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Tous aux abris ! Pourquoi le traitement médiatique d’un FN en tête des Européennes sera bien pire à supporter que les résultats eux-mêmes
©Reuters

Bad Trip

Le 26 mai, au lendemain des élections européennes, préparons-nous à une indigestion médiatique. On peut déjà prédire que la presse se déchaînera sur le résultat "historique" du Front national, donné vainqueur des élections européennes depuis belle lurette. Voici quelques idées de unes de nos journaux décryptées par deux experts des médias.

Arnaud Mercier

Arnaud Mercier

Arnaud Mercier est professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Institut Français de Presse, à l'université Paris-Panthéon-Assas. Responsable de la Licence information communication de l'IFP et chercheur au CARISM, il est aussi président du site d'information The Conversation France.

Il est l'auteur de La communication politique (CNRS Editions, 2008) et Le journalisme(CNRS Editions, 2009), Médias et opinion publique (CNRS éditions, 2012).

Le journalisme, Arnaud Mercier

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François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Atlantico : Si Le Front national (FN) arrive en tête des élections européennes ce dimanche 25 mai, quelles pourraient être d’après vous les Unes de la presse française ?

Arnaud Mercier : Je ne suis pas sûr que le FN soit le plus mis à la Une. Je pense que l’abstention sera presque autant mise en lumière que son éventuelle première place. L’histoire nous montre que chaque élection européenne est plus boudée par les électeurs que la précédente. Les sondages laissent poindre, pour dimanche, la possibilité de dépasser les 60% d’abstention et atteindre ainsi un nouveau record. Le thème le plus fort, qui d’ailleurs synthétisera à la fois le possible bon score du du Front national et l’abstention record, devrait donc être la « crise démocratique » et la crise du projet européen.

L’Humanité pourrait titrer « Europe : les peuples n’ont plus confiance en elle », car le PCF a des positions très critiques sur l’actuelle gouvernance européenne, et se trouverait conforter par une abstention massive. Chez des journaux comme Libération, ou des hebdomadaires tels que Le Point ou Le Nouvel Observateur, on peut penser qu’ils pointeront plus l’abstention et le score cumulé des partis anti-systèmes, et le fait que peut-être deux Français sur trois auront refusé le vote alors que pourtant le Parlement est l’institution la plus démocratique des institutions européennes :  « De la crise en Europe à la crise de l’Europe ! ».

Le Figaro, L’Express ou Atlantico pourraient insister davantage sur l’échec du gouvernement en place, sur un nouveau camouflet électoral, et d’une plus façon générale, sur la fragilisation des forces pro-européennes, présentée comme une alerte. Et en parallèle ils pourront insister sur les causes de cette crise anti-européenne, sur les raisons, tout en relativisant le score du Front national et sa portée.

François Bernard Huyghe : Si le FN est devant l'UMP, je pense qu’on verra des couvertures qui se questionneront sur le vrai vainqueur des élections. Elles se demanderont s’il s’agit du scepticisme, c’est-à-dire du rejet de l’Europe, ou bien si c’est le Front national et sa ligne politique qui aurait gagné. C’est un des points qui ressortira forcément.

Pour illustrer, j’imagine bien les couvertures sur le nouveau profil de la France. De la part de la presse traditionnelle, nous lirons sans doute "La France isolée", ou, "La France humiliée", voire, avec un peu plus d’emphase, "La France honteuse". Sans oublier la reprise des éléments de langage récents de François Hollande, "La France qui sort de l’Histoire". Plus on s’approchera de l’axe bobo et social-démocrate, comme par exemple Libération, plus on sera dans l’apocalyptique et le moralisateur. Je ne serai d’ailleurs pas étonné que Libération s’en donne à cœur joie avec une Une ressemblant à  "Le retour de la France de Pétain", en tout cas je vous parie qu’il y en aura un pour sortir un : "Le retour des vieux démons".

Nous verrons aussi des titres plus nostalgiques de la part des médias européistes, comme "La fin du grand rêve européen ?", "La fin de la paix et de la prospérité ?". Et le thème du "suicide du pays" sera aussi exploité, peut-être par les magazines hebdomadaires, pour parler comme aiment le faire leurs journalistes du "masochisme français".

Comment les médias traitent-ils les sujets relatifs au Front national ?

Arnaud Mercier : On a bien vu que certains journalistes aimaient se faire peur (et faire peur à leur lectorat) ou étaient parfois sincèrement sidérés par les résultats du FN, qui expriment une réalité sociale, démographique et sociologique, qu’un journaliste ne comprend pas toujours parce qu’il y a un  décalage trop conséquent de mode de vie, de niveaux de diplôme ou de revenu.

Une partie des journalistes est encore marquée par le 21 avril 2002, le jour où J.-M. Le Pen avait été qualifié au second tour de la présidentielle. Ils ont alors beaucoup usé de métaphores catastrophistes, comme « séisme » « tremblement de terre », même si dès le soir des élections les sondages par téléphone donnaient un résultat sans appel (82% vs 18%) en faveur de Jacques Chirac. Mais il y a eu un effet de sidération, parce que globalement personne ne pensait que cela pouvait être possible. Et les journalistes, comme d’autres acteurs de la vie publique, le croyaient d’autant moins possible qu’ils ne voulaient surtout pas de ce scénario. La bonne vieille « méthode Coué » en somme.

Le Front national n’a été que le deuxième vainqueur, loin derrière l’UMP, des dernières élections municipales. Pourtant certains médias en ont fait l’apparent « grand vainqueur » du scrutin, alors que cette victoire le ramenait simplement au niveau des élections de 1995, avant la scission de Bruno Gollnisch, avec néanmoins des percées significatives hors de ses bastions. C’était un beau résultat, mais sans être « historique » ou triomphal. On peut donc imaginer que les médias parleront lundi de confirmation de la progression électorale du FN et s’emballeront un peu moins qu’en 2002 ou qu’en mars 2014 où ils surpondéraient le poids politique réel de ce parti.

En quoi le fait que les médias s’obstinent à traiter dans leurs tribunes l’aspect symbolique de la percée du Front national peut porter préjudice au débat compte tenu qu’une victoire, même large, ne confererait aucun pouvoir concret au FN ?

Arnaud Mercier : Une des grosses faiblesses du traitement médiatique réservé au Front national, c’est le raisonnement en pourcentage brut, et non en nombre de voix. Les électeurs frontistes sont beaucoup plus mobilisés que les autres car ils sont dans une logique de protestation, de ressentiment. Si dimanche le taux d’abstention atteint les probables records annoncés, ce sera du fait des électeurs des autres partis. On se retrouvera donc avec un différentiel d’abstention très favorable au FN, qui le ferait grimper automatiquement en pourcentage des suffrages exprimés mais pas nécessairement en nombre de voix recueillies. Dans un tel cas de figure, parler de « percée », de « fulgurante ascension » et autres métaphores similaires, serait une erreur d’interprétation. Et si la lecture symbolique (arriver en tête) a son intérêt, elle ne doit pas venir occulter la réalité des rapports de force politiques lors d’élections majeures qui mobilisent beaucoup plus et qui ne sont pas en lien avec un scrutin de type proportionnel.

Il faudrait que les médias aient une ligne éditoriale claire, et plus réfléchie sur la façon de couvrir le vote en faveur du Front national. Certains médias qui disent vouloir combattre les idées du Front national, le traite de telle manière qu’il serve plutôt ses intérêts objectifs. Le Front national joue la carte de la victimisation, en criant à la stigmatisation et en poussant l’identification possible entre le parti qui serait exclu du jeu médiatique, qui serait maltraité, et des électeurs en perte de sens, déboussolés, qui se sentent exclus de la société, du marché du travail, des évolutions du monde contemporain. Stigmatiser le FN ou ses électeurs, comme cela arrive parfois dans les reportages, ne provoque pas de repentance chez ses électeurs, voire les renforcent plutôt dans leur identification à un statut de victime, de parias.

L’autre cas problématique est l’aveuglement qui confine au déni psychanalytique ou à la franche bêtise. L’exemple le plus caricatural, cruel à rappeler pour son auteur, est l’éditorial criant aux « Manipulations » (c’est son titre) publié dans l’Humanité du 18 avril 2002, trois jours avant l’élection présidentielle, qui mettait en garde sur le fait que la menace du Front national n’était qu’une grosse ficelle pas crédible et manipulatrice pour forcer les choix des électeurs vers les partis traditionnels. La virulence du propos de Maurice Ulrich contre l’hypothèse de la présence de Le Pen au second tour n’avait d’égale que le niveau tragique d’erreur d’analyse. « Revoilà la ficelle du vote utile. Il y aurait un danger de deuxième tour Chirac-Le Pen donc, il faudrait sans tergiverser, voter Jospin dès le premier tour. Le PS qui, depuis plusieurs jours, est à la recherche de moyens pour doper son candidat ne répugne pas à utiliser l’argument. Il est malsain. Gonfler le danger Le Pen à des fins de boutique c’est lui donner encore plus de crédit qu’il n’en a. Il est mensonger, car son niveau dans les sondages n’est pas tel que l’hypothèse de sa présence au second tour soit crédible un instant. (…) Le gros câble du vote utile visant à zapper les choix du premier tour, n’est pas seulement une manipulation scandaleuse : on ne joue pas avec Le Pen (…). »

Pour conclure, espérons que les médias sauront garder une mission pédagogique, en sachant souligner que les élections européennes sont un exutoire, qu’il s’agit d’élections intermédiaires et que dans les gens y voient davantage une manière d’exprimer un ressenti que d’affirmer une conviction politique ou un attachement aux idées d’un parti, même si les critiques sévères contre la façon dont le projet européen est aujourd’hui décliné sont aussi à entendre par ceux qui font l’Europe et la gouvernent.

François Bernard Huyghe : Même si on prend les hypothèses les plus hautes des partis populistes, ils resteront effectivement minoritaires. Les médias sont les premiers à avoir fait monter la mayonnaise dans leur manière de parler du Front national, sans doute pour faire monter la peur de l’anti-faschisme à gauche, mais rarement en sortant des carcans idéologiques.

De mon point de vue, cette campagne électorale a été d’un très faible niveau pédagogique, avec des contenus soporifiques, et aucune efficacité pour rendre attractive l’idée de l’Europe auprès des citoyens, ce qui est quand même le travail des journalistes.

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