Révolutions arabes, année 2 : quel est le vrai pouvoir des salafistes ?<!-- --> | Atlantico.fr
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En Egypte, les mouvements dits salafistes sont allés beaucoup plus loin dans l'intégration dans le jeu politique et électoral qu'en Tunisie.
En Egypte, les mouvements dits salafistes sont allés beaucoup plus loin dans l'intégration dans le jeu politique et électoral qu'en Tunisie.
©Reuters

Le pouvoir de la religion

Les divers mouvances salafistes entrées dans la sphère politique en Egypte et en Tunisie n'en finissent pas de faire parler d'elles dans les média locaux et étrangers. Retour sur un phénomène souvent incompris du monde musulman.

 Mohamed-Ali  Adraoui

Mohamed-Ali Adraoui

Mohamed-Ali Adraoui est Docteur en Science Politique, chercheur en relations internationales et spécialisé dans l'étude du monde musulman. Il est chercheur à l'Institut universitaire européen de Florence ainsi qu'à l'Université nationale de Singapour. Il est l'auteur des ouvrages : Du Golfe aux banlieues. Le salafisme mondialisé, PUF, 2013, et Les islamistes et le monde. Islam politique et relations internationales, L'Harmattan, 2015.

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 Atlantico : Les gouvernements islamistes d'Egypte et de Tunisie font chacun face à une grogne populaire croissante. Au delà de l'incapacité à garantir la sécurité et la stabilité économique, ce désamour peut-il s'expliquer par le poids des "alliés" salafistes sur les politiques gouvernementales ?

Mohamed-Ali Adraoui :  La colère populaire est indéniable mais, en réalité, assez éloignée de la problématique salafie. Ce terme renvoie, au passage, à une diversité de visions de la religion et de pratiques. Sur un plan politique, le paysage du salafisme réunit aussi bien des groupes affirmant peu goûter les choses du militantisme et alerter contre les risques de sédition que peut entraîner la contestation, que des adeptes de l'action armée en vertu d'une velléité de révolution mondiale au nom de l'islam. Il y a également des mouvements utilisant les outils classiques de l'activisme politique tels que la constitution en partis, l'animation de journaux, l'organisation de manifestations ou plus généralement la participation aux débats de société. Ce dernier courant s'est considérablement renforcé à la faveur des changements de régime puisque bénéficiant de l'espace de liberté consécutif et de la crise de transition liée au départ des autocrates, opérant parfois un changement doctrinal majeur comme c'est le cas en Egypte où de nombreux adeptes sont passés d'une défiance à l'endroit du politique à une légitimation de la participation électorale.

Dans ce pays comme en Tunisie, certes les problèmes de sécurité et de justice sociale sont immenses mais les salafis sont un groupe parmi d'autres. Il y a aussi les supporters de clubs de football que des acteurs encore liés aux précédents pouvoirs, sans parler d'une partie des classes populaires sans réelle allégeance politique mais excédée par le poids des injustices, qui participent de l'équation transitionnelle. Certes les partis au pouvoir essentiellement proches de l'héritage des Frères Musulmans doivent composer avec cette concurrence structurée également autour de la référence religieuse, ce qui par exemple influe sur les débats constitutionnels ou l'atmosphère dans l'espace public autour de certaines femmes par exemple, mais il serait superficiel de résumer les problèmes que rencontrent ces sociétés aujourd'hui à la simple existence de groupes dits salafis.

L'aile la plus "dure" de ces mouvements considère la démocratie comme un "concept impie". Cette position jusqu'au boutiste peut elle évoluer (vers une "nadahouisation") ?

Effectivement, que l'on parle de Ansar Chari'a ("Les partisans de la législation religieuse") autour de leur principale figure Seifallah Ben Hassine plus connu sous le nom de Abou Iyad al-Tounssi, ancien combattant d'Afghanistan, ou du parti Hizb Nour ('Le Parti de la Lumière") en Egypte, créé en 2011 et étant arrivé deuxième après le Parti de la Liberté et de la Justice proche des Frères Musulmans lors des élections législatives, avec 27,8% des suffrages (soit 127 sièges) pour l'alliance dont il faisait partie (celle-ci incluait également le Parti de la Construction et du Développement, le Parti de l'Authenticité ainsi que le Groupe Islamique dans le cadre de l'Alliance pour l'Egypte aussi appelé Bloc Islamique), il y a un rapport à tout le moins ambigu avec la démocratie. Il faut peut-être distinguer les deux pays.

En Egypte, les mouvements dits salafistes sont allés beaucoup plus loin dans l'intégration dans le jeu politique et électoral qu'en Tunisie. Leur programme politique est encore aujourd'hui relativement simple : défense des préceptes religieux et orientation du système législatif national vers les normes islamiques. Au passage, les mesures détaillées sont assez rares et il est difficile de dire ce que les dirigeants de ces partis entendent précisément par "défense de la religion". Cela signifie donc que le premier référentiel est la religion, c'est même pour certains membres de ces partis le seul puisqu'un "projet islamique" ne peut être que construit autour de l'identification à l'islam avec la norme qui en découle. Il est donc fondé de nourrir certaines interrogations. Cependant, la réalité des discours et de certaines mesures voulues intègrent clairement la référence à la démocratie. Elle est d'abord un moyen pour distribuer le pouvoir de manière pacifique sans heurts majeurs et pour réguler le jeu politique. De même, si le Parti de la Construction et du Développement se dit explicitement attaché aux préceptes religieux, ses leaders disent refuser tout théocratie et se distinguent par le désir de libéraliser encore davantage l'économie.

La défense de la religion prend donc des formes diverses qui échappent donc à tout discours simplificateur. En cela, on pourrait dire que les partis salafis ressemblent quelque peu aux mouvements fréristes dans les années 1980-1990 qui avaient intégré la notion de démocratie dans leur programme et leur positionnement politique tout en prenant soin de le justifier islamiquement en appelant à la notion religieuse de choura ("consultation"). Si l'époque actuelle permet de juger de l'effectivité de tels discours et de mesurer parfois le décalage entre théorie et pratique, ne serait-ce que sur un plan déclaratoire, il y a de manière indéniable aussi bien au sein des Frères Musulmans que de certains mouvements salafis une référence aux principes démocratiques.

Ces formations radicales peuvent-elles tirer politiquement avantage des troubles actuels ? Quels sont leurs objectifs actuellement ?

Ces groupes ont d'abord tiré avantage de la libéralisation indéniable des systèmes politiques dans ces pays mais également de l'ouverture de ces sociétés. Par exemple, la chute de Ben Ali et celle de Moubarak a clairement coïncidé avec la libération de nombreux prisonniers politiques appartenant à ces groupes religieux et enfermés souvent durant plusieurs années. En cela, pour ce qui est salafis légitimant la violence, il est de plus en plus faux de dire qu'ils n'ont pas de base sociale. Certes, elle demeure très étroite mais le changement de régime à renforcé les rangs de ceux qui justifient parfois la violence contre des autorités qu'elles combattent. Ceux qui ne sont pas violents mais qui désirent tout de même militer pour défendre leur agenda par exemple en investissant l'espace public pour y faire valoir leurs vues tirent avantage des errements du pouvoir en place comme c'est le cas en Tunisie où la troïka composée du Congrès Pour la République, de Ettakatol et surtout de Ennahda est jugée peu efficace pour endiguer les poches d'insécurité dans certains quartiers des grandes villes ou dans certaines campagnes. D'aucuns pensent même que les islamistes au pouvoir utilisent "le menace salafiste" pour se poser en garant de la stabilité ou d'une forme d'équilibre. La réalité, je pense, est plus complexe puisqu'il n'y a pas d'autorité aussi forte aujourd'hui qu'à l'époque de Ben Ali. Nous assistons de manière indéniable à l'émergence d'un nouveau système politique, et dans cette difficile transition, les forces actives bénéficient des zones grises qui caractérisent le passage d'un régime cloisonné et autoritaire que peu de monde regrette vers un paysage politique représentatif de la diversité tunisienne et égyptienne.

De nombreuses destructions de monuments considérés comme offensants (mausolés soufis, zaouias....) ont été causés par les salafistes depuis plusieurs mois. Y'a t-il un risque d'affrontements avec les autres mouvances de l'Islam ?

Il est clair que sur un plan local, il y a des heurts et mêmes des violences entre représentants, non pas forcément de courants religieux, mais de différentes offres politiques ayant trouvé à s'exposer plus grandement depuis le départ des dictateurs. Les tensions initiées par des religieux sont une partie non négligeable des querelles auxquelles nous assistons. En Tunisie, en Egypte mais également en Libye, en Mali voire ailleurs, un contexte de concurrence religieuse s'est fait jour, notamment pour dire l'islamiquement légitime maintenant que les autocrates ne sont plus là. Cela a par exemple pour conséquence de laisser prospérer certains groupes que ce soit dans la campagne tunisienne, dans le Sinaï égyptien, à Alexandrie ou ailleurs mus par la volonté de défier un Etat en construction et donc structurellement faible mais également des membres de minorités confessionnelles, des femmes ou des adversaires. Si l'on parle d'attaques contre des lieux sensés représenter du paganisme, de la déviance ou de l'hétérodoxie, on a pu sans conteste en dénombrer même s'il ne faut pas évacuer d'autres motivations comme les règlements de compte, les motifs matériels ou encore l'action de groupes extrémistes mais non religieux.

Néanmoins, sur un plan plus large, je ne crois pas à la propagation de tels actes à une plus grande échelle. L'extrémisme religieux existe en Tunisie comme en Egypte, mais il ne concerne qu'une infime minorité de personnes, les salafis optant au pays du Nil surtout pour l'action politique, qui du reste soulève d'autres questions. Il ne faut donc pas évacuer le risque d'affrontements entre courants religieux opposés mais ces derniers peuvent également coopérer sur de nombreux points comme on peut l'observer entre les Frères Musulmans et les salafis sur le projet constitutionnel. Si l'on voulait résumer, on pourrait dire que la principale source de tensions aujourd'hui est de nature verticale, soit entre une partie du peuple et le pouvoir. Il y a bien sûr des affrontements de type horizontaux entre certaines parties de la société, mais ils ne sont pas les plus nombreux, la principale source d'inquiétude étant largement sociale et économique, les populations de ces pays souhaitant bénéficier des dividendes de ces révolutions. J'étais en Tunisie et en Egypte récemment, les médias déforment souvent la réalité éminemment complexe des évènements qui continuent de s'y jouer.

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