Pourquoi l’islam est beaucoup plus en guerre (de religion) contre lui-même qu’avec l’Occident (et pourquoi nous en payons le prix)<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Plusieurs branches de l'islam s'opposent de façon radicale.
Plusieurs branches de l'islam s'opposent de façon radicale.
©Reuters

Inception

A la guerre entre chiites et sunnites, régulièrement illustrée par les tensions entre Iraniens et Saoudiens, s'ajoute la confrontation aux Etats arabes en place menée par les salafistes-djihadistes. Une double guerre de religion qui nuance l'idée que l'islam serait avant tout en guerre contre l'Occident.

Pierre-Jean Luizard

Pierre-Jean Luizard

Pierre-Jean Luizard, historien, est chercheur au CNRS et membre du Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (GSRL) à Paris. Spécialiste du Moyen-Orient, il a séjourné en Irak, au Liban, en Syrie, dans le Golfe et en Egypte. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont La Formation de l’Irak contemporain (CNRS Éditions, 2002) ; La Question irakienne (Fayard, 2002 ; nouvelle édition augmentée 2004) ; La Vie de l’ayatollah Mahdî al-Khâlisî par son fils (La Martinière, 2005) ; Le piège Daech (Ed. La découverte, 2015).

Voir la bio »

Atlantico :  Quelles sont les principales oppositions religieuses entre chiites et sunnites, les deux grandes orientations de l’islam ?

Pierre-Jean Luizard : La séparation entre sunnites et chiites n’est pas un schisme. Elle date de la naissance même de l’islam et tourne autour de la question de savoir à qui doit revenir le pouvoir après la mort du Prophète Muhammad. Les sunnites ont soutenu les quatre premiers califes "bien dirigés" (Abou Bakr, Umar, Uthman, Ali) avant d’apporter leurs suffrages à des dynasties (Omeyyades, Abbasides, etc) dont la filiation avec le Prophète semblait mensongère aux partisans d’Ali et de ses descendants (les chiites).

Les chiites ont soutenu Ali, face aux Omeyyades, puis une lignée de douze Imams infaillibles, descendant directs du Prophète. Le douzième Imam a été occulté en 874 et, depuis, les chiites attendent son retour, celui-ci étant le seul détenteur légitime des pouvoirs spirituels et temporels. En conséquence, les pouvoirs sunnites successifs n'ont pas été reconnus comme légitimes par les chiites. Cependant, l’opposition actuelle entre les deux communautés ressort de causes apparues à l’époque moderne. Le chiisme a connu un processus accéléré de cléricalisation qui a abouti au triomphe, à la fin du 18ème siècle, de la tendance rationaliste. L’usage de la raison est devenu un pilier de l’islam chiite et cet ijtihâd a été une distinction reconnue aux seuls mujtahid (celui habilité par sa science religieuse à pratiquer l’ijtihad), qui sont les ayatollahs d’aujourd’hui. Au même moment, l’autorité religieuse sunnite continuait à être liée aux Etats en place, notamment à l’Etat ottoman qui avait récupéré à son profit la fonction califale.

>> Lire également : Irak, une guerre de religions ? Non, pardon… La guerre d’une religion

Au lieu de les rapprocher, l’émergence des islamismes chez les sunnites et les  chiites, au cours du 20ème siècle, a eu pour effet de les opposer de façon encore plus radicale. L’islamisme n’est pas, comme on le croit souvent, l’expression politique de l’islam, qui a toujours existée, mais un processus d’idéologisation qui a fait de l’islam une idéologie de combat, notamment contre le despotisme des souverains musulmans et contre la colonisation du monde musulman par les puissances européennes. L’islamisme chiite a consacré le triomphe de la cléricalisation et a abouti au système politique de la république islamique d’Iran où le pouvoir est directement revendiqué par le mujtahid reconnu le plus savant. En contexte sunnite, l’islamisme a eu pour effet de dissocier l’autorité religieuse de l’Etat de façon croissante, alors que l’ijtihad était de plus en plus limité à une interprétation littéraliste des textes sacrés. Les wahhabites et les salafistes représentent l’extrême de cette tendance. Mais il faut dire que les conceptions du réformisme musulman sunnite à l’origine de l’islamisme (retour à l’islam des origines, condamnation du culte des saints et des pratiques soufies autour des tombeaux, etc) sont devenues la doxa pour l’ensemble des sunnites.

Avant le réformisme, jusqu’au 19ème siècle, l’islam sunnite faisait coexister l’islam des théologiens avec le soufisme. Dorénavant, la nouvelle idéologie dominante impose une stricte observance de conceptions issues d’un littéralisme réel ou fantasmé.

Les chiites (présents à majorité en Iran et en Irak) et sunnites (présents en majorité en Arabie Saoudite, Afghanistan, Syrie) sont présents dans tout le Moyen-Orient. A titre d’exemple, Le Yemen sert désormais de base d’entrainement pour l’Arabie Saoudite et les autorités sur place se plaignent d’un groupe insurrectionnel qui serait envoyé par l’Iran. Quelles formes cette confrontation chiites-sunnites prend-elle actuellement ?

Les chiites duodécimains (qui reconnaissent les douze Imams) sont majoritaires en Irak, à Bahreïn, dans la province pétrolière saoudienne du Hasa et ils sont la majorité relative au Liban. Un dénominateur commun de ces communautés était d’être dominées politiquement par des régimes sunnites autoritaires (ottoman, puis dans chaque pays arabe) et socialement (les chiites étaient massivement représentés au bas de l’échelle sociale). Au Liban, bien que majorité relative, les chiites avaient été largement tenus à l’écart des accords entre maronites, druzes et sunnites. Cela explique l’adhésion massive des chiites à des partis de la gauche laïque dans les années 1930-1960. Le processus d’émancipation des chiites du monde arabe sous la direction du clergé a débuté à partir des années 1950, notamment au Liban (avec l’action de Moussa al-Sadr) et en Irak (grâce à la renaissance intellectuelle menée par l’ayatollah Muahmmad Baqer al-Sadr, exécuté par le régime de Saddam Hussein en 1980). On aurait pu croire que les islamismes chiite et sunnite allaient se rejoindre au moment de la révolution islamique en Iran. Il y eut bien une courte période, en 1978-1980, durant laquelle les Frères musulmans se félicitaient de la victoire de la révolution en Iran. Mais, très vite, les réflexes confessionnels prirent le dessus. Le soutien de Téhéran au régime de Hafez al-Assad au moment où celui-ci réprimait dans le sang les Frères musulmans en 1982 acheva de mettre les protagonistes en positions d’ennemis. Aujourd’hui, le Hezbollah libanais combat Jabhat al-Nosra directement sur le territoire syrien. Le mouvement d’émancipation des communautés chiites a été perçu comme une menace par les sunnites, tous acteurs confondus. Ce qui était normal pour des régimes autoritaires effectivement menacés par des mouvements citoyens est plus difficile à comprendre en ce qui concerne les autres acteurs sunnites, religieux ou non. Les Etats en place n’ont pas été capables d’accueillir ce mouvement d’émancipation chiite sur une base citoyenne. Ces Etats, héritiers des institutions fondées à la période mandataire, portent une responsabilité majeure dans la confessionnalisation actuelle. Livrés aux stratégies des ‘asabiyya (les solidarités familiales, tribales et de clan), ils ont emprisonné les différents acteurs dans des processus communautaires mortifères. 

La confessionnalisation a abouti à un face à face régional où les chiites non duodécimains ont été entraînés à leur tour dans une confrontation inexpiable : alaouites de Syrie et zaydites du Yémen se retrouvent aujourd’hui dans la même tranchée que leurs frères duodécimains face à Al-Qaïda et à l’Etat islamique.

Comment l'Occident s'est-il trouvé embarqué dans cette rivalité ?

Les pays occidentaux ont d’abord massivement soutenu les régimes sunnites contre la révolution islamique en Iran, considérée comme une menace majeure, notamment pour les pétromonarchies du Golfe. Ces pays, Etats-Unis en tête, ont utilisé l’armée irakienne de Saddam Hussein comme leur bras armé contre la jeune république islamique d’Iran. Ils ont fermé les yeux sur l’utilisation massive de gaz par Bagdad contre les soldats iraniens dès 1980 et transféré à l’armée irakienne la technologie la plus sophistiquée pour lui permettre d’envahir l’Iran. En Afghanistan, les Américains ont soutenu Ben Laden contre l’occupation soviétique. Mais, dès les années 1980, les Frères musulmans et la mouvance salafiste commençaient à se dissocier clairement du régime saoudien. Le soutien réaffirmé des pays occidentaux aux régimes autoritaires en place a conduit à une situation de confrontation où l’Occident apparaissait comme le nouvel ennemi. L’occupation américaine de l’Irak a conduit, pour la première fois, des partis religieux chiites au pouvoir à Bagdad. Les Arabes sunnites d’Irak, qui monopolisaient le pouvoir depuis toujours, s’en sont trouvés exclus pour la première fois également. Ce qui explique que les pays occidentaux soient aujourd’hui pris entre deux feux en Syrie, au Liban et en Irak : d’un côté le régime de Bachar al-Assad, le Hezbollah et le gouvernement à majorité chiite de Bagdad, de l’autre Jabhat al-Nosra et l’Etat islamique.

>> Et pour aller plus loin Islam radical : qui a financé quoi depuis 40 ans

S'inscrivant tous deux dans le courant sunnite, en quoi l’Etat islamique (composés de salafistes) et Al-Qaïda sont-ils rivaux ? Que cherche chacune des deux organisations ?

Ce qui différencie l’Etat islamique d’Al-Qaïda aujourd’hui est la prétention étatique de l’Etat islamique qui a conduit à la proclamation du califat le 29 juin 2014 par Abou Bakr al-Baghdadi à Mossoul.  L’Etat islamique revendique un territoire (mais pas de frontières…) et un Etat de droit, certes aberrant du point de vue du droit international et des valeurs démocratiques, mais un Etat de droit out de même. Là où Al-Qaîda n’a pas de projet autre que l’établissement lointain d’un califat, l’Etat islamique traduit concrètement cet idéal sur le terrain, ce qui lui donne un pouvoir d’attraction bien supérieur. L’Etat islamique a des racines irakiennes (et bédouines) plus affirmées que pour Jabhat al-Nosra dont les terres de prédilection sont plutôt les zones urbanisées et agricoles de l’ouest de la Syrie.

Hormis la guerre de territoire, qu’est ce qui peut expliquer les divergences religieuses entre ceux deux mouvances interne au sunnisme ? 

L’Etat islamique, comme Al-Qaïda, puisent aux mêmes sources d’inspiration, le salafisme-djihadiste. C’est surtout une guerre entre émirs dont il s’agit.

Quel rôle fait-on jouer à l'Occident dans cette confrontation interne au sunnisme ? Faut-il craindre une surenchère ?

A la guerre entre sunnites et chiites s’ajoute celle entre sunnites. L’irruption des printemps arabes a fragilisé les Etats qui patronnaient chacun leur propre islam sunnite. D’une façon qui peut sembler paradoxale, on peut dire que l’Etat islamique et Jabhat al-Nosra sont chacun à leur manière les héritiers des printemps arabes dans la mesure où ils expriment la dégénérescence confessionnelle des sociétés civiles face aux Etats, sièges de régime autoritaires et répressifs.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !