Pourquoi la France doit cesser de croire qu'elle est encore seule au monde<!-- --> | Atlantico.fr
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"La France doit cesser de croire qu'elle est encore seule au monde".
"La France doit cesser de croire qu'elle est encore seule au monde".
©Reuters

Bonnes feuilles

Depuis trente ans et quelles que soient les majorités politiques, déficits, endettement et chômage ne cessent d'augmenter. Les Français s'en inquiètent. La France peut-elle encore, seule et par ses propres moyens, surmonter ses difficultés ? Extrait de "La France n'est pas seule au monde - ou L'apprentissage de la réalité", de Jean Sérisé, publié chez les Editions de Fallois (2/2).

Jean Sérisé

Jean Sérisé

Ancien élève de l'ENA, Jean Sérisé est l'un des fondateurs de la macroéconomie et de la comptabilité nationale. Il a été membre du cabinet de Pierre Mendès France en 1954. Directeur du cabinet de Valéry Giscard d'Estaing, ministre des Finances dans les années où les finances publiques étaient en équilibre, il fut ensuite un proche collaborateur du président de la République de 1974 à 1981.

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L’Europe, pendant longtemps, a connu les États-Nations. Ils n’ont jamais cessé de se combattre au point, dans la dernière période, d’en venir à une folie destructrice collective. Il existe des raisons très fortes, appuyées sur l’expérience de quelques siècles, pour penser que la Nation, création transitoire de l’histoire des sociétés humaines, est ontologiquement l’ennemie de la paix.

Il n’est certes pas interdit d’imaginer une Europe paisible faite de la juxtaposition de collectivités indépendantes. Simplement, cela n’est jamais arrivé. Nos nations n’ont jamais été en paix, sauf entre deux guerres.

Prenons le raisonnement par l’autre bout et nous parviendrons à la même conclusion : l’Europe décide de vivre en paix. Pour y parvenir, elle accepte d’ouvrir ses frontières. Elle comprend peu à peu où cela l’entraîne nécessairement : un système qui fait s’accorder les pays membres sur des règles communes de gouvernement, quel que soit le nom que l’on donne à cette nouvelle organisation.

Le raccourci « paix en Europe signifie fédération » n’est pas si simplificateur qu’il en a l’air. Il décrit non le hasard mais une sorte de nécessité[1].

Les esprits calculateurs se demanderont si le prix payé en termes d’indépendance n’est pas trop élevé. C’est une question sensée.

Les plus anciens d’entre nous peuvent apporter leur réponse.

D’une part, nous n’avons pas perdu notre indépendance. Nous ne la possédions pas. Nous vivions dans l’interdépendance, qui nous faisait entrer en guerre pour Sarajevo ou pour Danzig. Nous importions. Nous exportions. Nous étions contraints de nous gérer correctement. Les nations commerçantes ne sont pas plus libres à l’égard de la communauté internationale que les citoyens dans leur propre pays. Il y a des lois ou des contrats. La France endettée d’aujourd’hui serait mal venue de se croire autonome…

D’autre part, et c’est évidemment le fait décisif, combien de dizaines de millions de vies ont-elles été sauvées depuis soixante-dix ans, la plus longue période de paix que l’Europe ait connue ? Par une sorte de miracle, la question n’a pas à être posée et, il faut l’espérer, ne le sera jamais plus.

Cette improbable paix entre les États européens, dont quelques-uns dotés de la bombe atomique, exige que nous pensions l’idée de nation avec d’autres réflexes que ceux des générations passées. J’ai vécu cette période particulière de remise en cause de notre héritage culturel. Il n’est jamais aisé de changer de certitudes.

*

L’homme vit aux frontières floues de la réalité et de l’utopie. Il ne sait jamais de quel côté il va verser (Immortel Cervantès… !).

La seconde moitié du XXe siècle a, en Europe, racheté les crimes de la première. La transition a été bénéfique.

Il reste à la mener jusqu’à son terme : ce sera, je le pense et je l’espère, l’Europe solidaire.

Il se trouve – ce que les pères de l’Europe n’avaient pas prévu – que cette nouvelle Europe peut aider notre pays à sortir d’un mauvais pas et à franchir, une fois pour toutes, ces espaces dont je disais qu’ils séparent l’utopie de la réalité.

*

Il faut se faire à cette idée : la France ne sera plus jamais la même :

–  soit qu’elle soit contrainte de quitter l’euro. Elle passera par une période chaotique pour se retrouver isolée aux frontières d’une Europe allemande ;

–  soit qu’elle demeure en zone euro, bénéficiant, comme les autres États membres, de ses avantages et acceptant ses contraintes.

La nouvelle Europe a introduit une discontinuité dans l’Histoire dont nous ne sommes pas tout à fait conscients. Rien ne sera plus comme avant.

*

J’éprouve un vrai bonheur à voir prospérer ma famille et grandir mes cinq arrière-petits-fils.

Leur vie sera différente de la mienne.

Ils ne sauraient la concevoir sans tablettes ni smartphones. Ils prennent l’avion comme nous prenions l’omnibus.

Les soirées de mes premières années furent éclairées à la bougie puis à la lampe à pétrole. Plus tard, car on n’arrête pas le progrès, au gaz de ville. Le moyen de locomotion le plus utilisé par les citadins était la marche à pied et, pour les plus aisés, la voiture à cheval. Ce qui donnait à nos rues pavées une autre sonorité.

Ma génération a connu une vie étrange et contrastée. Vingt premières années à attendre la guerre sans la préparer. La déroute de 1940 qui, en six semaines, faisait de l’Empire français de ma jeunesse une communauté hexagonale sans avenir et sans espérance.

Personne ne peut imaginer ce que nous avons ressenti.

Et puis, presque sans transition, quarante ans de vie active marquées par le renouveau. Par la multiplication par cinq de notre niveau de vie – beaucoup plus pour moi qui revenais de plus loin.

Que la France des années 2010 lèguera-t-elle à ses enfants et petits-enfants ? Beaucoup de dettes, peu de croissance et d’emplois. En quelques années, ce pays vivace et innovant est retourné à ses démons.

Pourquoi la France joue-t-elle depuis si longtemps au yo-yo ? Pourquoi met-elle autant de persévérance à vivre dans l’inconstance ? Pourquoi éprouve-t-elle tant d’attirance pour l’utopie et de distance à l’égard de la réalité ? Parce qu’elle se croit encore seule au monde.

Viendront nécessairement ceux qui lui redonneront ce dont elle a absolument besoin : dix ans (ou davantage) de sérieux et de raison.



[1]    L’autre raccourci : paix dans le monde = fédération mondiale, sera celui des prochaines générations.

"La France n'est pas seule au monde - ou L'apprentissage de la réalité", de Jean Sérisé, publié chez les Editions de Fallois, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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