Quand la guerre contre le terrorisme a fini par avoir la peau de la démocratie sans avoir celle des terroristes<!-- --> | Atlantico.fr
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La CIA a récemment admis avoir espionné les ordinateurs de plusieurs sénateurs américains durant la période Bush.
La CIA a récemment admis avoir espionné les ordinateurs de plusieurs sénateurs américains durant la période Bush.
©Reuters

Démocratie en danger

Les révélations d'Edward Snowden ont montré l'ampleur de la surveillance mise en place par la NSA dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Le directeur de la CIA, John Brennan, s'est récemment excusé auprès de responsables du Sénat américain pour des fouilles réalisées par ses agents sur des ordinateurs d'enquêteurs parlementaires.

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : La CIA a récemment admis avoir espionné les ordinateurs de plusieurs sénateurs américains durant la période Bush. En Mars déjà, Dianne Feinstein avait accusé la CIA d'avoir espionné son ordinateur sur des sujets sensibles. En quoi est-ce que les moyens de lutte contre le terrorisme à l'époque du président Bush jr ont-ils effectivement portés atteinte à la démocratie américaine ? Porter atteinte à la constitution, n'est-il pas synonyme de négation de ses valeurs ?

Fabrice Epelboin : Les moyens mis en place à l’époque de Georges W. Bush (et en France sous l’ère Sarkozy) sont des technologies de surveillance de masse des populations, ainsi qu’un accroissement des capacités des Etats de surveiller les moindres faits et gestes numériques de quiconque. Un tel accroissement de ce qu’il convient d’appeler une forme de pouvoir dans les mains de l’executif génère necessairement un déséquilibre entre les trois pouvoirs traditionnels d’une démocratie : éxecutif, parlementaire et judiciaire.

La capacité donnée à l’executif de surveiller le parlementaire et le judiciaire - sans la moindre autorité de contrôle sérieuse - deséquilibre encore plus le jeu démocratique. Ce déséquilibre induit par les technologies de surveillance frappe toutes les nations qui se sont ainsi équipées. Pour les dictatures, ça ne fait guère que les renforcer, mais pour les démocraties, le changement est bien plus profond.

En ce qui concerne la démocratie américaine, cette surveillance des parlementaires est un scandale sous de nombreux angles, à commencer par le fait que c’est une violation flagrante du quatrième amendement de la constitution américaine. 

La constitution est - rappelons le - aussi sacrée que la bible pour les Américains, contrairement à ce qu’il se passe en France où la plupart des citoyens ignorent parfaitement son contenu, voir ne savent même pas ce qu’est une constitution. C’est une grave crise pour les Etats-Unis, qui impacte les valeurs de la nation américaine, et qui a considérablement terni l’image et l’influence des USA à l’étranger, au point que les Allemands font à peine plus confiance aux USA qu’à la Russie pour ce qui est de la défense de leurs intérêts.

Le prétexte avancée, sur la nécessité de s'attaquer au terrorisme est-il vraiment cohérent pour les sénateurs américains ? A quels abus, dérives, ce prétexte peut-il donner lieu ?

A moins qu’un sénateur américain soit complice d’une organisation terroriste - je pense qu’on en aurait entendu parler - ce pretexte semble à priori totalement fallacieux. Il s’agit plus vraisemblablement d’une opération destinée à surveiller un ou des parlementaires qui posait problème à l’executif. Vous avez sans doute vu la série “House of Cards”, ainsi que “Person of Interest”. Combinez les deux, vous aurez une idée des possibles. Les abus et les dérives commencent à être connus : mise sous surveillance des dissidents politiques, et de l’opposition en générale, des juges, des intellectuels pouvant s’opposer à la politiques gouvernementale, mais également perte de confiance des alliés des Etats-Unis, comme l’Allemagne, en particulier suite à la mise sous écoute du téléphone de la chancelière Angela Merkel.

Nous avons pour le moment du mal à appréhender les dérives en terme de climat social, mais nous ne devrions pas tarder à les observer. Aux USA, les documents Snowden ont ainsi révélé que de nombreux leaders de la communauté musulmane étaient sous étroite surveillance, sans pour autant qu’on puisse les soupçonner de terrorisme en quoi que ce soit. Imaginez qu’on vous dise, demain, qu’il en est de même en France. Vous imaginez l’impact sur le climat social ? Imaginez qu’on vous dise, demain, qu’en France aussi on a surveillé des députés : vous imaginez le climat à l’Assemblée, cette même Assemblée qui a sciemment voté des loi le rendant possible ? Vous imaginez la perte de crédibilité ce cette institution aux yeux des citoyens français ?

La lutte contre le terrorisme n'a pourtant pas sensiblement fait reculer le terrorisme dans le monde. Quelles sont les conséquences de la révélation de ces pratiques non-démocratiques ?

Les relations entre les Etats pratiquant la surveillance et leurs citoyens ne seront plus jamais les même, nous sommes entrée dans une ère où la confiance diminue d’année en année, et ne peut plus servir, comme elle le faisait auparavant, à huiler tous les rouages de la société. Sans confiance, tout ne peut que tourner au ralenti, voir se gripper au point de casser, aussi bien en ce qui concerne la vie démocratique que la vie économique d’une nation.

D’une culture à l’autre, la surveillance est plus ou moins acceptée : en Allemagne, la population et l’ensemble de la presse sont vigoureusement opposés à la surveillance, en France, pas vraiment, donnant ainsi un signal fort à ces gouvernements pour continuer à déployer un vaste programme de surveillance ou pour y intégrer une forme de contrôle afin d’en limiter les abus et les dérives.

La dégradation de la confiance contribue également à porter une vague populiste, mais nous n’avons pas encore assisté à une prise de pouvoir démocratique d’un parti populiste dans une démocratie pratiquant la surveillance. Le jour où cela arrivera, nous basculeront peut être de façon radicale dans une nouvelle forme d’Etat autoritaire basé sur la surveillance.

Comment concilier la caractère confidentiel des actions à mener, tout en assurant le respect des libertés individuelles et fondamentales ?

Depuis Wikileaks, la notion de confidentiel a pris un coup dans l’aile. Au mieux,  de nos jours, on peut faire les choses de façon temporairement confidentielles, mais comme tout le monde - y compris les Etats - laisse des traces numériques partout, tout fini par se savoir.

L’important pour un Etat devrait plus être de se demander - en tant qu’Etat - s’il pourra par la suite assumer ce qu’il fait face à ses citoyens et face au monde.

Il n’y a pas vraiment de conciliation possible entre l’usage des technologies de surveillance de masse et les libertés individuelles. Les libertés individuelles sont aussi conciliables avec la société de la surveillance que la propriété privée l’est avec le communisme. A l’heure actuelle, tout porte à croire que nous avons entammé une phase de notre histoire où l’on va assister à un déclin accéléré des libertés individuelles. Comme le montre très bien les révélations d’Edward Snowden, nous avons perdu tout contrôle sur la société de la surveillance. Elle est bien installée, et pour longtemps.

Quand je dis "nous", je nous inclus, nous Français, car nous faisons partie des nations qui construisons, aux cotés des Américains, cette société de la surveillance.

Il n’y a pas le moindre cadre législatif à laquelle elle obéi - aux Etats-Unis, elle viole pas moins de trois amendements de la constitution, en France, la situation est sans doute comparable. La loi ne semble visiblement pas s’appliquer à ce monstre technologique, né il y a à peine une décénie.

Si l'on en revient à la France, sommes-nous davantage protégés que les américains ? En quoi la Loi de programmation militaire pourrait-elle bousculer la situation existante ?

En France, nous en somme à une étape comparable au Patriot Act américain, voté dans la foulée du 11 septembre. Nous en sommes à passer une série de lois permettant d’ouvrir tout un tas de perspectives en termes de société de la surveillance. Entre l’article 20 de la loi de programmation militaire et la future loi anti-terroriste et son volet “cyber”, la société de la surveillance est désormais plus ou moins légalisée, les premières briques de sa gouvernance sont posées.

Ces lois portant sur le “cyber” changent la donne du jeu démocratique de façon radicale : l’executif dispose désormais d’un outil pour assoir son pouvoir sur le législatif - qui n’y a pas du tout accès - et le judiciaire, qui lui ne peut l’utiliser que dans des conditions très encadrées. La presse, de son coté, est condamnée à une montée drastique en compétence IT si elle veut conserver des droits comme le secret des sources ou la confidentialité d’une enquête.

C’est un tout nouveau système de gouvernance qui arrive, et nous continuerons de l’appeler démocratie, mais ne nous y trompons pas, quand le deséquilibre de pouvoir est tel entre les acteurs qui sont censé être ses piliers, c’est forcément bancal.

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