Sommet UE Afrique : l'Europe face à l'avancée asiatique<!-- --> | Atlantico.fr
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Les pays asiatiques s'intéressent de plus en plus au marché africain.
Les pays asiatiques s'intéressent de plus en plus au marché africain.
©Reuters

Conquête asiatique

L'Europe a longtemps été liée à l'Afrique par les nombreuses colonies de jadis. Mais c'est désormais l'Asie avec la Chine en fer de lance qui s’intéresse de plus en plus au marché de ce continent. Le 4ème sommet Europe / Afrique doit réfléchir à cette évolution.

Jean-Joseph Boillot

Jean-Joseph Boillot

Jean-Joseph Boillot est agrégé de sciences économiques et sociales et Docteur en économie.

Il est spécialisé depuis les années 1980 sur l'Inde et l'Asie émergente et a été conseiller au ministère des Finances sur la plupart des grandes régions émergentes dans les années 1990. Il est aujourd'hui chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et coprésident du Euro-India Group (EIEBG).

Son dernier livre :  "Utopies made in monde, le sage et l'économiste" paru chez Odile Jacob en Avril 2021.  
Il est également l'auteur de "L'Inde ancienne au chevet de nos politiques. L'art de la gouvernance selon l'Arthashâstra", Editions du Félin, 2017.   et de "Chindiafrique : la Chine, l'Inde et l'Afrique feront le monde de demain" paru chez Odile Jacob en Janvier 2013.

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Atlantico : L'Asie a de plus en plus d'intérêts en Afrique, et part à la conquête au continent noir. Historiquement parlant, pourtant, c'est l'Europe qui est le plus ancrée sur place. L'Asie a-t-elle réussi à détrôner l'Europe ? Comment ?

Jean-Joseph Boillot : L'Asie n'a pas détrôné l'Europe. L'Europe reste globalement le deuxième, voire le premier, partenaire économique et commercial. Néanmoins, il y a eu un net rééquilibrage depuis une vingtaine d'années. Non seulement sous la poussée de la Chine, mais également de l'Inde et des pays d'Asie du Sud-Est qui ont vu en l'Afrique un triple enjeu.

En premier lieu, l'Afrique est un grand fournisseur de matières premières et de ce point de vue-là, il y a évidemment eu une forte concurrence avec les autres puissances Occidentales, qu'il s'agisse des Etats Unis et bien sûr de l'Europe. Deuxièmement, l'Afrique est un continent dont la poussée démographique va progressivement en faire un véritable marché. Particulièrement pour les produits bon marché, d'autant plus que la population africaine a déjà tendance à faire son "shopping" elle-même en Asie. Et enfin, le troisième enjeu qui est beaucoup plus lié à l'investissement des pays asiatiques en Afrique, c'est le sentiment qu'il y avait tout à faire sur ce continent, dans les prochaines décennies. Qu'il s'agisse des infrastructures, de l'énergie, de l'agriculture…

Mais ne fantasmons pas: l'Asie n'a pas "détrôné" l'Europe, on assiste simplement à un rééquilibrage assez légitime, compte-tenu du poids pris par l'Asie dans l'économie mondiale.

Y a-t-il un risque pour l'avenir ?

Non, je ne pense pas qu'il y ait un risque pour l'avenir, pour autant que, d'une part l'Europe réagisse correctement, et que d'autre part, nous ayons une vision réaliste de la présence asiatique en Afrique. Les "arbres ne montent pas jusqu'au ciel" dit l'adage, et cela va jouer pour la Chine. Nous avons déjà eu l'expérience de la pénétration Japonaise dans les années 80, qui avait donné lieu  sur le continent Africain aux mêmes fantasmes sur le péril jaune. Or, on s'aperçoit 30 ans après que la place du Japon est devenue tellement marginale que même les Japonais s'en inquiètent et qu'ils ont lancé leur propre sommet avec l'Afrique voici quelques mois. Et les Africains ont répondu à l'appel en souhaitant que le Japon revienne, précisément pour rééquilibrer la place de la Chine.

Doit-on parler d'un partage du marché Africain entre l'Europe et l'Asie ?

Cette idée d'un partage de l'Afrique entre l'Asie, l'Europe et les Etats-Unis est une problématique du XIXème siècle. Aujourd'hui le continent Africain, à la fois par la masse de sa population et d'autre part par sa maturation  progressive, cherche au contraire à utiliser le meilleur de chacun des partenaires pour, précisément, ne pas se laisser enfermer dans une quelconque conquête néocoloniale. C'est d'une certaine façon l'Afrique qui se "partage" les velléités commerciales des uns et des autres dans de très nombreux cas.

Qu'est-ce que l'Europe met en œuvre pour assurer sa mainmise sur l'Afrique ? Cette réponse à la concurrence asiatique est-elle adaptée ? Pourquoi ?

Il ne faut pas utiliser le terme mainmise qui renvoie là encore au partage colonial du Congrès de Berlin de 1885. Il n'y a pas non plus à mes yeux de volonté de mainmise, et si tel était l'objectif, l'Europe connaîtrait des lendemains difficiles avec le continent africain. Cependant, il est vrai que la réponse de l'Europe au défi asiatique a été un peu tardive. D'abord parce qu'elle a perdu confiance, dans les années 90, dans le potentiel de l'Afrique. Ensuite, parce qu'elle a été très occupée par ses propres problèmes suite à la chute du mur de Berlin, puis par l'élargissement au sud et à l'est, et enfin par la mise en place de la monnaie unique en 2002 qui bien évidemment n'a pas été chose facile, et d'ailleurs ne l'est toujours pas !

C'est probablement cette présence massive de l'Asie qui a provoqué un renouveau de la problématique africaine en Europe, il y a maintenant de l'ordre de 5 à 6 ans, en prenant conscience de ses enjeux commerciaux mais aussi de la responsabilité de l'Europe dans le futur d'un continent qui est son voisin immédiat. Cette réaction est toutefois, pour l'instant, encore peu cohérente. Chaque pays européen tente de jouer sa propre carte -y compris l'Allemagne du reste- et intervient de façon dispersée. Chacun par exemple refuse de facto de donner à la Commission Européenne de Bruxelles les moyens de mettre en œuvre les décisions prises lors des trois précédents sommets Union Européenne – Afrique. Nous verrons donc si, lors du quatrième sommet qui se tient à Bruxelles dans les prochains jours, la voix européenne continue d'être dispersée ou si l'Europe fera état d'une volonté commune au travers des institutions européennes de mettre en œuvre un partenariat équilibré. Ce qui est clairement la demande de l'Afrique à l'Europe. 

L'Afrique attend en effet énormément de l'Europe et pas seulement de l'Asie. Et elle a tendance à dire : "Voyez ce que l'Asie a fait depuis une vingtaine d'années, nous ne sommes donc pas un continent à négliger. Nous avons besoin de tous pour réussir, à vous de venir avec modestie, esprit de compétition et apportez-nous le meilleur de vous-même." Et rares sont à ma connaissance les pays africains qui dénient aussi à l'Europe son engagement sur des sujets dits sensibles comme la gouvernance, alors qu'on sait l'Asie bien plus timide sur ce plan. La jeunesse africaine notamment est très demandeur d'une relation politique forte. Ce qui ne veut pas dire immixtion mais aide au bon fonctionnement de l'état de droit.

Comment l'Afrique vit-elle cette situation ? Qu'en ressort-il pour elle ?

Pour l'Afrique, il y a un véritable bénéfice à voir les anciennes puissances coloniales européennes être un peu secouées par la concurrence des pays asiatiques, mais aussi du reste des Etats-Unis qui reviennent en force. Cela leur permet de parler d'une façon plus égale, compte tenu du déséquilibre économique considérable. 

Le véritable enjeu européen pour l'Afrique tient à la proximité des deux continents qui ne sont éloignés que de 14 kilomètres au Détroit de Gibraltar. A la différence de l'Asie, donc, la relation Afrique – Europe est beaucoup plus étroite, et beaucoup plus symbiotique au regard du développement de l'Afrique. Se pose donc, ici, la question -sensible ne nous le cachons pas- des migrations. Car, un continent comme l'Afrique qui va dépasser le milliard d'habitant et devrait en accueillir le double en 2050, va de facto faire face à un continent en vieillissement et représenter une véritable opportunité pour des trajectoires professionnelles de jeunes en souffrance d'emploi. La question est donc : va-t-on vers un brain drain (exode des cerveaux) qui sera de facto un jeu à somme négative pour les deux continents. Les uns perdront leurs forces vives, les autres verront arriver des migrants définitifs qui s'intégreront plus ou moins difficilement. Ou, autre scénario, va-t-on vers un "brain gain", c'est à dire un jeu à somme positive permettant de former les élites Africaines en Europe, et de les mettre en ordre de marche face aux défis incroyables de leur propre continent. Bref, l'Afrique voit l'Europe comme un partenaire essentiel, stratégique, qui n'a pas encore fait ses choix, ou qui fait des choix contradictoires. Et elle regrette parfois que ce partenaire ne soit pas plus offensif vis-à-vis de l'Asie dont elle perçoit les avantages mais aussi toutes les limites.

Enfin, quelles sont les conséquences que cela peut avoir pour la France ?

Pour les Français, c'est un enjeu essentiel. Il faut que nous arrivions à avoir une vision réaliste et équilibrée des défis des prochaines années. Depuis quelques mois on a par exemple l'impression que les interventions Françaises en Afrique sont vues comme étant l'expression d'une grande puissance par rapport à un ancien continent colonisé. Ce regard rétrograde ne met pas les Français en situation de comprendre les réalités actuelles comme on a pu l'entendre au sommet France-Afrique de décembre dernier de la bouche même d'un grand nombre d'Africains : nous avons bien affaire à un géant potentiel qui rencontre évidemment tout un ensemble d'obstacles et a donc besoin d'une coopération pour lever ces obstacles, qui sont parfois d'ordre politiques et militaires (Mali, Centrafrique…). Mais si on regarde les origines de ces conflits, de ces crises africaines, ils sont pour la plupart liés aux difficultés du développement économique et social: chômage massif, sous-développement agricole, maladie des matières premières accaparées par les uns et les autres etc.

Comment par exemple créer la dizaine de millions d'emplois par an nécessaires aujourd'hui à l'Afrique? Le choix qui se pose pour la France est de participer positivement à ce décollage Africain. Et on retrouve en partie ici l'enjeu du scrutin des élections européennes. Si on refuse l'Europe, comment la France va-t-elle réussir à peser demain, à réunir les moyens considérables que requiert la stabilisation institutionnelle de l'Afrique? D'autant que vu d'Afrique, on souhaite sortir de la relation passionnelle entre la France et une partie du continent Africain, et pour cela mobiliser l'Europe. La France peut en fait jouer le rôle de médiateur de cette nouvelle relation comme on le voit d'ailleurs dans les limites de l'action de notre armée au Mali et surtout en Centrafrique. Dans ces conditions, le décollage de l'Afrique a des chances de réussir et il ne peut que procurer une nouvelle frontière à nos entreprises, à notre jeunesse, un peu comme le rêve asiatique que nous avons eu du mal à concrétiser ces trente dernières années si on se rappelle la visite de Xi Jinping à Paris la semaine dernière.

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