Pourquoi la guerre en Ukraine n'est pas la principale cause de la crise énergétique en Europe <!-- --> | Atlantico.fr
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Rémy Prud’homme publie « Les vrais responsables de la crise énergétique » aux éditions de L’Artilleur.
Rémy Prud’homme publie « Les vrais responsables de la crise énergétique » aux éditions de L’Artilleur.
©OLGA MALTSEVA / AFP

Bonnes feuilles

Rémy Prud’homme publie « Les vrais responsables de la crise énergétique » aux éditions de L’Artilleur. L’Europe et la France connaissent depuis 2022 une hausse très importante du prix des énergies principales (gaz, pétrole, et surtout électricité). Comment expliquer cette fin brutale de l’énergie bon marché ? Les vrais responsables de la crise sont sous nos yeux. Extrait 2/2.

Rémy Prud'homme

Rémy Prud'homme

Rémy Prud'homme est professeur émérite à l'Université de Paris XII, il a fait ses études à HEC, à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de l'Université de Paris, à l'Université Harvard, ainsi qu'à l'Institut d'Etudes Politique de Paris. 

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Le 24 février 2022, la Russie a déclaré la guerre à l’Ukraine. Les avions et les navires russes ont lourdement bombardé les villes et les infrastructures de transport ukrainiennes. Les tanks russes ont largement pénétré le territoire ukrainien par l’est, le nord et le sud-est, dans le but de prendre le contrôle des villes, notamment de la capitale, et du pays tout entier. L’Ukraine s’est mobilisée pour freiner et arrêter l’agression, non sans succès. Plus de cinq millions d’Ukrainiens se sont réfugiés à l’étranger ; un nombre plus grand encore d’Ukrainiens ont été déplacés à l’intérieur du pays. La production industrielle et agricole y a été considérablement réduite.

Cette invasion, d’une ampleur jamais vue depuis la fin de la dernière guerre, a été condamnée par la majorité (mais non la totalité) de la communauté internationale. Les pays membres de l’Union européenne, mais aussi les États-Unis, le Canada, le Japon, l’Australie, etc., ont pris des sanctions commerciales et financières contre l’agresseur, la Russie : arrêt des achats et des ventes d’un bon nombre de produits, arrêt des investissements en Russie, fin des prêts à des entités russes, etc. Ces sanctions vont bouleverser significativement le commerce international, affecter négativement l’activité et le PIB (produit intérieur brut) de la Russie, et aussi réduire l’activité et le PIB des pays sanctionneurs. Du point de vue de l’économie mondiale, les conséquences des sanctions sont sans doute encore plus importantes que celle de l’agression qui les motive.

Nombreux sont les commentateurs et les politiciens qui pensent et disent que le couple agression-sanctions est la cause principale de la hausse des prix des énergies. Par exemple, la présidente de la Banque centrale européenne, dans une déclaration sur les conséquences sévères de la guerre datée du 14 avril 2022, écrit : « La guerre pèse déjà sur la confiance des entreprises et des consommateurs […]. Les prix de l’énergie et des produits de base sont en forte hausse. » Pour filer notre métaphore policière, la doxa voit dans la guerre à l’Ukraine un responsable possible ou probable du crime qui nous occupe. C’est pourquoi nous l’avons inscrite dans notre liste des suspects.

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Il est facile de voir comment et pourquoi cette horrible guerre de la Russie pourrait agir sur les prix des énergies. D’un côté, l’effet dépressif de la guerre sur l’économie mondiale devrait diminuer la demande mondiale d’énergie, exerçant ainsi une pression à la baisse sur les prix. D’un autre côté, des déséquilibres partiels (limités à une région ou à un produit énergétique ou à une période) peuvent engendrer des hausses de prix brutales.

Effets globaux – Le couple agression-sanctions entraîne un important appauvrissement du globe tout entier. Tout d’abord, les dommages causés à l’Ukraine par l’invasion russe sont considérables : pertes humaines, populations déplacées, réseaux de transport, d’eau et d’électricité largement détruits, usines bombardées, champs non ensemencés, ports bloqués, arrêt presque total du commerce extérieur. En avril 2022, la Banque mondiale évalue à 45 % le recul du PIB de l’Ukraine en 2022.

Mais les dégâts ne se limitent pas à l’agressé. L’agresseur, la Russie, est également touché : par le coût de l’effort de guerre et par les sanctions, qui affectent également sa capacité de production. On parle d’une diminution du PIB de 10 %.

Et l’onde de choc se propage, par l’intermédiaire des échanges internationaux. Il est de bon ton de décrier le commerce international, au motif – tout à fait justifié – des dépendances et des fragilités qu’il engendre. Mais la spécialisation permet aussi des baisses des coûts et favorise la croissance. Elle est l’une des causes du formidable développement mondial des trente dernières années. Moins de commerce international, c’est aussi (toutes choses égales par ail‑ leurs) moins de croissance pour tout le monde.

Un recul (relatif sinon absolu) du PIB mon‑ dial, c’est nécessairement un recul de la demande mondiale de pétrole et de gaz, et par conséquent une pression à la baisse sur le prix de ces matières premières énergétiques. On peut discuter de l’impact de la baisse du PIB sur la demande de pétrole et de l’impact de la baisse de la demande d’énergie sur le prix des énergies. Mais pas des liens causaux :

Moindre PIB → Moindre demande d’énergie → Moindre prix des énergies

Effets spécifiques – Sur le prix des énergies, ces effets macroéconomiques sont sans doute moins importants que les conséquences de déséquilibres spécifiques. Pour des raisons principalement géo‑ logiques, la Russie produit beaucoup plus de pétrole et de gaz qu’elle n’en consomme ; et l’Europe occidentale en consomme beaucoup plus qu’elle n’en produit (ce qui n’est pas surprenant parce qu’elle n’en produit presque pas). Il y a d’autres pays, comme l’Arabie Saoudite ou l’Irak, qui sont dans la même situation que la Russie ; et des pays, comme la Chine ou le Japon, qui sont dans la même situation que l’Europe ; et des pays comme les États-Unis qui produisent à peu près ce qu’ils consomment. Toujours est-il que la Russie est structurellement un gros exportateur de pétrole et de gaz, et l’Europe un gros importateur de pétrole et de gaz. Un peu par proximité, et beaucoup par imprudence, la Russie est le principal fournisseur de l’Europe, qui est le principal client de la Russie. Les deux zones sont donc mutuellement dépendantes. Nous avons un besoin impérieux du pétrole et surtout du gaz de Russie pour fonctionner ; et la Russie a grand besoin de nos euros pour fonctionner. Dépendants, tous les pays européens ne le sont cependant pas également. Le poids du gaz dans le bouquet énergétique varie d’un pays à l’autre. La part du gaz russe dans le gaz consommé aussi. C’est ce que montre le tableau V-1.

Lecture du tableau : En Allemagne, le gaz représente 26 % de l’énergie consommée, 55 % de ce gaz est importé de Russie ; la troisième colonne est le produit des deux précédentes et signifie que 14 % de l’énergie consommée en Allemagne est du gaz russe.

On voit que la France est relativement moins dépendante du gaz russe que la plupart des autres pays européens : la part du gaz dans notre bouquet énergétique est moins forte qu’ailleurs ; de plus, nos sources d’approvisionnement en gaz sont plus diversifiées.

Une caractéristique importante (non figurée dans le tableau dans un souci de simplification) se rapporte à la nature du gaz : gazeux et livré par gazoduc, ou bien liquéfié et livré par bateau. Un pays qui achète surtout du gaz liquéfié a, au moins potentiellement, un grand choix de fournisseurs. Un pays qui se fournit avec un oléoduc est lié au producteur qui est à l’autre bout du tuyau. C’est le cas de l’Allemagne, qui n’a même pas jugé utile (pour le moment) de construire des installations de regazéification du gaz naturel liquéfié.

L’agression de l’Ukraine par la Russie fait évidemment peser une grave menace énergétique sur l’Allemagne, et sur d’autres pays européens : l’arrêt brutal des livraisons de gaz naturel en provenance de Russie, du fait de la Russie ou du fait de l’Allemagne. Cela concerne 14 % de son approvisionnement énergétique. Cela entraînerait sans doute dans le court terme des fermetures d’usines et de systèmes de chauffage des logements. À n’en pas douter, une diminution importante et brutale de l’offre de gaz russe causerait une forte hausse du prix du gaz en Allemagne et aussi en Italie, qui entraîne à son tour une forte hausse du coût – et du prix – de l’électricité en Allemagne, et aussi en Italie. Tel est le prix à payer des illusions entretenues par ces pays, et de leurs paris perdus.

« Normalement », cet effet local ou régional devrait se limiter à ces pays. En pratique, il déborde, du fait du marché unique européen. Qui dit marché unique dit (au moins en principe) prix unique. En réalité cependant, pour certains biens ou services, le marché n’est pas parfaitement unifié. Pour l’électricité, il est limité ou contraint par la capacité des tuyaux, c’est-à-dire des interconnexions électriques. Pour le gaz, on l’a vu, il n’y a pas un marché en Europe, mais deux marchés : le marché du gaz gazeux principalement d’origine russe et le marché du gaz liquéfié importé de toute la planète. Le second marché tempère la hausse des prix sur le premier. Mais ces « imperfections » du marché unique ne l’empêchent pas d’être un puissant facteur de contagion de la hausse des prix allemande au reste de l’Europe. Ce n’est donc pas la guerre à l’Ukraine seule qui engendre les hausses constatées, c’est cette guerre, plus l’incroyable dépendance allemande, plus le marché unique européen.

Bien entendu, dans le moyen terme, les économies européennes absorberont ce choc et s’ajusteront. L’Allemagne se fournira en gaz ailleurs qu’en Russie et remplacera le gaz par du charbon ou du pétrole. Mais ces substitutions ne sont instantanées que dans les manuels d’économie. Dans la réalité, elles prennent du temps, coûtent de l’argent et augmentent les prix. Le cas des installations de regazéification en Allemagne illustre ce point. Pour remplacer le gaz russe (gazeux) par du gaz qatari ou amé‑ ricain (liquéfié), il faut que les ports allemands disposent d’installations de regazéification. Ce n’est pas le cas actuellement. L’Allemagne peut évidemment en construire – et va certainement le faire. Mais pas en un tournemain.

Extrait du livre de Rémy Prud’homme, « Les vrais responsables de la crise énergétique », publié aux éditions de L’Artilleur

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