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Mais au fait, quelle place pour la Russie dans la grande confrontation entre l’Occident et la Chine qui se dessine ?
©Reuters

L'ennemi de mon ennemi

Alors que les rapports entre l'Occident et la Chine ont de plus en plus de plomb dans l'aile en cette crise de coronavirus, Donald Trump et Vladimir Poutine semblent mettre leurs rancœurs de côté…

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Quelle place et quel rôle peut avoir la Russie dans cette grande confrontation entre l'Occident et la Chine ?

Cyrille Bret: un rôle important mais secondaire, comme l’Union européenne ou l’Union indienne. La Russie n’est pas au centre de la confrontation transpacifique actuelle. Pour la Chine, sur le plan diplomatique et stratégique, la Russie est un partenaire important pour contester le leadership américain dans les institutions des Nations-unies, notamment par des vétos conjoints au Conseil de sécurité. Les deux puissances sont en accord pour lutter contre toute ingérence dans les affaires intérieures et pour défendre une version intransigeante de la souveraineté nationale. En revanche, sur le plan économique, la Russie n’a d’intérêt qu’énergétique et minier pour la Chine : vue de Pékin, la Russie est une puissance militaire dotée d’une réserve de minerais et d’hydrocarbures relativement vide d’hommes. C’est un partenaire très utile. Mais pas un allié à part entière et à égalité.

Pour Washington, la Russie est un pivot eurasiatique qui, tantôt va contre l’Occident avec la Chine notamment au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai, tantôt cherche à se rapprocher de l’Occident pour réduire son handicap économique et démographique envers la Chine.

Florent Parmentier:La Russie a un objectif : affirmer sa propre souveraineté comme un pôle de puissance à part entière, et non se contenter d’une place de second. Les années 1990, et leur cortège d’humiliations (non prise en compte du point de vue russe dans le règlement des conflits internationaux) sont passées par là. Pour cela, la politique étrangère russe entend s’inscrire dans un temps long pour gérer un espace immense et déséquilibré. 

Qu’on en juge : le tiers européen de la Russie, jusqu’à l’Oural, regroupe 70% de la population et 75% du PIB. La Russie apparaît comme un Etat dont la puissance surpasse ses capacités économiques, en dont le développement de l’Extrême-Orient reste une tâche séculaire. Développer un territoire qui s’étend sur 11 fuseaux horaires, y fournir des services d’éducation, de santé et diverses infrastructures (de l’électricité au réseau internet) avec une fraction du budget d’une Union européenne plus petite impose la prise en compte par l’Etat de nombreux besoins non pris en compte par le marché. 

La réorientation de la Russie vers la Chine après la guerre en Ukraine et la politique de sanctions s’inscrit donc dans des tendances historiques profondes. Pour autant, ce tournant n’est pas fait d’un seul bloc, puisque des tensions existent également entre la Chine et la Russie, malgré deux Présidents qui affichent leur bonne entente. 

La Russie va tenter de jouer sa carte en se positionnant comme un fournisseur de sécurité auprès de divers gouvernements (Syrie) tout en en déstabilisant d’autres (Ukraine). C’est bien avec une Armée forte que la Russie a pu se maintenir dans ses frontières, comptant pour une part non-négligeable du PIB depuis Pierre le Grand.

La Russie peut-elle réellement se rapprocher des Etats-Unis (économiquement et politiquement) ou n'est-ce là qu'une énième stratégie pour déstabiliser la Chine ? Que peut-il arriver si la Russie prend ses distances avec la Chine ?

Cyrille Bret : « l’esprit de l’Elbe » sera sans lendemain. Le 25 avril 1945, quand les troupes américaines venues de l’ouest et les troupes soviétiques, venues de l’est, ont fait leur jonction sur le fleuve allemand l’Elbe, les deux superpuissances ont un moment célébré leur coopération contre le régime nazi. Mais, dès cette époque, les motifs de confrontation étaient déjà vifs. La Guerre Froide est déclenchée dès 1947 quand l’URSS constitue un bloc communiste à ses portes en Europe et que les États-Unis fondent l’OTAN en 1949.

Aujourd’hui, « l’esprit de l’Elbe » est un instrument de communication pour deux présidents qui cherchent à contrer l’offensive médiatique de la Chine et à compenser des difficultés économiques intérieures. La dernière fois que « l’esprit de l’Elbe » a été ressucité dans les communiqués de presse, c’était en 2010 quand le président américain Obama cherchait un rapprochement tactique avec un Moscou alors bien plus fréquentable pour l’opinion américaine.

C’est esprit n’est qu’un trompe-l’œil qui ne doit pas masquer des tendances structurelles à Moscou et à Washington. Pour Moscou, les Etats-Unis sont « le meilleur ennemi » ou le « rival favori » : l’anti-américanisme sert de moteur à l’action diplomatique et militaire russe. Et de justification aux crédits investis dans le complexe militaro-industriel. A Washington, la lutte contre l’influence russe sert de ciment à la partie centrale de l’échiquier politique américain. Quand Donald Trump agite la perspective d’une réconciliation avec la Russie, il affole délibérément l’establishment washingtonien mais n’ira pas plus loin. Les sanctions envers la Russie subsistent c’est là l’essentiel : aucun rapprochement ne sera possible tant que les Etats-Unis les maintiendront.

Florent Parmentier:Si la politique, c’est désigner l’adversaire, alors il faut reconnaître que Donald Trump est le premier à faire le pari de désigner la Chine dans ce rôle plutôt que la Russie. C’est un changement majeur : la Russie traîne une mauvaise réputation depuis fort longtemps, les premières sanctions pour manquement aux droits de l’Homme remonte à… La fin du XIXe siècle ! En dépit de l’alliance forgée lors de la Seconde Guerre mondiale, l’hostilité au régime soviétique a constitué une tendance de longue durée. Et nous sommes, aujourd’hui, à une sorte de point bas puisque l’abandon de sanctions n’est pas à l’ordre du jour et que les griefs réciproques sont nombreux. La Russie exigera des gages sérieux pour un rapprochement avec les Etats-Unis, de l’abandon des sanctions à une redéfinition de l’architecture de sécurité auxquels les Américains n’ont sans doute pas intérêt.

En outre, ce bras tendu de Donald Trump n’est pas unanimement partagé au sein des élites américaines, républicaines comme démocrates. Il y a un rapprochement entre groupes hostiles à la Russie, allant des partisans des droits de l’homme aux « faucons » en passant par des groupes d’intérêt est-européens. Une présidence Biden n’augure nullement d’un rapprochement avec la Russie. Mais la prise en compte de la menace chinoise peut contribuer à rehausser le statut de la Russie dans l’agenda américain : Henry Kissinger appelle par exemple à se rapprocher de la Russie pour l’éloigner de la Chine – le mouvement qu’il a contribué à faire en sens inverse dans les années 1970, cette fois-ci pour se rapprocher de la Russie et non de la Chine populaire ! Economiquement, les relations russo-américaines sont relativement secondaires. La concurrence existe par exemple sur les hydrocarbures, la guerre des prix entre Arabie saoudite et Russie occasionne des dégâts dans l’industrie du pétrole de schiste américain. 

On oublie généralement la profondeur des relations indo-russes, notamment en termes de complexe militaro-industriel, plus approfondies qu’avec la Chine. Face à la montée de la Chine, si les Etats-Unis ne souhaitent opérer un rapprochement, Moscou devra chercher New Delhi comme partenaire d’appui pour contenir la montée en puissance chinoise. Mais pour l’heure, s’ils ne sont pas alliés militairement, Russes et Chinois parviennent à trouver des compromis, y compris en Asie Centrale.

Se dirige-t-on doucement vers un monde bipolaire à nouveau ? La Chine doit-elle se préparer à trouver de nouvelles alliances ? Si oui, vers qui peut-elle se diriger ?

Cyrille Bret : l’idée d’un condominion sino-américain sur le monde est déjà ancienne. C’est en 2005, durant le deuxième mandat du président George W. Bush, que l’économiste américain Fred Bergsten a lancé l’idée d’un G2 entre Chine et Etats-Unis. Ce G2 devrait supplanter les autres instances de coordination de haut niveau, G7, G8 ou encore G20 en raison de l’importance des liens économiques, financiers et politiques entre les deux grandes puissances de l’aire Pacifique. L’idée a ensuite été reprise et amplifiée par l’administration Obama dans la perspective d’un rapprochement avec le régime chinois. Depuis 2013 et l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en République Populaire de Chine et surtout depuis l’élection de Donald Trump en 2016, les tensions nationalistes entre les deux pays sont devenues telles que l’idée même d’un G2 perdu en consistance comme je l’ai rappelé à Atlantico dès le début de la crise actuelle.

Dans le monde qui vient, la confrontation ne sera pas un duel entre deux superpuissances opposées terme à terme culturellement, politiquement, économiquement et idéologiquement. Il n’y aura ni Guerre Froide entre Etats-Unis et Chine, ni « piège de Thucydide » qui, selon l’expression du géopoliticien Graham Allison, mènera les deux pôles de puissance à la guerre. D’abord parce que l’un des deux ne veut pas combattre : la Chine préfère la victoire sans bataille. Ensuite parce que bien d’autres acteurs sont en jeu sur la scène mondiale : l’Union indienne, l’Union européenne ou encore les puissances économiques émergés du G20 sont décidées à défendre leurs intérêts sans se ranger sous la bannière de l’un ou de l’autre des deux leaders. Dans le monde actuel, les systèmes d’alliance sont beaucoup plus fluides et évolutifs. La Chine a évidemment des alliés « obligatoires » car ils dépendent de son économie : Laos, Cambodge, Corée du Nord, Pakistan, etc. Mais la Chine ne constitue pas l’équivalent d’un Pacte de Varsovie stable et militarisé. Son attitude à l’égard de la Russie est éloquente : elle s’en rapproche mais reste sur sa propre ligne géopolitique. Comme je l’avais souligné dès 2017, entre Russie et Chine, c’est plus qu’un partenariat mais moins qu’une alliance.

Florent Parmentier: La Chine s’est clairement fixée comme objectif de devenir la première puissance technologique et économique à horizon 2030, et a déjà réussi bon nombre d’étapes intermédiaires. Nous nous en rendons compte aujourd’hui à l’occasion de la crise du coronavirus. Elle a su également jouer sur plusieurs tableaux, montant en gamme dans ses produits, achetant des fleurons technologiques à l’étranger, jouant avec les règles du libre-échange. Plus encore, elle a su, avec son projet de « Route de la Soie », proposer sa propre vision de la mondialisation. Patiente, elle a su gagner en influence dans les organisations internationales et autres instances du multilatéralisme. La Chine pense aux 100 ans de la révolution en 2049. Le centenaire de la déclaration Schuman n’aura lieu qu’un an plus tard, mais qui s’en soucie en Europe ? Notre incapacité à penser le temps long devient un réel problème. 

Pour autant, la Chine peut plus difficilement passer pour un « allié de classe » avec les pays les moins avancés, y compris en Afrique. Lorsque l’on parle d’allègement de la dette africaine, c’est à présent la Chine qui se retrouve dans la position du financeur lésé. Les voisins de la Chine sont inquiets de l’activisme chinois sur le plan maritime ou économique. Dans un certain nombre de pays, les mesures de patriotisme économique risquent de se multiplier. Le rapport de forces est nécessairement à l’avantage de la Chine, mais pas autant qu’on le croit. En Amérique du Sud, en Europe, en Afrique, elle trouvera néanmoins des alliés, mais qui seront de plus en plus exigeants.

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