Sécurité : pourquoi la volonté politique du gouvernement pourrait bien être freinée par les acteurs de terrain (et par Christiane Taubira ?)<!-- --> | Atlantico.fr
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Christiane Taubira.
Christiane Taubira.
©Reuters

Le diable dans les détails

En dépit du tournant spectaculaire en matière de sécurité intérieure, les mesures de l'exécutif seront loin de trouver un écho favorable parmi les acteurs de la justice, où le droit-de-l'hommisme fait parfois figure de religion.

Hugues Moutouh

Hugues Moutouh

Hugues Moutouh, préfet, était conseiller spécial du ministre de l'Intérieur au moment de l'affaire Merah.

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Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

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Atlantico : François Hollande a annoncé, lundi devant le Congrès, des mesures extrêmement fermes en matière de sécurité et de justice. L’ensemble du gouvernement va-t-il le suivre sur ces thématiques ? Christiane Taubira, qui a toujours défendu la prévention contre la répression, ne risque-t-elle pas d’être un frein à la mise en place de ces mesures sécuritaires ?

Jean Petaux : Très clairement le gouvernement est aux ordres du président de la République. N’oublions pas la lettre de la Constitution : "Le président de la République, nomme, sur proposition du Premier ministre, les membres du gouvernement" (article 8). Tout ministre qui ne serait pas d’accord avec l’orientation du chef de l’Etat n’aurait qu’à tirer les conséquences pour lui-même : "fermer sa gueule ou démissionner" selon la phrase désormais célèbre de Jean-Pierre Chevènement (qui ne "la" ferma pas et donc démissionna…). En septembre 1962, le général de Gaulle propose au conseil des ministres le changement du mode de scrutin pour l’élection présidentielle et le passage au suffrage universel. Un seul ministre est hostile : Pierre Sudreau, ministre MRP et maire de Blois. Il va quitter immédiatement le jour-même le gouvernement.

En revanche d’autres exemples montrent qu’on peut très bien conduire une politique donnée alors qu’on y était totalement hostile quand on siégeait dans les rangs de l’opposition. Tel fut le cas de Michel Debré. Sous la IVème République, après le 1er novembre 1954 date du déclenchement des "événements d’Algérie", Michel Debré écrivait chaque semaine des éditoriaux incendiaires dans un journal (bien nommé) "Le Courrier de la colère" fustigeant la "politique d’abandon" des gouvernements successifs entre 1954 et le 13 mai 1958 qui marqua le retour du général de Gaulle au pouvoir. Cela ne l’a pas empêché d’être "obligé" en quelque sorte de défendre et de mettre en place une politique qui a conduit non seulement "à la paix des Braves" selon la formule de de Gaulle, mais aussi aux Accords d’Evian, le 18 mars 1962 et à l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet de cette même année. Certes Debré devait être remplacé le 14 avril 1962 laissant Matignon à Georges Pompidou, mais il n’empêche que lui que l’on savait tant hostile à l’indépendance de l’Algérie, a appliqué sans broncher la ligne décidée à l’Elysée. On sut plus tard qu’il en avait terriblement souffert, mais sa loyauté fut totale.

Alors quid de Taubira ? Il ne s’agit pas de la comparer à une personnalité comme Michel Debré…Sans doute est-elle plus appréciable par rapport à Jean-Pierre Chevènement puisqu’ils furent l’un et l’autre candidats à la présidentielle de 2002 et eurent, pas qu’un peu, leur part de responsabilité dans l’élimination de Lionel Jospin dès le premier tour. Christiane Taubira a une très forte personnalité, une vraie fierté et un certain courage politique, mais pour l’heure elle n’est pas partie. Elle est restée en dépit des divergences qu’elle a pu pointer entre ses idées et celles de Manuel Valls par exemple. Est-ce à dire qu’elle est prête à "avaler toutes les couleuvres" et à remiser ses idées politiques au magasin des "vieilles lunes" ? Pas forcément, mais pour l’heure seuls les faits comptent : elle n’a pas manifesté contre la réforme de la Constitution proposée par le chef de l’Etat et contre la réforme de la loi de 1955 sur l’état d’urgence… Cela veut dire qu’elle est solidaire politiquement du "tournant sécuritaire" gouvernemental actuel. Quant à savoir si sa ligne "préventive" plus que "répressive" va être un frein au renforcement des mesures de sécurité je ne le crois pas du tout… Tout simplement parce que politiquement Christiane Taubira ne "pèse rien" même si elle est dispose d’une forme de poids symbolique…

Peut-être d’ailleurs que les mesures de sécurité renforcées, compte tenu de leur difficile mise en application, se "freineront" toutes seules hélas, à l’épreuve des faits ou du manque de moyens humains et matériels… Sans que Madame Taubira y soit pour grand-chose….

Philippe Bilger : Je pense que depuis l'arrivée même de Manuel Valls au poste de Premier ministre, la Garde des Sceaux n'a pas sa place dans le gouvernement. Si cette disharmonie idéologique saute aux yeux actuellement, le problème est structurel. Cela fait donc longtemps qu'elle ne devrait plus être là, en tout cas si l'on vivait dans un univers de cohérence intellectuelle et politique. Christiane Taubira est un caillou dans la chaussure gouvernementale, lequel a eu du mal sur le plan de la sécurité et de la justice d'abord parce qu'il était profondément écartelé entre Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, qui incarnent une gauche pragmatique et réaliste et elle. Mais j'oppose à cet argument de bon sens le fait que l'on ne sait pas tout. Peut-être que le Président la ménage en vue de la présidentielle ? Au regard du climat qui a complètement changé, du projet de loi sur les mineurs qui sera dorénavant mis en lumière, il peut la garder car précisément elle n'a plus de rôle à jouer. Elle est se situe à la fin du cortège funèbre.

Le gouvernement est en permanence en train de minimiser les désaccords, les états d'âme de Mme Taubira. Nous l'avons vu il y a quelques jours, après son passage sur Europe 1. Car en réalité François Hollande veut la garder comme un marqueur de gauche. Ce désaccord, ce clivage existe depuis le début. Le Président les connait. De plus, elle est très habile : dans le même temps de ses foucades pour dire qu'elle est libre, et qu'elle pourrait quitter le gouvernement, elle continue de rester. Elle joue en réalité sur les deux tableaux. 

Un renvoi du gouvernement serait bien sûr une sorte de miracle démocratique, mais je suis loin d'y croire. Et elle n'est pas aussi courageuse qu'on le prétend : bien que cela répondrait à ses convictions affichées, il n'y a que très peu de chances pour qu'elle se prononce sur la présomption de légitime défense pour les policiers, dont le gouvernement a annoncé la couleur.

Les mesures annoncées lundi vont devoir être approuvées par le Conseil d’Etat notamment, puis appliquées par des magistrats, Christiane Taubira est-elle, selon vous, en capacité de convaincre ses administrations de la nécessité de ce tournant sécuritaire ?

Philippe Bilger : Attendons de voir le tournant sécuritaire. Tout ce qui a été dit au Congrès de Versailles sera sans doute mis en œuvre plus rapidement. Mais n'oublions pas que le projet de loi de la Ministre sur les mineurs a été accepté...

Plus le Président nous entraînera, légitimement, dans une guerre cohérente, efficace -je l'espère- et sans merci contre le terrorisme, plus il prendra soin de la garder. Elle correspond à une sorte de totem de la survivance d'une gauche qui n'a plus aucun effet sur le réel, qui est totalement désavouée par le peuple français, mais que précisément on peut garder grâce à cette désuétude. Le rôle politique de Christiane Taubira en tant que Garde des sceaux n'est pas à ce point capital que le président soit obligé de prendre en compte cette offre dogmatique.

Jean Petaux : Ce n’est pas le problème. L’actuelle Garde des Sceaux n’a à convaincre personne. La première est que Madame Taubira n’est pas du tout appréciée par les magistrats. Même le syndicat de gauche, le Syndicat de la Magistrature (très minoritaire) se montre critique vis-à-vis d’elle. Autrement dit ce n’est pas parce qu’elle donnera des instructions allant dans un sens ou dans un autre qu’elle sera entendue et obéie tellement elle est peu soutenue. La deuxième raison c’est que le véritable "patron" de la Chancellerie est beaucoup plus désormais le directeur de cabinet de la Garde des Sceaux, Alain Christnacht, préfet, ancien haut-commissaire en Nouvelle-Calédonie, passé par la DGSE dont il fut directeur financier. Alain Christnacht est très au fait des questions terroristes, il sait parfaitement que la lutte contre le terrorisme ne se fait pas avec de la "câlinothérapie", avec des poèmes et des plaidoiries ou des effets de manche de prétoires destinées à tirer les larmes de "Margot-la-jurée" à qui on expliquerait que Monsieur Abdeslam Salah aurait eu une enfance malheureuse expliquant ses crimes… Et lui saura faire passer les messages qu’il faut aux services de la Chancellerie. La troisième raison pour laquelle Christiane Taubira n’aura aucun poids dans l’application des décisions politiques adoptées en matière de répression accrue c’est que la Justice, ne l’oublions pas, est indépendante en France et que si la Chancellerie peut donner des instructions aux Parquets, elle n’a aucune espèce de pouvoir sur les juges du siège et ne peut se mêler des instructions conduites par des magistrats indépendants…Raison pour laquelle François Hollande a parfaitement raison de demander une modification de la Constitution pour que les nouvelles dispositions plus sécuritaires, en relation avec la gravité de l’évolution constatée dans le combat mené par DAESH, soient complètement "dans les clous" juridiquement parlant pour que le Conseil Constitutionnel n’abroge pas les nouvelles lois qui seront adoptées par le Parlement à la demande du Gouvernement actuel. Autrement dit, pour l’heure, Madame Taubira à la Chancellerie n’est ni un problème, ni une solution…

Comment les différents échelons administratifs pourraient-ils procéder pour minimiser leur importance ?

Hugues Moutouh : Tout d'abord, les mesures annoncées par le gouvernement ne seront probablement pas mises en application rapidement. J'en veux pour preuve la loi de renseignement, qui, votée après les attentats du mois de janvier, n'ont pas encore été appliquées.

L'Etat d'urgence a permis au gouvernement de procéder à des perquisitions administratives. Cela signifie bien que l'on a davantage confiance dans les autorités préfectorales plutôt que dans les décisions des magistrats pour ce type de situation, que les ressorts de l'action judiciaire ne sont pas les mêmes que pour l'autorité administrative. Les différents communiqués du syndicat de la magistrature et de l'USM montrent qu'ils sont inspirés par la même philosophie, celle des droits de l'homme, et du fait que la raison d’État n'existe pas, ou n'est pas indispensable. Ce que dit le Syndicat de la magistrature, c'est qu'une législation d'exception est forcément contraire à l'Etat de droit. Or depuis l'avènement de la démocratie, les régimes, dans des situations exceptionnelles, ont toujours eu besoin de se doter de moyens juridiques dérogatoires au droit commun. Cela ne veut pas dire que c'est une aberration juridique pour autant. Et le syndicat de la magistrature, certes minoritaire, s'insurge contre ces mesures. Le juge, ne l'oublions pas est le gardien des libertés, mais la liberté n'est pas l'anarchie. 

D'un point de vue général, pour porter une action, il faut que ceux qui l'appliquent partagent sa philosophie. Sur quels leviers les détracteurs au sein des administrations des mesures prises par le gouvernement dans le cadre de son tournant sécuritaire pourraient-ils compter ?

Hugues Moutouh : Les magistrats forment un contre-pouvoir puissant, dont on en observe les effets aujourd'hui dans le droit pénal et celui des étrangers : chaque fois qu'une décision doit être validée par la justice, les magistrats sont bien indépendants dans leurs actes. Ensuite, c'est malgré tout à la charge du parquet de faire appel. Mais le magistrat ne verra pas sa conduite dictée.

Dans la lutte contre le terrorisme cependant, il est absolument nécessaire que tout le monde soit au même diapason. La situation requiert une harmonie de vue sur toute la chaîne pénale : des services de renseignement et de police jusqu'à l'exécution des peines.

A la fin de l'Etat d'urgence, la justice ne pourra pas faire revenir les personnes expulsées, ou refonder les associations dissoutes. Mais compte tenu des attitudes, des idéologies d'une grande partie des acteurs du monde judiciaire, nous reviendrons certainement au même point qu'auparavant, avec le même rapport critique vis-à-vis des mesures restrictives. L'Etat d'urgence marquera-t-il les acteurs du monde judiciaire pour les dix prochaines années ? J'en doute fortement. Une résistance de la part de ces derniers est probable, les mêmes irréductibles qu'auparavant continueront de professer leur religion des droits de l'homme, sans aucun recul sur les nécessités du pays.

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