Quand Jacques Chirac se piégeait avec la dissolution malgré les enquêtes d’opinion<!-- --> | Atlantico.fr
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Roland Cayrol publie, avec Arnaud Mercier, « Mon voyage au coeur de la Ve République » aux éditions Calmann-Lévy.
Roland Cayrol publie, avec Arnaud Mercier, « Mon voyage au coeur de la Ve République » aux éditions Calmann-Lévy.
©FRANCOIS MORI / AFP

Bonnes feuilles

Roland Cayrol publie, avec Arnaud Mercier, « Mon voyage au coeur de la Ve République » aux éditions Calmann-Lévy. De ses premiers engagements au début des années 1960 à ses interventions sur les plateaux de télévision pour analyser notre actualité politique, la vie de Roland Cayrol est étroitement liée à l’histoire de la Ve République. Roland Cayrol revient sur des décennies d’expérience et d’observation, entre portraits acérés des grands fauves, anecdotes sur les coulisses des pouvoirs et réflexions sur les transformations de nos sociétés politiques. Extrait 1/2.

Roland Cayrol

Roland Cayrol

Roland Cayrol est directeur de recherche associé au CEVIPOF. il est membre du Conseil de surveillance de l'institut de sondage CSA. 

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Arnaud Mercier

Arnaud Mercier

Arnaud Mercier est professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Institut Français de Presse, à l'université Paris-Panthéon-Assas. Responsable de la Licence information communication de l'IFP et chercheur au CARISM, il est aussi président du site d'information The Conversation France.

Il est l'auteur de La communication politique (CNRS Editions, 2008) et Le journalisme(CNRS Editions, 2009), Médias et opinion publique (CNRS éditions, 2012).

Le journalisme, Arnaud Mercier

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Le sondeur peut en témoigner : le mot « sympathique » semble avoir été inventé pour Jacques Chirac. Dans toutes les études qualitatives le concernant, à toutes les périodes, le premier terme associé par les Français à la personnalité de Chirac a toujours été : « sympathique » !

Sympathique et convivial, et puis grand serreur de mains. J’ai plusieurs fois joué, avec des journalistes et des politologues, à un petit jeu. Il consistait, dans une pièce où il y avait, disons, trente ou quarante personnes, à ne pas serrer la main de Jacques Chirac. Eh bien, j’ai toujours perdu. Au moment où l’on croit le pari gagné – on a évité sa poigne ! –, voilà qu’il surgit derrière vous, qu’il vous agrippe, vous retourne et vous… serre chaleureusement la main. « Ah, vous êtes là, cher ami, bonjour ! »

Tout ce qu’on a écrit sur la légende d’un Chirac bon vivant, mangeur et buveur, j’ai souvent eu l’occasion de la vérifier. Son côté politicien avisé et calculateur, aussi.

Un point m’a toujours semblé plus contestable (mais peut-être l’occasion m’a-t-elle manqué ?) : excédé par l’image excessive du buveur de bière ultrasympa et « popu », dans un pays valorisant la culture, son entourage a fait écrire dans maints articles de presse que Chirac était, en fait, un grand amateur d’art, de poésie et de civilisations asiatiques (et pas seulement de la lutte des sumos). Puisque les témoignages en ce sens abondent, de la part de ses thuriféraires, acceptons-les. Je dirai seulement que, dans les contacts et conversations que j’ai pu avoir avec lui, je n’ai pas eu l’occasion de m’en apercevoir.

J’ai rencontré Jacques Chirac en 1967, alors qu’il venait d’être nommé secrétaire d’État à l’Emploi de Georges Pompidou ; à l’époque, il était plutôt réservé et pas toujours très à l’aise. Je l’ai mieux connu Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing. Je me souviens de cette confession sur ses rapports avec le président, qu’il avait fortement aidé à se faire élire. Parlant de ses conversations avec Giscard, il m’avait déclaré, tout de go, au tout début de l’an 1976 : « Nos entretiens sont parfois surréalistes. Franchement, très souvent, je ne comprends pas un mot de ce qu’il me dit ! »

J’ai suivi, comme pour les autres partis, les congrès de la formation gaulliste, et notamment le congrès fondateur du RPR – une énorme machine spectaculaire – du 5 décembre 1976, où Chirac fut élu président du nouveau parti, de manière enthousiaste, à la quasi-unanimité des délégués.

Un jour, menant mon étude récurrente sur les congressistes pour mon laboratoire de Sciences Po, je me suis retrouvé dans le bureau de Charles Pasqua, l’organisateur en chef de ces grand-messes, pour solliciter son acceptation de mon enquête. Je lui ai expliqué ce dont il s’agissait. Il m’a demandé s’il était possible de viser et de modifier le questionnaire, je lui ai répondu que non, bien sûr. Il a un peu toussé en le lisant puis m’a demandé : « Est-ce que les autres partis le font ? » J’ai dit oui, énumérant tous les congrès que nous avions déjà couverts. Du coup, il m’a dit : « Je ne me vois pas alors vous refuser ça, mais il faut l’accord de Jacques Chirac. » Il m’a immédiatement entraîné dans le bureau de Chirac, à deux pas. Pasqua et moi lui expliquons l’affaire, et le grand chef répond du tac au tac : « Il n’en est pas question ! » Pasqua, embarrassé, indique  : « Mais je viens de le dire à M.  Cayrol, puisque tous les autres partis politiques le font, de quoi aurions-nous l’air si nous refusions ? » Et à la minute même, sans plus barguigner, et changeant de décision, Chirac conclut : « Bon, banco ! Alors on le fait ! »

J’ai revu Jacques Chirac à l’hôtel de ville de Paris, où « le maire » (comme tout le monde l’appelait alors) m’a reçu plusieurs fois, à partir de 1977. Notamment parce que j’étais devenu directeur des études politiques de l’institut Louis-Harris. Le fondateur de l’institut aux États-Unis, Louis Harris, venait alors, une ou deux fois l’an, à Paris ; il souhaitait (auréolé de son image de « monsieur Opinion » de la campagne présidentielle de John Kennedy) rencontrer des personnalités parlant anglais. Et Jacques Chirac s’est aimablement prêté au jeu. C’était plutôt sympathique et intéressant, et cela m’a au passage permis de constater que l’anglais chiraquien était moins fluent que ne le croyait le maire…

Mais laissons là la préhistoire, et retrouvons le Chirac président de la République, après 1995. Le souvenir professionnel le plus marquant pour moi aura sûrement été celui de la dissolution de 1997.

On le sait, le président Chirac, peu satisfait de la majorité parlementaire, forte mais hétérogène, qui le soutient au Parlement, décide, le 21 avril, de dissoudre l’Assemblée nationale, pronostiquant que le scrutin auquel seront conviés les Français lui apporterait une majorité plus nettement « chiraquienne », et lui donnerait donc les coudées franches. Après s’être refusé à dissoudre en 1995 dès son accession à l’Élysée, et plutôt que d’attendre le renouvellement de l’Assemblée à date prévue, en 1998 –  un an plus tard, les conditions politiques pourraient s’être détériorées, en raison des prévisibles difficultés économiques, liées au respect des critères européens de convergence adoptés à Maastricht et appelant sans doute des mesures d’austérité budgétaire –, le pouvoir politique décide d’accélérer le calendrier institutionnel.

Quelques semaines plus tôt, un appel d’offres avait été émis en direction des instituts de sondage, pour la réalisation d’études qualitatives portant sur l’actualité politique, sans bien sûr mentionner la possibilité d’une dissolution. L’institut CSA, que je codirigeais, avait remporté cette compétition.

Nous voici donc, une directrice d’études qualitatives du département Opinion de CSA et moi, au palais de l’Élysée, où nous sommes reçus par Jacques Chirac, Alain Juppé (Premier ministre), Dominique de Villepin (secrétaire général de la présidence) et Maurice Gourdault-Montagne (directeur de cabinet du Premier ministre).

Nous sommes invités, pendant toute la durée de nos travaux, à respecter le secret le plus absolu –  directive à laquelle nous sommes évidemment habitués  –, et nos interlocuteurs nous annoncent immédiatement qu’ils envisagent une dissolution. Nous en sommes surpris, dans la mesure où cette idée, vaguement mentionnée dans deux ou trois organes de presse comme une éventualité, paraissait fort peu envisageable chez les observateurs.

Nous devons conduire des études qualitatives, pour ausculter la manière dont les Français recevraient une telle annonce. Dans ce type d’études, menées en profondeur, on ne cherche pas des chiffres en pourcentage comme dans les sondages, mais la manière dont s’articulent les attitudes et se fabriquent les images. On a besoin de prendre du temps pour les interrogations et les analyses. Or ici, le temps presse, une décision rapide s’impose, nous explique-t-on.

Nous revenons à l’Élysée, une dizaine de jours plus tard, pour retrouver nos prestigieux clients. Notre rapport est très négatif  : les Français ne comprennent pas pourquoi le président dissoudrait une Assemblée qui le soutient, et le mécontentement croissant à l’égard du gouvernement se nourrit de cette incompréhension. Bref, cela ne marche pas, du tout !

Après une discussion nourrie, une remarque et une demande nous sont faites. Nous avions travaillé sur l’ensemble des électeurs français (c’est ce qui était convenu), mais, nous fait-on valoir, seule compte vraiment en la matière l’opinion de l’électorat de droite. Nous devons donc refaire la même étude, mais en nous bornant à cette partie de la population électorale.

Rebelote, donc, et nouveau rendez-vous à l’Élysée, avec notre nouveau rapport. Qui est extrêmement proche du premier ! L’électorat de droite ne comprend pas, et n’approuve guère.

Jacques Chirac et ses collaborateurs sont visiblement désappointés. Mais, après une discussion sur les différents points de notre rapport, le président nous dit : « De toute façon, cette dissolution, nous allons la faire ! », et nous sommes invités à retourner sur le terrain pour tester la force possible des arguments à employer pour mieux faire comprendre, mieux faire passer, cette dissolution.

Munis d’une liste d’arguments touchant la politique intérieure, la politique économique et les nécessités européennes, nous renvoyons donc nos psychosociologues sur le terrain, pour une troisième vague qualitative, portant cette fois sur un possible argumentaire.

On l’aura deviné  : cette vague ne sera pas plus concluante que les deux premières. Aucun argument ne passe vraiment, en particulier celui de l’Europe, sur lequel nos politiques semblaient beaucoup compter.

Jacques Chirac me confie : « Merci pour votre travail, très éclairant. Nous mesurons bien les obstacles, mais la politique, c’est une prise de risques. Nous allons faire cette dissolution en prenant en compte les difficultés que vous énoncez. »

Étrange période, vécue en secret, où l’on voit une décision s’élaborer, une recherche montrer ses risques politiques, et un pouvoir s’enferrer.

À vrai dire, nous n’en avions pas vraiment fini. Le président devait encore, le 21  avril, faire l’annonce de la dissolution à la télévision. Il nous a été demandé, la veille, d’organiser des réunions de groupes de citoyens, pour tester l’allocution de Jacques Chirac. Le secret étant décidément le maître mot du moment, l’Élysée nous prévint qu’il ne pouvait pas nous faire parvenir le texte du discours ; le directeur du département Opinion de CSA, Stéphane Rozès, dut donc aller à l’Élysée, prendre en note ce discours, à la main. Les experts du président, sa fille Claude et le communicant Jacques Pilhan vinrent suivre en direct ces réunions et constatèrent, comme nous, que la partie aurait bien du mal à être gagnée…

Après la dissolution, et la victoire de la gauche aux élections législatives, la réalité du pouvoir passa de l’Élysée à Matignon, de Chirac à Jospin.

Le palais présidentiel est devenu un étrange endroit, peuplé de fantômes, aucun vrai signe d’activité, téléphones ne sonnant presque plus.

 Je me souviens de longues conversations avec Jacques Chirac ou avec Dominique de Villepin (plusieurs fois accompagné par Stéphane Rozès) où nous avions l’impression que nous les aidions à passer le temps. Comme ce petit déjeuner –  Dominique de Villepin servant lui-même, élégamment, le café ou le thé  – où nous avons joué, avec le président et son collaborateur, au petit jeu de « que font en ce moment les gens d’en face ? », imaginant et mimant entre nous les scènes en cours entre Jospin, Strauss-Kahn et Martine Aubry !

J’ai eu en revanche peu de contacts qui vaillent d’être mentionnés pendant le second mandat de Jacques Chirac, malgré quelques rencontres avec lui et parfois tel ou tel de ses collaborateurs, à propos d’études d’opinion. La routine du sondeur…

Extrait du livre de Roland Cayrol et Arnaud Mercier, « Mon voyage au coeur de la Ve République », publié aux éditions Calmann-Lévy

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