Psychologie de la connerie en politique : la fin de l’impunité pour les scandales politiques <!-- --> | Atlantico.fr
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Benjamin Griveaux scandales psychologie de la connerie en politique
Benjamin Griveaux scandales psychologie de la connerie en politique
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Bonnes feuilles

L’ouvrage collectif "Psychologie de la connerie en politique" a été publié aux éditions Sciences Humaines. La connerie, chacun la connaît : nous la supportons tous au quotidien. C'est un fardeau. Mieux la comprendre pour mieux la combattre, tel est l'objectif de ce livre, même si nous sommes vaincus d'avance. Extrait 1/2.

Jean Garrigues

Jean Garrigues

Jean Garrigues est historien, spécialiste d'histoire politique.

Il est professeur d'histoire contemporaine à l' Université d'Orléans et à Sciences Po Paris.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages comme Histoire du Parlement de 1789 à nos jours (Armand Colin, 2007), La France de la Ve République 1958-2008  (Armand Colin, 2008) et Les hommes providentiels : histoire d’une fascination française (Seuil, 2012). Son dernier livre, Le monde selon Clemenceau est paru en 2014 aux éditions Tallandier. 

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Wilson, Lesseps, Caillaux, Rochette, Oustric, Stavisky, Aranda, Boulin, Broglie, Nucci, Boucheron, Méry, Sirven, Rainbow Warrior, Urba, Clearstream, Cahuzac, Strauss-Kahn, Bygmalion, Benalla, Fillon : autant de noms qui ont scandé les heures sombres et les moments forts de notre histoire contemporaine. Autant d’affaires troubles de corruption, d’abus de pouvoirs ou de biens sociaux, de trafic d’influence, de clientélisme, de collusion illicite, de racket organisé, de commissions occultes ou de comportements dépravés, qui ont alimenté les colonnes des journaux, les diatribes parlementaires et les conversations de café du commerce depuis la naissance de la IIIe République en 1870.

Par essence, le scandale est fait de bruit et de fureur, d’indignation et de passion : tout le contraire d’une réflexion objective. Instantané un peu trouble d’un moment de crise, il faut en décrypter l’image à tête reposée. Et c’est ainsi que nous apparaît une chronologie des scandales, qui segmente des phases, des périodes, dessinant les contours d’époques contrastées, dont chacune mérite une attention particulière. D’une République à l’autre, ce ne sont plus les mêmes vices qui apparaissent scandaleux, ce ne sont plus les mêmes partis qui sont éclaboussés par le scandale, ce ne sont plus les mêmes qui les exploitent, ce n’est plus le même traitement médiatique : en somme, il y a plusieurs âges du scandale, qui lui construisent une histoire à part entière. L’histoire des scandales, à nos yeux, doit apparaître avant tout comme un révélateur social.

Mais qu’est-ce qui fait scandale ?

C’est ainsi par exemple que les premières décennies de la IIIe République voient les Français découvrir la corruption généralisée de leur personnel politique. Le souverain ayant disparu avec la chute du Second Empire, les représentants élus du peuple sont investis d’une légitimité nouvelle et d’un champ considérable de pouvoirs. Certains vont en abuser, mélanger les genres, parfois utiliser leur fonction au service de leurs intérêts personnels. C’est le cas spectaculaire du député

Daniel Wilson, gendre et premier collaborateur du président de la République Jules Grévy, qui n’hésite pas à organiser un trafic des décorations au cœur même du palais de l’Élysée. Le scandale de Panama, qui éclate en 1892 à l’instigation du journal antisémite La Libre Parole, dévoile aux Français la corruption de plus de 150 parlementaires, députés et sénateurs, qui ont accepté l’argent de la Compagnie universelle du canal de Panama afin d’autoriser cette société à organiser un emprunt.

Depuis l’Ancien Régime, ces pratiques de corruption et d’abus de pouvoirs ont existé, mais, désormais, elles sont soumises à l’attention vigilante d’une opposition politique qui a les moyens de s’exprimer. L’opinion publique entend exercer son droit de regard démocratique, et la presse, devenue un quatrième pouvoir, dispose de la liberté nécessaire pour informer les citoyens. C’est ainsi que s’effectue, dans cette fin du XIXe  siècle, une sorte de ré-invention du scandale politique, devenu un élément à part entière du débat public.

Sur ce terreau favorable, de quel semis a-t-on fait les bons scandales ? La corruption s’impose comme le mot-clef du scandale, le plus employé, le plus vilipendé, le crime des crimes. On l’a d’abord associé à Daniel Wilson et aux « chéquards » de Panama, puis, dans l’entre-deux-guerres, aux complices des escrocs Albert Oustric ou Alexandre Stavisky, puis à quelques élus « ripoux » de la Ve République tels Jacques Médecin, Michel Mouillot, Maurice Arreckx ou Jean-Michel Boucheron. Lieu commun de l’anti-parlementarisme, l’accusation de corruption a souvent été cuisinée à toutes les sauces de l’amalgame, voire de la diffamation, car elle touche à l’honnêteté et à l’indépendance de l’élu, valeurs sacrées de la République. Au cœur de la « religion » républicaine, la corruption apparaît comme le scandale majeur, celui qui discrédita naguère les pères fondateurs, Mirabeau ou Danton. Alors que les sociétés protestantes anglo-saxonnes se focalisaient sur les scandales de mœurs, c’est le rapport du pouvoir politique à l’argent qui a longtemps indigné la France catholique. Quand les États-Unis s’enflammaient pour l’affaire Lewinsky, qui se souciait en France des amours secrètes de nos présidents successifs ? Quand les tabloïds britanniques se repaissaient des liaisons extraconjugales de tel ou tel ministre, l’omerta française préservait depuis des années le secret de Mazarine, la fille cachée de François Mitterrand. La « religion » républicaine est d’abord et avant tout le respect d’une éthique citoyenne, qui veut que l’élu soit imperméable à l’argent. La corruption est donc le plus grave de ses péchés capitaux.

Viennent ensuite l’affairisme, le trafic d’influence, l’abus de pouvoirs qui se rapprochent souvent de la corruption. Points communs : le goût de l’argent, la confusion des genres, le mélange des intérêts. On l’a reproché dans les années 1910 au ministre Joseph Caillaux, dont l’honneur fut vengé par sa femme qui assassina le patron du Figaro Gaston Calmette en 1914… mais fut acquittée. On l’a reproché aux députés gaullistes impliqués dans les scandales immobiliers de l’ère Pompidou, ou à ceux qui furent dénoncés en 1972 par Gabriel Aranda. On l’a reproché aussi aux chefs de cabinet successifs du socialiste Pierre Bérégovoy, impliqués dans les affaires de délits d’initiés à la fin des années 1980.

Impénitente impunité

En réalité, il y a une infinité de gradations dans cet affairisme scandaleux. « Responsables mais pas coupables », affirma à l’époque Georgina Dufoix, accusée dans l’affaire du sang contaminé. L’opinion en jugea autrement, s’indignant de voir des ministres socialistes ayant fait preuve d’imprudence alors que des vies humaines étaient en jeu. L’imprudence, la légèreté, l’insouciance, le sentiment d’impunité que confère le pouvoir : voilà le troisième péché capital des politiques, et qui a lui aussi suscité bien des colères. La désinvolture fiscale de Jacques Chaban-Delmas lorsqu’il était au perchoir de l’Assemblée nationale lui valut de nombreux problèmes lorsqu’il devint Premier ministre. Idem pour la légèreté du ministre socialiste des Affaires étrangères Roland Dumas couvert de cadeaux par Christine Deviers-Joncour, la « putain de la République », qui travaillait pour la société Elf. Et que dire de Valéry Giscard d’Estaing acceptant pour lui-même ou pour ses proches des diamants et des trophées de chasse offerts par son « cousin » l’empereur Bokassa, dictateur sanguinaire de la Centrafrique ? Nulle malhonnêteté dans ces comportements, mais l’aveuglement tragique, on pourrait dire la « connerie », de ceux qui se considèrent au-dessus des lois communes.

Quant aux partis politiques, de la IIIe à la Ve République, ils ont tous mis en place des systèmes plus ou moins légaux de financements occultes, depuis le Comité Mascuraud qui subventionnait le Parti radical dans les années 1900, puis l’Union des intérêts économiques dans l’entre-deux-guerres, les officines de l’ancien préfet Boutemy qui drainait sous la IVe République l’argent du CNPF vers les candidats de la droite et du centre, ou encore les systèmes de bureaux d’études fictifs organisés par le parti socialiste dans le réseau Urba des années 1980, le « racket » des entreprises prestataires de services par le RPR chiraquien dans le système des HLM des Hauts-de-Seine ou de la Ville de Paris, les rétro-commissions ayant servi à financer la campagne d’Édouard Balladur en 1995, les financements libyens de celle de Nicolas Sarkozy en 2007 ou encore les sur-facturations du système Bygmalion pour sa campagne de 2012. Dans tous ces cas de figure, la « connerie » fut de se laisser prendre !

Ce sentiment malsain d’échapper à la règle commune a longtemps expliqué le quatrième péché des politiques : la dissimulation. Lorsque le ministre de l’Intérieur Michel Poniatowski manipulait en 1976 l’enquête sur le meurtre de Jean de Broglie, lorsque Charles Hernu couvrait en 1983 les dérives du GIGN dans l’affaire des Irlandais de Vincennes ou en 1985 l’attentat des services secrets sur le Rainbow Warrior, lorsque François Mitterrand ordonnait la mise en place d’un système d’écoutes téléphoniques illégales à son usage exclusif, enfin lorsque les grands partis s’entendaient pour étouffer les affaires au moment de la cohabitation Chirac-Jospin, c’était le règne de la dissimulation.

Aux États-Unis, les mensonges du président Richard Nixon avaient provoqué l’affaire du Watergate qui entraîna sa démission en 1974. Puis, en 1998, ce fut au tour de Bill Clinton de frôler l’impeachment, non seulement à cause de ses comportements « inappropriés », mais aussi et surtout parce qu’il n’avait pas dit la vérité sur ses relations avec Monica Lewinsky. En France, où la tradition monarchique restait prégnante, et ravivée par le présidentialisme de la Ve République, on s’accommodait un peu mieux de ces dérives absolutistes. Les contre-pouvoirs n’ont véritablement commencé à se mettre en route que dans les années 1990, et le phénomène s’est accéléré dans les années 2010. C’est à partir de ce tournant du XXIe siècle que la « connerie » politique s’est révélée dans toute sa splendeur.

Petits marquis et délinquants

La « connerie », c’est aujourd’hui le sentiment d’impunité qui pousse certains à continuer des agissements devenus intolérables. Ce sont des comportements de petits marquis, tel Aquilino Morelle, conseiller du président Hollande, contraint à démissionner de l’Élysée pour avoir utilisé les moyens de la République à des fins privées, ou Thomas Thévenoud, forcé à renoncer au bout de neuf jours à son portefeuille de secrétaire d’État chargé du Commerce extérieur, parce qu’il n’était pas en règle avec le fisc. Mais ce sont aussi des comportements franchement délictueux qui ont fait les gros titres de la presse internationale, telle la tentative de viol imputée à Dominique Strauss-Kahn, alors directeur du Fonds monétaire international, dans une suite du Novotel de New York, le 14 mai 2011. Cette « affaire » à rebondissements a marqué entre autres l’irruption d’une affaire de mœurs privée dans le panthéon français des scandales, symptôme d’une américanisation des esprits. Dans le registre plus traditionnel du scandale politico-financier, le plus énorme fut découvert en décembre 2012 avec la fraude fiscale massive orchestrée pendant des années par Jérôme Cahuzac, alors ministre délégué au Budget du gouvernement Hollande, donc en charge de la lutte contre la fraude. S’ajoutait à l’affaire Cahuzac, et ce ne fut pas la moindre de ses fautes, le mensonge public auquel il s’était livré en niant les faits devant l’Assemblée nationale. À la « connerie » délictueuse s’ajoutait une « connerie » communicationnelle qui ne lui fut pas pardonnée. En effet, la démocratie d’opinion est devenue aujourd’hui un paramètre essentiel du scandale. La « connerie » ne réside pas tant dans la gravité de l’acte lui-même que dans la perception collective de cet acte par l’opinion. C’est ce que n’a pas compris François Fillon, l’un des favoris dans la course présidentielle de 2017, lorsque le Canard Enchaîné s’est intéressé à la réalité des activités de collaboration parlementaire exercées pendant des années par son épouse Pénélope, ce qui a donné lieu au scandale retentissant baptisé « Penelopegate. » Il lui semblait banal de rétribuer sa femme pour un travail plus ou moins effectif, comme le faisaient plusieurs dizaines d’autres parlementaires. Il n’avait pas mesuré à quel point le contraste entre cette désinvolture d’impunité et l’image de probité et de sérieux qui avait fait son succès lors des primaires de la droite pouvait profondément choquer l’opinion.

D’autant plus qu’il s’était fait le chantre de l’intégrité en condamnant publiquement les dérives supposées de son concurrent Nicolas Sarkozy, mis en examen dans d’autres affaires. Cet effet de contraste, ajouté à l’intransigeance croissante d’une opinion de plus en plus irritée par ses élites, a donné un scandale explosif qui, pour certains, lui a coûté l’Élysée. Mais en se retranchant pour sa défense dans la thèse du complot, du « cabinet noir » qui aurait manipulé le Parquet national financier pour le perdre, François Fillon paraît s’être enlisé dans cette tradition du délit d’impunité, longtemps pratiqué avec succès par ses pairs, mais qui aujourd’hui n’est plus recevable par l’opinion.

Démocratie d’opinion et tolérance zéro

La « connerie » d’un politique aujourd’hui, c’est de ne pas comprendre que la tolérance zéro est de mise. Benjamin Griveaux, candidat de la République en Marche à la mairie de Paris, a payé très cher ses vidéos érotiques dévoilées à tous les Français. On peut s’étonner, voire s’indigner, qu’un acte relevant de sa vie privée ait eu une telle résonance médiatique et politique, mais c’est aujourd’hui la règle. Pour un plat de homard et quelques coupes de champagne, François de Rugy a été obligé de quitter la présidence de l’Assemblée nationale. C’est la loi impitoyable de la démocratie d’opinion.

Depuis que la République s’est installée définitivement en 1870, bien des « conneries » ont été commises par les détenteurs du pouvoir, depuis la plus petite commune jusqu’au palais de l’Élysée. Très longtemps, on a pu avoir le sentiment que la « connerie » n’était pas tant la faute commise que le fait qu’elle soit dévoilée par la presse puis sanctionnée par la justice ou par les électeurs. Mais l’opinion publique a évolué très rapidement depuis quelques années, au point d’atteindre un niveau de tolérance proche de celui des pays scandinaves, qui exigent des comportements exemplaires de leurs élus. Certains déplorent les excès de cette intransigeance collective, qui peut aboutir à paralyser l’engagement ou la décision politique. La Vertu de Robespierre peut mener à la Terreur. Mais la « connerie » qui mène au scandale fait le lit de l’abstentionnisme et du populisme. La démocratie avance en recherchant un point d’équilibre entre les outrances de la vertu et la thérapie nécessaire de ses dysfonctionnements et de ses dérives. C’est à l’opinion publique et aux contre-pouvoirs de trouver ce point d’équilibre dans la régulation de nos élus.

Extrait de l’ouvrage collectif "Psychologie de la connerie en politique", publié aux éditions Sciences Humaines

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