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Pourquoi le mouvement des Gilets jaunes échappe totalement au monde politique
©LUCAS BARIOULET / AFP

Horizontalité

Le mouvement des Gilets jaunes, complètement « horizontal », s’inscrit dans un paysage politique où toutes les institutions qui auraient pu jouer l’intermédiaire, canaliser, modérer, et donner un débouché politique, sont à terre.

Chloé Morin

Chloé Morin

Chloé Morin est ex-conseillère Opinion du Premier ministre de 2012 à 2017, et Experte-associée à la Fondation Jean Jaurès.

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Atlantico : Alors que le mouvement des gilets jaunes poursuit sur sa lancée, les Français jugent qu'aucune personnalité d'opposition ne serait en capacité de "faire mieux" qu'Emmanuel Macron (IFOP du 22 novembre), le meilleur score étant attribué à Marine Le Pen, mais avec un faible chiffre de 26% de Français qui la considèrent en capacité de faire mieux. Comment expliquer cette impasse actuelle ? 

Chloé Morin : Le mouvement des Gilets jaunes est exceptionnel à bien des égards - mouvement « horizontal », aussi radical dans ses revendication que diffus, dont la popularité augmente en dépit de modes d’action parfois contestables… - mais il est un élément qui fait de la situation actuelle une situation tout à fait inédite : il s’inscrit dans un paysage politique où toutes les institutions qui auraient pu jouer l’intermédiaire, canaliser, modérer, et donner un débouché politique, sont à terre.

Elles ne sont pas à terre simplement à cause de l’habileté tactique d’un Emmanuel Macron, mais en raison d’une faiblesse structurelle : la défiance abyssale que nous mesurons depuis de nombreuses années (par exemple dans Fractures Françaises : 12% de confiance dans les partis politiques, 69% pensent que la plupart des hommes politiques sont corrompus, 83% qui pensent que les hommes et femmes politiques agissent avant tout en fonction de leurs intérêts personnels, 76% qui pensent que le système démocratique fonctionne plutôt mal et que leurs idées sont mal représentées…). Or, cette défiance frappe également tous les partis, tous les intermédiaires, toutes les institutions.. Le mouvement des gilets jaunes est en réalité le premier mouvement politique de l’ère de la défiance absolue. Il est sans doute d’autant plus violent que les espoirs placés en Emmanuel Macron sur le front économiques étaient grands. Mais nous en arrivons à un point où il n’y a pas de corde de rappel ou de « sauveur » ou de « médiateur » crédible, un stade où le principe même de la représentation, qui est à la base de notre fonctionnement démocratique, est délégitimé. 

Jusqu’ici, la défiance était grande, mais vaille que vaille, les français se voyaient plus ou moins contraints de composer avec l’offre politique et les cadres existants. Or, Emmanuel Macron a fait exploser les cadres, semblé accréditer l’idée qu’aller chercher un sauveur « hors système » pourrait être une issue. Dès lors, plus aucune réponse ne paraît naturelle ou logique, le cadre de la délibération collective, avec la médiation des corps intermédiaires, n’est plus la voie de recours par défaut. 

Lorsqu’on écoute les gilets jaunes, deux choses paraissent tout à fait frappantes :
- leurs paroles sont fortement imprégnées d’un désir de justice sociale - donc leur débouché naturel, dans un paysage politique « pré-2017 », aurait dû se situer à la gauche de l’échiquier politique. Ce n’est à ce jour, comme vous le soulignez, pas le cas.
- leur discours est presque autant « anti-politique », à travers leur critique du Président et leur défiance vis à vis des élites en général, qu’économique (pouvoir d’achat, angoisse concernant l’avenir, etc.). 

Ne peut-on pas constater une problématique transversale aux partis, ceux-ci étant soient restés cantonnés dans l'idée que le fond de la politique menée ne nécessite pas de profonde remise en cause, soit dans une attitude de contestation radicale mais perçus comme peu crédibles dans leur façon de gouverner ? 

Pourquoi aucun leader politique ne parvient il à agréger autour de lui, à capter l’humeur du pays et à la transformer en dynamique politique? La réponse est dans la nature même du mouvement, comme je viens de l’évoquer. Elle est aussi, en partie, liée au fait que la gauche - parti qui devrait naturellement répondre à la demande d’horizontalité, de proximité, de protection, et de justice sociale - est atomisée ou bien décrédibilisée par son exercice du pouvoir. Il faut ajouter que depuis 2 ans, nous constatons l’extrême difficulté de notre système politique à faire émerger de nouvelles figures politiques. Or, dans d’autres pays comme les états Unis, l’effet de la défiance, qui est le consumérisme politique (on élit, puis on dégage), est en partie compensé par la capacité du système à faire émerger très vite de nouvelles figures. Ici, Macron est l’exception et non la règle. Aucune figure présidentiable nouvelle n’a émergé depuis 4 ans. 

Je note en outre que dans ce paysage, même ceux qui tentent sincèrement de porter des solutions sont jetés par les Français dans le même sac que ceux qui instrumentalisent la crise à des fins électorales et politiciennes. Toutes les solutions se valent, et les paroles sincères sont mises sur le même plan que les plans de communication les plus « cyniques". 

Mais plus fondamentalement, si aucune figure neuve - de gauche comme de droite, populiste comme « modérée » - ne parvient à capter les espoirs des gilets jaunes, il me semble que c’est parce que, comme vous le dites, elles ne paraissent pas offrir de véritable choix alternatif. Les stratégies déployées par les uns et des autres paraissent à ce stade inadaptées.

- Il y a ceux qui empilent les mesures techniques, alors que le mouvement des gilets jaunes provient d’une panne d’avenir et de sens. C'est le cri de catégories qui nous disent qu’elles ne veulent pas mourrir, et voir disparaître leurs valeurs et leur mode de vie. On ne peut pas leur répondre seulement à travers quelques mesures - pour preuve, la plupart des mesures annoncées par le gouvernement depuis 15 jours sont très populaires… mais elles n’ont en rien atténué la colère. Et la méthode, sans doute nécessaire, n’est plus suffisante lorsqu’on atteint un tel niveau de colère. 

- Une autre erreur assez courante est de confondre la demande de solutions radicales - c’est à dire allant à la racine des problèmes, quitte à sortir des cadres normatifs et institutionnels, pour remettre les choses à plat et renouer avec les valeurs fondamentales de notre pacte social telles que l’égalité, la justice…. - et solutions extrêmes. 

- Il y a aussi les responsables qui semblent penser que ces citoyens attendent des politiques qu’ils soient simplement le miroir de leur malaise, et adoptent donc leurs mots, miment leurs émotions. On retrouve dans leurs discours les mots exacts que nous entendons sur les ronds points de France. Mais il faut toujours garder à l’esprit que les mêmes Français qui demandent la justice sociale souhaitent « en même temps » préserver la planète pour leurs enfants. On ne peut plus se contenter de dire « l’environnement, ça commence à bien faire! », comme d’aucuns en leur temps... 

Beaucoup de Français ne demandent pas que les politiques soient le miroir de leurs angoisses, mais qu’ils offrent les solutions capables de résoudre leurs tensions internes, en particulier le besoin de justice sociale et de mieux vivre au quotidien, et le souci de l’environnement. Les fins de mois et la fin du monde, comme dit Hulot...

Concernant plus particulièrement le PS et les LR, ne peut-on pas également constater une difficulté de clarifier les positions, entre un PS qui cherche à contester la mondialisation dans ses excès tout s’accommodant du libéralisme culturel, alors que les LR contestent ce libéralisme culturel mais sans remettre en cause la ligne économique du gouvernement dans son essence ?

Il est vrai que le cadre institutionnel et l’assurance d’une alternance gauche-droite quasi automatique a sans doute conduit les deux principaux partis de gouvernement d’hier à ne pas rénover leur logiciel idéologique fonction des évolutions du monde. Les ajustements de leurs plateformes programmatiques ont été davantage tactiques - un peu plus de social ici, un peu plus de crédibilité là, pour gagner telle ou telle élection, rattraper tel ou tel segment électoral - que dictés par une véritable vision de long terme et cohérente. Au fil des années, nous en sommes arrivés à des positions qui, en effet, paraissent être davantage le fruit de la sédimentation des stratégies électorales successives, que de plateformes idéologiques solides et claires. Il est évident que des partis - ou des leaders - sans passé, sans attaches territoriales, sans contraintes idéologiques, peuvent beaucoup plus facilement construire une cohérence, que des partis qui doivent assumer leur passé tout en se projetant dans l’avenir. 

Au delà de ces incohérences idéologiques qu’ils peinent à résoudre, LR et le PS ont depuis des années semblé, aux yeux de beaucoup de Français, s’accommoder des contraintes réglementaires, économiques, institutionnelles existantes. Depuis plusieurs années, la combinaison de leur absence de résultats perçus et de politiques qui n’ont pas semblé radicalement différentes - un peu plus ou un peu moins d’impôts, un peu plus ou un peu moins de déficits, de policiers, de professeurs etc. - a sans doute imposé l’idée qu’ils ne voulaient (« les politiques se soucient avant tout d’eux mêmes… ») ou ne pouvaient rien résoudre, et qu’il fallait donc s’émanciper des cadres idéologiques, économiques, et institutionnels existants. 

J’ajoute un élément important, dans le contexte actuel : pendant longtemps, avoir exercé le pouvoir était gage de crédibilité. Cela rassurait, et assurait au PS et à LR un quasi monopole sur la figure d’alternance potentielle au pouvoir en place. Désormais, avoir exercé un jour le pouvoir est un boulet. D’ailleurs, dans nos études, seulement 15% des Français jugent qu’il vaut mieux porter au pouvoir des partis qui ont déjà exercé le pouvoir, et 33% jugent risqué de voter pour des partis ayant des idées radicales. Notre rapport au risque politique a radicalement changé, et favorise désormais les nouveaux entrants, sans passé ni bilan. 

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