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Pourquoi le projet de loi santé nous mène à des soins moins humains
©Reuters

Médecine taylorisée

Non contente d'être contre-productive en termes de coûts, la loi santé portée par la ministre Marisol Touraine contribue à rompre encore plus le lien humain entre le patient et le corps médical.

Martin Winckler

Martin Winckler

Martin Winckler (Marc Zaffran) a été médecin généraliste en France, à la campagne et en service de planification hospitalier de 1983 à 2008. Il est l'auteur de romans et d'essais, en particulier La maladie de Sachs, Le Choeur des femmes et Nous sommes tous des patients Son site : www.martinwinckler.com

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Frédéric Bizard

Frédéric Bizard

Frédéric Bizard est professeur d’économie à l’ESCP, président de l’Institut de Santé et auteur de « L’Autonomie solidaire en santé, la seule réforme possible ! », publié aux éditions Michalon.

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Atlantico : L'association SOS médecin a décidé de se mettre en grève lundi 29 décembre pendant deux jours. Dans une interview accordée au Point (voir ici), le président de l'association dénonce notamment l'extension des pouvoirs des Agences régionales de santé prévue dans la loi Touraine, mesure déjà appliquée depuis quelques mois dans plusieurs régions où elles ont décrété que les médecins libéraux n'étaient plus nécessaires en période de nuit, et priorisant donc la prise en charge par les services d'urgence. En quoi, concrètement, cette systématisation du recours à l’hôpital participe-t-elle à une tendance à la déshumanisation des soins d'urgence ?

Frédéric Bizard : SOS médecins est lucide dans son appréciation des risques de la loi Touraine, en particulier sur la mise en place du service territorial de santé (STSP, article 11). Ce service est un nouvel outil de régulation qui donne tous les pouvoirs de régulation de l’offre de soins (ville, hôpital, médico-social) aux agences régionales de santé (ARS). Un des problèmes de cette concentration des pouvoirs dans les mains de l’Etat est lié à la double casquette de l’Etat dans notre système de soins: opérateur hospitalier public et co-régulateur (co-pilote) du système de santé. Ce rôle de régulateur se faisait jusqu’à maintenant avec les contre-pouvoirs de l’Assurance maladie qui assurait la régulation de la médecine de ville et la gestion du risque et une participation des acteurs locaux.

Sur le plan hospitalier, on a déjà assisté ces dernières années à une tentation des ARS de privilégier dans ses décisions (autorisation, attribution de budget) le secteur public hospitalier sur le secteur privé même si ce n’était pas dans l’intérêt de la collectivité. Face à l’état de surcapacité important, de déficit récurrent, de dette élevée (près de 30 milliards d’euros), de faible productivité et de rigidité de gestion, l’Etat pense à tort que la survie de l’hôpital public doit se faire aux dépens du secteur privé en transférant de l’activité du privé vers le public (plutôt qu’en restructurant le secteur public afin de le rendre plus compétitif).

C’est ce qui se passe pour SOS médecins dans le Nord-Pas-de-Calais et en Lorraine où les ARS ont décidé qu’il n’y avait plus besoin de médecins libéraux pour les urgences entre minuit et 8 heures du matin. Ainsi, les ARS de ces deux régions transfèrent toute l’activité des urgences à l’hôpital alors que SOS médecins évite dans plus de 90% des cas aux patients d’être hospitalisés. C’est donc une perte énorme de confort pour le patient et une hausse sensible des dépenses pour la collectivité. Une visite de SOS médecins coûte au maximum 50 à 60 euros contre 250 euros aux urgences, sans compter les frais de transport.

Les ARS, juges et parties dans l’organisation des soins, font la preuve dans le cas de la gestion des urgences que le confort des patients, ou l’humanisation des soins, n’est pas leur priorité. N’oublions pas que 20% seulement des personnes qui se rendent aux urgences sont hospitalisées, qu’il existe une surreprésentation des nourrissons et des personnes âgées aux urgences, que  les urgences vitales ne représentent que 5% des urgences. En conséquence, toute politique de santé humaine et efficiente devrait privilégier le traitement à domicile et donc prioriser une structure comme SOS médecins plutôt que l’hôpital pour traiter les urgences.

Outre le fait qu'une telle mesure risque d'engorger plus encore les hôpitaux, n'y a-t-il pas aussi un dénigrement des médecins de famille ? En quoi ces derniers sont-ils importants dans leur rapport humain avec leurs patients ?

Martin Winckler : Le dénigrement des médecins de famille est ancien, en France : il remonte à l'Ancien Régime (il existait trois "classes" de médecins) et a été solidifié par la réforme Debré de 1958 qui créait, de fait, une caste hospitalo-universitaire et reléguait les non-hospitaliers à la médecine libérale. Dans le cadre libéral, les spécialistes sont de grands bourgeois, les médecins de famille des prolétaires - non seulement quant aux revenus (leurs actes sont les moins cotés, et ils ne tiennent compte ni de la part relationnelle, ni du temps passé, ni du suivi) mais aussi par les conditions de travail : un spécialiste de ville n'assure pas d'urgences, tandis que les généralistes de quartier, de zone peu médicalisée et de zone rurale doivent assurer non seulement leur travail en cabinet mais aussi les urgences et le suivi des patients chroniques, tout ça en même temps. La dévalorisation de la médecine générale commence à la faculté, où l'on souligne d'emblée que l'élite sera hospitalo-universitaire et que "les moins bons" seront généralistes. Ce n'est pas le cas en Belgique, au Québec, en Suisse, où les généralistes ont un statut similaire à celui des spécialistes. Et c'est logique : un bon généraliste, intégré à un système de santé de proximité (infirmières, kinés, orthophonistes, sages-femmes, assistantes sociales) assure la plus grande partie des soins primaire à un coût très faible. Il distingue les vraies urgences de celles qui ne nécessitent pas d'hospitalisation, il suit et soigne les patients chroniques et assure leur maintien à domicile, bref : il apporte de plus grandes satisfactions aux patients en coûtant bien moins cher que les spécialistes ou l'hôpital. Mais former des généralistes compétents et les payer bien est contraire à la tendance actuelle à la surmédicalisation, laquelle est de l'intérêt des commerçants de la santé (fabricants de machine, industriels du médicament, etc.) et non de la santé publique.

Un gouvernement qui voudrait vraiment améliorer les soins primaires de sa population et diminuer les coûts (qui sont surtout dus à l'hôpital et aux postes de consommation lourd : médicaments, chirurgie, radiologie) veillerait non seulement à revaloriser la fonction du généraliste (en augmentant l'acte) mais aussi à rémunérer les actes "non visibles" que sont le suivi, le temps passé, la prévention, etc. Il imposerait aux facultés de médecine d'avoir toutes un département de médecine générale influent et déterminant pour la formation des Généralistes. Il mettrait tout son poids dans l'organisation des soins de santé primaire transdisciplinaires, collégiaux, et non atomisés comme ils le sont actuellement. Il envisagerait aussi sérieusement de donner aux généralistes la possibilité d'être salariés dans des maisons médicales partout sur le territoire. Car le paiement à l'acte n'est pas du tout la meilleure manière de rémunérer les médecins de famille... ni de les valoriser et de leur assurer de bonnes conditions de travail.

Le problème, c'est que les gouvernements successifs sont confrontés à un corps médical lui aussi morcelé et hétérogènes... et à des généralistes dont les conditions de travail  et les aspirations sont très différentes selon qu'ils exercent dans une grande ville au sein d'un cabinet de groupe, ou à la campagne par exemple. La santé publique devrait être un service public. Mais en France, ce service public est assuré par des professions de santé organisées selon une pyramide sociale aussi inégalitaire et aussi archaïque que l'ensemble de la société. A l'intérieur de cette pyramide, les médecins se répartissent du sommet à la base, les généralistes étant beaucoup plus nombreux à la base qu'au sommet. Or, on ne peut pas délivrer des soins de manière équitable à l'ensemble de la population, alors que beaucoup de soignants (MG mais aussi infirmier.e.s, sages-femmes et autres) sont eux-mêmes traités de manière inique.

Pour changer tout ça, il faudrait une révolution, c'est à dire un changement de paradigme total : fonder l'organisation des soins à partir des besoins de la population et non à partir des aspirations, exigences et intérêts des départements les plus pointus des CHU français.

Les ARS sont-elles suffisamment formées à la charge que cette loi souhaite leur attribuer ? En quoi leur mission consistera-t-elle ?

Frédéric Bizard : Les ARS ont deux missions essentielles : le pilotage de la politique de santé publique en région (veille et sécurité sanitaire, prévention, crise sanitaire) et la régulation de l’offre de soins. La loi Touraine vise à leur donner la possibilité de conditionner l’obtention de subventions (accès à certains budgets) et d’autorisation d’activités à la participation au service public hospitalier, tout en faisant en sorte d’exclure le secteur privé de ce service. En clair, il sera beaucoup plus difficile pour le secteur privé d’obtenir des autorisations d’équipements lourds, de nouvelles activités et les ARS pourront imposer demain aux médecins leur lieu et leur forme d’installation.

La régulation de l’offre de santé en région vise à mieux répondre aux besoins et à garantir l’efficience du système de santé. On voit que les ARS sont en l’état incapables d’atteindre ces deux objectifs. D’une part, elles sont juges et parties dans le pilotage, leur mission non avouée est de sauver du désastre les hôpitaux publics. D’autre part, l’essentiel de leurs effectifs se compose d’inspecteurs sociaux et sanitaires formatés à inspecter et faire respecter des normes, en rien des gestionnaires du risque santé.

Ce dispositif est-il révélateur d'une attitude technocratique, dégagée du rapport humain, par les pouvoirs publics ? 

Frédéric Bizard : Les ARS sont les représentants de l’Etat dans les régions, il s’agit d’une déconcentration de l’Etat et non d’une décentralisation. La création des ARS a même en quelque sorte recentralisé la gestion de notre système de santé. Les directeurs d’ARS sont révocable ad nutum par le pouvoir politique, et lui obéissent donc au doigt et à l’œil. L’administration centrale envoie quasiment une directive par jour à toutes les ARS, sans compter les centaines de mails aux différents services. L’objectif principal du directeur de l’ARS devient le bon respect de ces directives et le bon feedback à l’administration centrale. Ceci entraîne une déconnexion croissante de l’ARS avec les acteurs locaux et les réalités du terrain.

Cette attitude s'inscrit-elle dans une tendance plus globale de la part du système de santé français ?

Frédéric Bizard : Le gouvernement cherche à mettre la dernière main à la reprise par l’Etat du pilotage du système et de l’organisation des soins, communément appelée l’étatisation de notre système de santé démarrée avec les ordonnances Juppé de 1996.

Ce modèle étatiste à l’anglaise se caractérise entre autres par une gestion très décentralisée de l’offre de soins et du budget, bien loin de l’organisation proposée avec les ARS. Si le gouvernement arrive à ses fins, on aura donc le pire du système étatique (inégalités sociales) sans ses avantages (coût-efficacité). Sans compter que ce changement de modèle de santé se sera fait sans aucun débat politique sérieux et encore moins avec l’assentiment populaire. Le réveil du peuple, face aux conséquences de ces erreurs politiques, risque d’être douloureux!

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