).

Ainsi, les élargissements de l’UE réalisés, souvent de façon systématique, étaient insuffisamment réfléchis, mal préparés, mal mis en œuvre, alors qu’une simple analyse montrait que certains aboutiraient à des résultats négatifs. Considérons l'élargissement de l'espace Schengen à l'Italie, en 1997. Dès cette date, il était acquis que ce pays, compte tenu de sa situation géographique et géopolitique interne (le poids des mafias dans le Sud), n'était pas en situation de respecter le code frontière Schengen et, donc, d'assurer la surveillance des frontières extérieures communes – Idem pour la Grèce. Car ce qui fait la perte de l’espace Schengen, tel qu’initialement conçu comme espace de liberté et de sécurité, c’est que ses règles de sécurité n’ont guère été appliquées.

Le scénario de l’implosion de l'UE, l’un des six scénarios noirs que nous avons explicités[2], est d'autant plus risqué que les signaux faibles, selon les termes utilisés en prospective, ne manquent pas, à commencer par le non-respect par l’UE de ses propres règles. Par exemple, les termes des accords entre la Turquie et l'UE de fin novembre 2015 et de mars 2016 sur les migrants sont largement attentatoires aux valeurs de l'UE.

Ce scénario de l’implosion de l'Union européenne n’aboutirait pas nécessairement à la déconstruction totale de celle-ci mais se traduirait par un retour à des frontières nationales de pleine souveraineté. Cette évolution a déjà commencé compte tenu de l'échec de la mise en place d'un système de sécurité commun et de la responsabilité pour chaque gouvernement d'assurer la sécurité sur son propre territoire. Donc, certains pays de l'UE ont déjà repris en main le contrôle partiel ou total de leurs frontières.

Selon ce scénario de l’implosion de l'UE, au moins dans une première période, les relations intergouvernementales européennes, avec un Conseil européen réuni tous les semestres, et un certain nombre de réunions ministérielles telles qu'elles sont prévues par les règles institutionnelles de l’UE, se prolongeraient. Mais ce ne serait plus que des relations de façade. Il ne sortirait, en conclusion de ces réunions, que de la langue de bois, sans aucune décision collective signifiant une définition claire d’objectifs communs et la mise en œuvre d’un minimum de solidarité pour y parvenir. L’UE, qui a su au cours de son histoire jouer collectif, ne serait plus qu'un assemblage hétéroclite d'individualités nationales dénué d’esprit d'équipe.

Insistons sur le fait que ce scénario de l’implosion de l'UE ne s'effectuerait pas brutalement. Ceteris paribus, l'implosion de l'URSS ne s'est pas faite en un jour mais s'est étalée sur un certain nombre d'années. Le scénario d’implosion de l’UE pourrait être définitif, balayant nombre des éléments d'intégration existants. Mais il pourrait aussi donner lieu à d'autres alternatives, comme la reconstruction d'une UE plus étroite entre quelques pays qui souhaiteraient garder une logique d'ensemble.

Jean-Paul BetbezeLe risque de déconstruction de l’Union européenne existe, bien sûr, et tous ses membres sont conscients du risque. C’est bien pourquoi l’euro est décisif, " tient " et sans vraie opposition d’aucun chef d’Etat ou de gouvernement. C’est pourquoi aussi les dérapages budgétaires sont acceptés et que la Commission est patiente. C’est aussi une autre façon de comprendre les efforts de tous pour éviter le Brexit, le Royaume-Uni ayant une armée importante, avec la France et l’Allemagne. Pour comprendre ce qui se passe, notamment avec la question des migrants et la Turquie, nous ne pouvons donc avoir une conception comptable du budget européen ou étroitement monétaire. L’Union devient ainsi plus intégrée sous la pression de ces risques externes. Ajoutons que, dans le cas d’une crise plus forte, les politiques monétaires et budgétaires seraient plus accommodantes encore, sans oublier le soutien chinois. La Chine en effet préfère de loin un monde multipolaire, où l’Europe pèse, à un mode de fait bipolaire si l’Europe de défaisait. Cette bipolarité l’opposerait en effet aux seuls Etats-Unis.

Pour ce qui nous concerne, en Europe et en France, il va falloir penser à une défense plus intégrée, avec une vraie industrie de guerre européenne. Ce sont des avions, des tanks, des canons, ce sont aussi des systèmes d’écoute et d’échange, ce sont des frontières co-surveillées, par le pays et par les autres. N’oublions pas l’Internet européen que souhaitait Angela Merkel. C’est donc aussi un budget européen à concevoir, pour la Grèce, l’Italie ou la France, en fonction des problèmes et des responsabilités de ces pays. 

Alors que de tels scénarios noirs semblent aujourd'hui peu réalistes, n'avons-nous pas néanmoins tendance à les sous-estimer ? Inversement, la peur ou la méfiance face à de tels risques ne sont-elles pas excessives ? Un monde sans Union européenne et avec Donald Trump président des États-Unis serait-il nécessairement aussi effrayant qu'on l'imagine ?

Gérard-François Dumont ; Le risque du scénario de l’implosion semble sous-estimé. Pourtant, en septembre 2014, lors de sa première conférence de presse en tant que nouveau Président de la Commission européenne, l’ancien Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Junker a tenu des propos forts. Junker a déclaré que l’institution qu’il s’apprête à diriger est " confrontée à l’ardente nécessité de modifier son image et son fonctionnement ". Il a précisé qu’il a " tiré les leçons des erreurs commises notamment par son prédécesseur ", le président sortant de la Commission européenne, José Manuel Barroso. Des erreurs qui ont conduit à une " crise de confiance et [à] une expansion des courants antieuropéens ". Son équipe, qu’il a qualifiée de " gagnante " et " prête à donner un nouvel élan à la construction européenne ", est celle de la " dernière chance’ de l'Union ".

Or, depuis, il n’y a guère eu de réponses adaptées à ces enjeux. Prendre conscience du risque du scénario d’implosion supposerait des décisions structurelles, comme remettre en cause les élargissements inconsidérés de l'espace Schengen : il faut envisager que les pays qui ne sont pas en mesure d'assurer le contrôle des frontières extérieures de cet espace ne devraient plus en faire partie.

Quant aux peurs face aux risques, il ne faut pas les écarter sous prétexte qu’elles seraient irrationnelles ou excessives, mais les considérer comme objectives et raisonnables. En effet, l’un des buts de la réflexion prospective est de prévoir le pire pour mettre en œuvre des décisions permettant d’en écarter la venue. Il serait donc rationnel que les instance de l’UE réfléchissent à ce qui peut arriver de pire, comme une extension des guerres qui sévissent actuellement au Moyen-Orient, une guerre totale entre la Russie et l’Ukraine, une guerre mise en œuvre par la Turquie contre la Grèce, une guerre entre l’Algérie et le Maroc sur la question du Sahara occidental, avec nombre d’effets secondaires potentiellement dommageables dans l’Union européenne en raison de la présence des diasporas maghrébines, un régime islamiste s’emparant de la totalité du pouvoir dans un pays du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord, etc. C'est en analysant le pire qu'on est en capacité de mettre en place des solutions susceptibles d’y parer et contribuant donc à stabiliser à la fois les périphéries de l’UE et l’UE elle-même, notamment par la neutralisation des tensions pouvant s’exacerber entre diasporas. On a donc tort de se focaliser sur la "peur" comme sur un épouvantail irrationnel car nous devons simplement regarder les risques en face afin de les traiter rationnellement en tant que tels.

Quoi qu'il en soit, ce ne sont pas les Européens qui choisiront le président des États-Unis, ni celui de la Russie, ni le successeur éventuel du calife de l'État islamiste si celui-ci était tué. Il faut donc faire avec le monde tel qu'il est. Le plus important pour les pays européens est d’écarter leur aveuglement pacifiste pour réaliser des diagnostics et des prospectives géopolitiques débouchant sur des actions salutaires permettant d’œuvrer pour le bien commun de leurs populations.  

Jean-Paul BetbèzeOui, nous sommes peut-être naïfs, mais surtout nous ne voulons pas faire les efforts qu’implique ce qui se passe. Ce n’est pas une question de scénario, mais de changement du monde. En fait, nous n’avons pas le choix. Nous pensons à " la mondialisation ", comme si elle était unique, alors que montent les risques d’une " guerre des mondialisations ", au moins entre pays émergents et industrialisés. Elle peut opposer la Chine aux Etats-Unis, et toute la question est d’en faire une rivalité surtout économique. Dans ce monde des " grandes plaques ", nous devons renforcer la nôtre, qui n’est pas seulement monétaire ou budgétaire. La question de l’euro est en effet essentiellement politique, car le dollar sera toujours là, au pire. N’oublions pas que le monde n’aime pas le vide et que nous pouvons disparaître si nous nous divisons et reculons. Cette crise des migrants, des religions, des valeurs est en fait le moment d’intégrer plus et mieux, de dire ce que nous sommes et ce que nous voulons. C’est notre différence, gagnante, si nous nous en donnons les moyens, avec courage.



[1] Dumont, Gérard-François, " La Turquie et l’Union européenne : intégration, divergence ou complémentarité ? ", Géostratégiques, n° 30, 1er trimestre 2011.

[2] A côté de scénarios inverses, donc roses ; cf. Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, Paris, PUF, 2015.


[1] Cf. Dumont, Gérard-François, " L’Ukraine, une terre étrangère pour la Russie? ", Géostratégiques, n° 43, 3e trimestre 2014.



[1] Expression qu’il a utilisée notamment en juin 2015 à Sarajevo.

[2] Par exemple le conflit du Haut-Karabagh, la question de Taiwan ou celle du Sahara occidental ; cf. Dumont, Gérard-François, " Géopolitique et populations à Taiwan ", Monde chinois, n° 1, printemps 2004 ; " Haut-Karabagh : géopolitique d’un conflit sans fin ", Géostratégiques, n° 38, 1er trimestre 2013. 

Le sujet vous intéresse ?

À Lire Aussi

A quoi ressemblerait le sommet Europe Turquie sur les migrants si l’Union européenne n’existait plus ?Accord UE-Turquie sur les migrants : est-il bien raisonnable pour l'Europe de céder autant à M. Erdogan ?Isolationnisme et désengagement de l'OTAN : pourquoi l’élection de Donald Trump serait un énorme tremblement de terre pour l’Allemagne

Mots-Clés

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !