Procès DSK : quand le choix des mots employés dresse un portrait sexuel de la France<!-- --> | Atlantico.fr
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Le procès du Carlton et l'intervention de DSK sont très révélateurs de la culture française en matière de sexualité.
Le procès du Carlton et l'intervention de DSK sont très révélateurs de la culture française en matière de sexualité.
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La plupart des médias français jouent sur l’ambiguïté des mots dans leur retranscription du procès DSK. "Parties fines, actes sexuels tarifés", remplacent les mots crus des débats. Une spécificité de notre culture, attachée à l'art de l'amour, en opposition à un puritanisme américain qui n'hésita pas à évoquer les détails de la relation entre Clinton et Lewinsky, comme une douloureuse séance d'exorcisme collectif.

Christophe Colera

Christophe Colera

Christophe Colera est sociologue et anthropologue.

Il a écrit La nudité pratiques et significations, éditions du Cygnes 2008 et Les tubes des années 1980 (Cygnes, 2013)

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Atlantico : Que nous apprend du rapport des Français au sexe et à la morale le traitement timide dans les termes mais intensif en terme de couverture médiatique ? Comment expliquer cet apparent paradoxe ?  

Christophe Coléra : Le traitement de l'affaire du Carlton est très topique parce qu'il met en scène un conflit entre deux tendances de la société française. D'une part l'héritage du libertinage qui pare de lettres de noblesse les "parties fines" et d'autre part le féminisme qui se charge de dénoncer la violence masculine concrète qui s'est exercée dans cette affaire (et dont les prostituées ont toujours été victimes dans le libertinage). Il n'est pas étonnant que DSK dans ses interventions cherche sans cesse à trouver sa justification aristocratique dans l'invocation du XVIIème et du XVIIIème siècle (et ait même fait implicitement référence hier au très aristocratique "de minimis praetor non curat" pour expliquer qu'il n'était pas l'organisateur), tandis qu'un journal très sensible à la théorie du genre et aux revendications féministes comme Libération soit plus dans le registre de la "boucherie".

Plus on veut que dans la sexualité quelque chose de beau, de raffiné, de spirituel se joue, plus on refuse le vocabulaire de la boucherie. Et la volonté de préserver cette dignité aux pratiques peut aller jusqu'à s'appliquer à des situations de viols ou quasi-viols. Le même dilemme se pose aux commentateurs de Sade lorsque ceux-ci veulent trouver encore quelque chose de "raffiné" non seulement à son œuvre, mais aussi à sa vie, alors pourtant que son œuvre décrit des tortures, et qu'il a été accusé de crucifier des prostituées. Et cela se constate aussi dans les conversations de tous les jours. On n'appelle "un chat un chat" en matière de sexualité que lorsqu'on veut en rire ou la dénigrer. Beaucoup de gens ont le sentiment de s'abaisser eux-mêmes en employant un langage grivois, et la périphrase ou le silence pur et simple restent plus appréciés.Il n'y a que dans le registre judiciaire ou médical, lorsque la précision sur les faits est requise, que le vocabulaire peut être plus métaphorique.

Ces mots sont employés spécifiquement par des journalistes politiques. Qu'est-ce que cela nous apprend sur le rapport entre le sexe, la politique, et ceux qui sont chargés d'en parler ? Qu'est-ce qui se cache derrière cette pudibonderie des journalistes ?

Dans le champ politique, l'héritage du libertinage aristocratique se double d'une constante anthropologique : les pouvoirs centralisés favorisent une conception machiste du droit de cuissage au sommet de la pyramide, mais aussi aux échelons subalternes, par effet d'imitation du roi. La tradition patriarcale veut que les femmes soient un signe extérieur du pouvoir, à l'image des multiples conquêtes de Jupiter. Les pharaons, les potentats du Proche-Orient et d'Extrême-Orient ont tous eu des harems, et la cour de Louis XIV fonctionnait sur ce modèle, et la monarchie républicaine en a gardé quelques restes. Le livre "Sexus politicus" en 2006 avait un peu levé le voile sur ce sujet. Les tabous du vocabulaire journalistique sont une survivance de ce consensus machiste autour de la mise en équation de la centralisation des pouvoirs et de la multiplication des femmes. 

Est-ce une spécificité française ? Pourquoi la France, dont les mœurs et les lois sont loin d'être puritaines, exprime-t-elle de manière ambiguë les termes sexuelles, là où le monde anglo-saxon, et ses médias, font plus volontiers dans le très explicite ? 

Le souci de parler en des termes choisis de la sexualité est très français, il est lié à l'art de l'amour que nous avons développé à la grande époque, un peu comme l'ont fait en d'autres temps l'Inde, la Chine et le Japon. L'auteur polonais W. Gombrowicz écrivait dans les années 1950 dans son journal qu'une femme française n'est jamais naturellement nue mais était toujours très artificiellement "dévêtue", et parée de son parfum, de ses bijoux etc, à la différence par exemple de la nudité plus bucolique et sauvage des Allemandes ou des femmes d'Europe centrale.Parce que le corps en France est saturé d'enjeux de séduction, qui sont des enjeux de civilisation. Aussi la pudeur du langage autour de la sexualité, la volonté de ne pas verser dans le "trash" peut être une façon de garder à ce domaine une forme d'élégance, voire de préciosité. Et c'est le contraire du puritanisme : parler de la sexualité en choisissant soigneusement son vocabulaire, c'est une façon de la laisser se développer librement sans la soumettre à l'inquisition des regards extérieurs.

N'oublions pas que nous avons évité de devenir un pays protestant et puritain seulement au prix d'une guerre civile atroce. Notre regard bienveillant et délicat sur la sexualité fait partie de notre "Edit de Nantes" en quelque sorte (et Henri IV en était une bonne illustration). Au contraire aux Etats-Unis, fondés par les puritains les plus radicaux, la sexualité reste le lieu non pas d'une élaboration artistique, mais d'une chute fascinante et morbide. Aussi, braquer les lumières les plus crues sur la fellation de Bill Clinton par Monica Lewinsky était-il une façon à la fois de faire jouer les contre-pouvoirs (à la différence du centralisme français), mais aussi de s'adonner collectivement à de douloureuses séances à la fois de voyeurisme et d'exorcisme collectif.

L'un des mots qui pose le plus le dilemme sur le "en parler/ne pas en parler" est celui de "sodomie" dont il est beaucoup question dans les débats, alors qu'il n'est en rien le sujet du procès. Alors que cette pratique n'est, en principe, plus guère jugée déviante et n'entraîne aucun enjeu pénal, pourquoi a-t-on le sentiment que son évocation peut constituer un facteur aggravant à l'affaire ? 

En effet la pratique est relativement entrée dans les mœurs. Tout comme les Français n'ont jamais regardé autant de pornographie que de nos jours, ils n'ont jamais autant pratiqué dans leur vie de couple cet acte, si l'on en croit les sondages. Mais la sodomie semble incarner aujourd'hui le meilleur et le pire de la sexualité. Il paraît pour certaines femmes représenter le summum du dévouement sexuel et, à ce titre, représenter une sorte d'apothéose dans la fusion amoureuse qu'elles choisissent d'offrir librement à leur partenaire. Mais à l'opposé, lorsqu'elle est subie, elle peut passer pour une sorte d'outrage suprême (une version qui alors rejoint la plus ancienne tradition), à cause des douleurs extrêmes qu'elle peut impliquer, à cause de "l'animalisation" de l'autre, sa réduction à son appareil digestif, à sa partie moralement la plus basse, malodorante, l'absence totale de lien avec l'horizon maternel que la copulation avec des organes génitaux féminins implique d'ordinaire etc. La sodomie est le lieu d'affirmation du rapport de pouvoir, en fonction de celui ou celle qui la propose ou qui l'impose. Elle cristallise donc au plus haut point toutes les controverses sur la domination masculine.

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