Télévision et démocratie, même combat : la course à l’audimat<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Télévision et démocratie, même combat : la course à l’audimat
©

EDITORIAL

Au lendemain des 10 ans du décès du sociologue Pierre Bourdieu, parallèle entre sa critique de la télévision et la campagne présidentielle actuelle.

Alain Renaudin

Alain Renaudin

Alain Renaudin dirige le cabinet "NewCorp Conseil" qu'il a créé, sur la base d'une double expérience en tant que dirigeant d’institut de sondage, l’Ifop, et d’agence de communication au sein de DDB Groupe.

Voir la bio »

Revenons sur quelques aspects relevés par Bourdieu à propos de la télévision, en rapprochant notamment contenu rédactionnel et contenu programmatique. Bourdieu explique que les rédactions s’épient mutuellement pour regarder ce que les autres traitent comme sujets, et sous quel angle, pour à leur tour l’aborder, sous un angle différent, nécessairement plus pertinent. Il témoigne alors, en s’amusant, que ce sont les journalistes qui lisent le plus les journaux, et qui sont persuadés que tout le monde a vu ou lu le sujet qui les a eux-mêmes marqués. Bourdieu considère alors qu’ « il faut lire ce qui est dit pour savoir ce qu’il faut dire ». Nous sommes également dans le cadre des campagnes électorales dans cette phase permanente d’observation de l’autre, attendant qu’il se dévoile pour riposter, ou au contraire essayant de prendre un temps d’avance comme un journaliste chercherait le scoop à dévoiler avant les autres, et les forçant à réagir, à suivre.

La règne de l’audimat critiqué par Bourdieu comme le diktat du succès commercial, jusqu’alors suspect et condamnable, est aussi devenu la quête absolue des campagnes électorales. Cet audimat démocratique ultime correspond bien sûr au nombre de suffrages, et c’est là bien naturel, mais c’est aussi devenu le critère d’évaluation permanent, en temps réel, des moindres faits, gestes et paroles tout au long de la campagne. Dès lors, les questions obsessionnelles des équipes de campagne, qui sont également devenues les critères d’évaluation des journalistes eux-mêmes, concernent le nombre de reprises médiatiques, « d’images », de visionnages, désormais de volume d’e-conversations. Le succès d’une entrée en campagne, d’une émission ou d’une annonce est jugé au nombre de tweets générés. La démocratie est devenue elle aussi une course à l’audimat.

A propos du culte, ou disons du fléau, des idées reçues, comme des raccourcis de la pensée : là encore Bourdieu explique que la course à l’audimat pousse à la vitesse, à la pensée rapide, à ce qu’il appelle joliment les « fast thinkers », qui pensent plus vite que leur ombre. Le besoin pédagogique n’étant dès lors plus nécessaire étant donné que « les idées sont déjà reçues … car ce sont des idées reçues » (Bourdieu appréciait particulièrement ce genre de figures de styles … pas très éloignées du slogan publicitaire finalement … une autre forme de raccourci de la pensée ). Toujours est-il qu’un des travers que cela peut occasionner dans le débat démocratique est qu’il est inutile d’expliquer et de développer comment mettre en place ce qui est admis et accepté sans besoin de démonstration. Combattre la finance mondiale (évoqué par tous) devient alors une idée qui se suffit à elle-même. Inutile d’en expliquer les modalités dès lors qu’elle est acquise et qu’elle sonne comme une évidence. Et comme rien n’est plus difficile que d’expliquer l’évidence, tout le monde s’en arrange.

Les faits divers quant à eux, comme le disait Bourdieu, sont là pour faire diversion (j’avais prévenu sur le goût des formules). Les petites phrases sont devenues les faits divers des campagnes électorales, tout comme les ajustements tactiques et rhétoriques. Au delà des histoires de pédalo, de condamnation pour hyperactivisme ou pour mimétisme Mitterandien, il suffit que Nicolas Sarkozy explique qu’il n’est pas contre François Hollande mais contre la crise pour que François Hollande explique qu’il n’est pas contre Nicolas Sarkozy mais contre le système bancaire. Personne n’aime, ni la crise, ni le système bancaire. Que l’un dise qu’il a changé, pour que l’autre explique qu’il na pas besoin de changer. Que l’un soit accusé d’aimer l’argent pour que l’autre déclare aimer les gens, etc.

Enfin, Bourdieu critique aux intellectuels d’avoir « l’illusion de la liberté à l’égard des déterminismes sociaux », alors qu’ils y sont soumis. Les hommes politiques ont aussi, et c’est bien naturel et d’une certaine manière légitime, une certaine tendance à considérer qu’ils peuvent changer le cours des choses (qu’il s’agisse de refuser le fatalisme, ou d’aspirer à rêver), tout en expliquant qu’ils sont parfaitement conscients des contraintes et des réalités. Cette capacité à pouvoir se libérer des déterminismes, notamment lorsque ceux-ci s’appellent finance mondiale ou globalisation, est aussi attendu d’eux, ce qui peut nous amener à considérer que l’opinion publique n’est pas loin d’avoir la même illusion que les intellectuels de Bourdieu finalement.

Dans cette intense concurrence médiatico-démocratique, et en cette année du Dragon qui démarre, il semblerait bien que nous soyons ici rentrés dans l’année des requins, ou des loups tant ce combat électoral est aussi celui des meutes qui s’épient et s’attaquent mutuellement. Mais dans cette recherche de ligne éditoriale distinctive, le directeur des programmes Nicolas Sarkozy est-il en train d’inventer le président désintéressé (à sa propre succession) lorsque son principal adversaire semble si intéressé d’être président ? L’avenir nous le dira, bientôt, dans le prochain épisode.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !